Calfater / manuscrit

J’habite le même appartement parisien depuis seize ans, une location trouvée par mon premier mari en plein cœur des Batignolles, une aubaine — un quatre pièces en mauvais état, mais bon marché. Ma fille Anna y a grandi, ses deux frères Lazar et Emilio aussi. J’ai vécu là avec, successivement, chacun des pères de mes enfants : le Russe, le Bosniaque et le Sicilien.
Au fil du temps, quelques travaux ont amélioré l’ensemble. La propriétaire a fini par mettre l’électricité aux normes, des volets aux fenêtres et, en remplacement du plastique jaunâtre gondolé de la salle de bain, un carrelage gris souris. Dans la cuisine, j’ai moi-même rénové les tomettes d’origine, retirant les deux couches de linoléum usagé posées l’une sur l’autre — la première, orange à motifs puis la seconde, d’un noir moucheté — avant d’attaquer à la spatule et au marteau le ciment qui les recouvrait. Il doit exister une façon de faire plus efficace mais, à l’époque, peu après le départ du père de mon deuxième enfant, j’avais besoin de taper sur quelque chose. Le ciment était parfait. Il ne s’agissait pas d’un départ d’ailleurs, ni même d’une rupture. Encore maintenant je ne trouve pas le mot. Un arrachement peut-être ? Oui. La police avait littéralement arraché cet homme des lieux dont il venait de forcer l’accès, l’embarquant mains menottées derrière le dos, avec ordre de se taire. Les coups devaient cesser.
Les mois suivants, à genoux sur le sol, j’avais donc cogné le sol de la cuisine, pleine de colère, de rage même, jusqu’à ce que la pitié que m’inspirait cet homme se transforme en pitié pour mes deux enfants et moi-même qui avions subi sa violence. Je ne voulais plus comprendre. Ni son drame. Ni le nôtre. Juste taper moi aussi.
Si j’avais pressenti la difficulté et la durée du chantier, je n’aurais jamais cherché à savoir ce que cachaient les épaisseurs de linoléum, par avance découragée. Là, je n’avais eu d’autre choix que d’aller jusqu’au bout, d’éprouver mon obstination. En enlevant le ciment centimètre par centimètre jusqu’à révéler la surface entière de terre cuite, j’avais eu l’impression de reconstruire ce que la violence avait démoli. À la fin, j’avais ravivé au chiffon imprégné de teinte rouge l’argile poreuse des tomettes. De ma colère était né quelque chose que je pouvais regarder, un résultat dont j’étais fière.

Vivre seule avec des enfants procure une étrange sensation de puissance. Le navire doit être maintenu à flot, coûte que coûte. La maladie déserte le corps. On tient. Est-ce l’une des raisons pour lesquelles j’ai eu des enfants ? Je serais en peine de répondre, mais j’aime la force qu’ils donnent, c’est certain, faillir chaque fois en tant que conjointe ne m’a jamais dissuadée d’être mère. Depuis mon aménagement en 1998, l’appartement a gardé son parquet ancien en point de Hongrie. Aucune amélioration n’est possible, il penche et craque encore plus qu’avant. On m’a bien parlé d’une méthode de calfatage qui condense le bois et atténuerait les craquements, comme pour un bateau. Les trois pères de mes enfants partis, le navire a continué sa route. Bien sûr à chaque séparation, un sentiment d’échec filtrait, plus ou moins diffus, mais j’éprouvais aussi du soulagement. J’allais avoir le temps de lire et d’écrire davantage. Tout seul peut-être mais peinard, dit bien la chanson. C’en serait fini de la négociation en vue des projets communs, du bonheur érigé en diktat, cet impossible bonheur à deux, celui que, sur la durée, je me sens incapable de pourvoir. J’allais pouvoir ralentir, freiner la course, rectifier le cap. Au regard de mes expériences, la vie en couple n’autorise pas ce genre d’ajustement, par ma faute sans doute puisque je ne sais pas, face à un homme, affirmer mon propre rythme, exiger des pauses, prendre un temps qui serait, comme une lenteur que j’introduirais, le mien. Celui d’énoncer mes désirs, par exemple. Qu’il faudrait d’abord avoir définis. À deux, ce courage-là me manque et mes désirs continuent de flotter, immatériels, imprécis. J’en perçois la persistance sans les identifier. À peine ont-ils émergé plus nettement qu’ils se muent en leur contraire. Changeants. Les priorités de l’autre effacent les miennes aussitôt, trop légères ou trop lourdes.
J’en ai longtemps éprouvé de l’amertume, percevant une mécanique dans cette abnégation contrariée. N’était-ce pas une soumission héritée des femmes de ma famille chez qui l’assouvissement des désirs, quand il advient, passe en second lieu ? Un état de faits comme établi par le poids de la transmission. Un Je si difficile à dire.