D’une révolution conservatrice et de ses effets sur la gauche française de Didier Éribon (2007) / lecture

Dès lors, le discours de la révolution conservatrice se réduisit au ressassement infini d’une même et unique déploration. Il voulut se présenter au début des années 1980 comme un renouveau de la pensée française qui allait être triomphalement reçu. Il devint presque aussitôt une péroraison rancie, hantée par la décadence et le désordre qui menacent la Société et la Nation. Une vision du monde qui se résume au constat affligé d’une situation de "crise" dont ses locuteurs nous peignent le tableau en couleurs sombres et inquiétantes. Il n’est question que de "dépression", "dilution", "déperdition", "désaffiliation", "déliaison", "dissociation"", sécession", désaffection", "désagrégation", "démobilisation", "déconstruction", "désorientation", "autodestruction", "érosion", "désengagement", "collapsus", "paralysie", "brouillage", "recul"... sans oublier "abaissement" et aussi "affaissement", etc. (on me pardonnera de ne donner qu’une liste fort incomplète). (lire note) p.116-117

Bourdieu fit de belles remarques à propos du mouvement des chômeurs en 1998. Il le qualifiait de "miracle social" en ce sens qu’il permettait à des individus particulièrement atomisés de s’engager ensemble alors que, par définition, ils n’ont pas, comme c’est le cas pour les travailleurs en activité, de lieu naturel où la révolte peut s’organiser (les associations remplirent ce rôle). Il ajoutait - et comment ne pas être frappé par tout l’horizon de questionnements que dessine une phrase aussi simple et aussi bouleversante - qu’un chômeur rallié à la mobilisation, c’était une voix arrachée au Front national. Mais une fois un tel mouvement terminé (en l’occurence après la répression que le gouvernement socialiste de l’époque lui fit subir), il est fort probable que nombre de ceux qui y participent reviennent au choix électoraux qui étaient les leurs (ou qui le deviennent alors), ou plutôt à l’abstention, tant il est vrai que, comme le rappelle encore Bourdieu, la probabilité que les chômeurs participent aux consultations électorales est, de manière constante, assez faible.
Je me souviens aussi d’un assez beau texte de Sartre, dans lequel il soulignait à quel point les individus perçoivent différemment leurs intérêts politiques selon qu’ils appartiennent à un groupe mobilisé ou que, après ce moment de "fusion" dans l’action, ils se retrouvent reconduits à une situation de "sérialité". Il évoque, par exemple, les ouvriers qui participèrent aux longues grèves de mai 68 et qui, quand le mouvement fut retombé, votèrent pour le pouvoir gaulliste lors des élections législatives qui se déroulèrent un mois plus tard, donnant ainsi au régime qu’ils avaient contesté et déstabilisé la possibilité de se rétablir.
Ce dont rêvèrent les promoteurs de la révolution conservatrice (et l’on conçoit qu’ils aient choisi Aron comme "maître à penser", car son nom symbolise l’ordre contre la révolte, le retour à l’ordre après la mobilisation), ce fut de pouvoir faire triompher toujours la "sérialité" (qui dépolitise en individualisant) contre les mouvement sociaux (qui politisent en mobilisant). Et c’est ce dont rêvèrent avec eux, hélas, les hiérarques du Parti socialiste lorsqu’ils suivirent sur ces chemins qui s’avérèrent ruineux pour eux et pour tous - mais quand le comprendront-ils ?
Au fond, il s’est agi pour les socialistes d’organiser l’équivalent d’un 30 juin 68 permanent, mais dont ils auraient recueilli les bénéfices électoraux. Malheureusement, imaginer que les votes façonnés par la démobilisation, la désaffiliation et le désespoir (engendrés non pas par "l’individualisme hypercontemporain" mais par les effets de leurs décisions économiques et politiques) allaient se porter sur eux, c’était faire preuve d’un terrible manque de lucidité. Et persister, comme ils le font, à en appeler, pour déchiffrer la situation actuelle et essayer d’échapper à ses conséquences, à ceux-là mêmes qui les ont menés là où ils sont relève non plus de l’absence de clairvoyance mais de l’imbécilité suicidaire. pp.130-131

Extraits de "D’une révolution conservatrice et de ses effets sur la gauche française" de Didier Éribon (Paris, Léo Scherr, 2007)