Claude Simon / manuscrit de L’Herbe

le propre de la réalité est de nous paraître irréelle, incohérente, déroutante, du fait qu’elle se présente comme un perpétuel défi à la logique, au bon sens, du moins tels que nous avons pris l’habitude de les voir triompher dans les livres, non pas tant par leur contenu que par la façon dont leurs auteurs ordonnent les mots (c’est-à-dire les symboles, c’est-à-dire les équivalents sonores ou graphiques des choses, des sentiments, des passions désordonnées) en une suite claire, élégante et creuse de jolis sons morts, ceci tout au moins pour les livres écrits en français, à l’opposé d’une langue comme par exemple le latin dans les phrases duquel l’éternel cancre de la classe ne voit jamais que désordre jusqu’à ce que péniblement, tirant la langue, et les doigts tachés d’encre, il ait, mot pour mot, symbole après symbole, laborieusement enlevé chacun d’eux de la place où les Romains bâtisseurs l’avaient cimenté pour, à coups de virgules, de conjonctions, d’articles et de propositions, les remplacer dans cet ordre décoratif, artificiel et vide à l’usage des diplomates et des militaires.

Claude Simon, manuscrit de L’Herbe
Cité par Mireille Calle-Gruber in Claude Simon une vie à écrire (Seuil, 2011, pp.62-63)