Des Inuits aux Batignolles / récit (2015)

Texte : Sarah Cillaire / Photographie : Anne Collongues
En 2015, à l’invitation d’Hélène Gaudy de la revue La Moitié du Fourbi, Anne et moi commençons un projet autour du quartier parisien des Batignolles où je vis depuis 1998. Anne, quant à elle, a vécu à sa périphérie, avenue de Clichy, de 2005 à 2009.
Ce lieu, j’avais envie de le questionner justement parce que je ne le questionne pas alors qu’il constitue, pour mes enfants qui y sont nés et moi-même, un paysage quotidien. J’ai pourtant du mal à voir les Batignolles comme « mon territoire », sans doute parce que je ne les ai pas choisies. Ce n’est pas un lieu électif. J’y suis arrivée par hasard.
Pour pouvoir commencer à photographier, Anne m’a posé des questions : quel est exactement le périmètre que j’arpente ? Quels lieux publics je fréquente ? Quelles sensations me dominent alors ? À partir d’où est-ce que je me considère comme « en dehors » ?
En dehors, c’est où ?
J’ai moi-même tracé des lignes imaginaires, sans le réaliser, au-delà desquelles je ne suis plus dans les Batignolles mais à Paris. J’ai rétréci l’espace. Mes Batignolles sont plus petites que Les Batignolles, quartier administratif parisien défini comme étant le 67ème de la capitale et faisant partie du 17ème arrondissement, dit « des Batignolles-Monceaux ». J’en ai réduit les contours et quelques rues seulement les quadrillent : rue Cardinet, rue des Batignolles, rue des dames et avenue de Clichy. La sensation d’enfermement que j’associe souvent à mon quartier, c’est moi qui l’ai créée. Certaines circonstances l’expliquent en partie — la routine avec les enfants où le moindre trajet en métro ou bus s’apparentait à une expédition, le manque d’argent, le Paris d’au-delà ces frontières avec sa beauté froide, trop impressionnante, comme si nous devions nous replier quelque part. Longtemps, je n’ai pas aimé Paris. Je ne l’avais jamais rêvé et m’attachais obstinément à une autre appartenance, un autre territoire (les régions françaises habitées durant l’enfance et l’adolescence) pour me défendre de quelque chose que je ne savais pas définir. Le ressentiment empêche de regarder.
Quand Anne m’a montré sa première série, j’ai ressenti un trouble. Ses photographies m’apparaissaient comme des miroirs anticipateurs, elles se situaient en amont de mon expérience, il fallait que j’arrive jusqu’à elles, que je comprenne ce qu’elles disent que je ne dis pas encore, exactement comme le fait l’écriture, pareille au lapin blanc d’Alice, qui nous précède.

Je suis venue vivre aux Batignolles à vingt-et-un ans. Paris devait être une simple étape vers la Russie où mon mariage contracté avec un Russe prénommé Andreï aurait dû me mener. Autant la capitale ne me faisait pas rêver, autant la Russie était un lieu électif. Ce nom m’évoquait la possibilité d’un bonheur composé de vodka, cabane dans les bois, paix domestique et enfants, où la vie s’exercerait avec plus de ferveur — Lioubov moja, irons-nous à Moscou ou à Saint-Pétersbourg ? Mon mari penchait pour Iaroslavl, ville située au bord de la Volga, desservie par le Transsibérien. Il décrivait son charme ancien et les coupoles d’or de la Cathédrale de la Dormition. Tout à mon tropisme russe, j’apprenais le cyrillique avec une détermination, aimais-je dire, « quasi-stakhanoviste ». J’apprenais aussi la confection des pelmeni, ces gros raviolis farcis moitié viande de porc moitié viande de veau. Nous allions être heureux.
En attendant les conditions favorables au départ (régularisation pour lui, visa long pour moi, économies en vue des premiers mois), je réfrénais mon impatience. Nous vivions aux Batignolles où Andreï avait déniché une aubaine, un quatre-pièces délabré à moins de cinq mille francs mensuels. Il avait commencé par casser deux embrasures de porte pour « refaire ça droit » et par poser de la moquette murale bleu layette dans la chambre du bébé. Un soir paisible de cet été-là, tandis que nous peignions en écru des lais de toile de verre, trois salves de hurlements joyeux avaient retenti dans Paris : la France venait de remporter la coupe du monde de football, nous sacrant tous champions du monde.
Cette même année, je me suis rendue au commissariat du 17ème arrondissement, ma fille dans les bras, pour déclarer un abandon de domicile conjugal : Andreï avait déserté notre mariage en même temps que le chantier de l’appartement. Le quatre-pièces resterait longtemps en l’état avec ses murs nus, son lino arraché et ses câbles électriques apparents. Quelques années et échecs sentimentaux plus tard, ma tribu compterait désormais trois enfants et je pratiquerais toujours l’exercice quotidien de la monoparentalité. Ma vie avait pris racine dans les Batignolles.

Ici, deux mondes ne se rencontrent jamais. Le premier, celui des enfants, est délimité par des établissements — crèche, école, collège, lycée — mais aussi stade, conservatoire, centre culturel — ou encore bibliothèques, piscines, cinémas où se réfugier en cas de chaleur, ennui, solitude, découragement — le plus simple et le moins cher restant d’aller au square. Aux actions pratiquées en extérieur s’ajoutent celles d’intérieur qui concernent les repas, l’hygiène, la scolarité et le couchage. Précises et répétitives, elles rythment l’emploi de l’espace et du temps.
Dans l’escargot des Batignolles — cette zone où je tourne avec poussettes et sacs plastique — s’ouvre cependant un second monde, formé non plus de cercles concentriques mais de lignes droites, nettes, traçant un horizon tant spatial que projectif qui s’étend au-delà, des voies ferrées de Cardinet à l’infini — ce lieu invisible procède à la fois du fantasme et de l’espérance, telles ces choses dont on sait qu’elles ne sont pas réelles mais dont on ne renonce pas à désirer qu’elles existent. Y accéder me semble plus difficile encore qu’autrefois la Russie ; d’une part, cette destination qui ferait des Batignolles une escale ne possède pas de nom ; d’autre part, je sais encore moins ce que j’espère y trouver.
En attendant, les Batignolles constituent le terrain de jeux des enfants, leur point d’ancrage et leur demeure, notre histoire commune a fait naître une fidélité inconditionnelle à ces lieux — les couples se défont mais les canards et les toboggans du square seront toujours là, comme si la pérennité du paysage était à même de compenser, fût-ce partiellement, la fragilité des sentiments. J’aurais pu quitter ce quartier auquel nulle attache professionnelle ou familiale ne me lie ; j’ai plutôt été soulagée à chaque reconduction de mon bail locatif triennal. Les enfants auraient-ils supporté l’arrachement que constitue tout déménagement ? Leur confiance dans le monde n’en aurait-elle pas été altérée ? Dans les limbes des Batignolles, la douceur de vivre semble absorber parfois l’absence de leurs pères — suspendue aux obligations matérielles, je me sens le mérite autant que le devoir d’y expier mes erreurs de discernement. Je dois à mes enfants cette forme-là de permanence.

L’un des livres qui m’a marqué, enfant, se passe en Alaska . Miyax, une jeune Inuit orpheline de mère, doit quitter le camp de chasse au phoque où elle a grandi près de son père, pour suivre sa scolarité à Mekoryuk. Son père lui fait cependant une promesse : si la vie moderne la rend malheureuse, elle pourra plus tard se rendre à Barrow, au nord du cercle arctique, et épouser Daniel, le fils de son ami Naka ; elle renouera ainsi avec les traditions esquimaudes. Parti sur l’océan, le père disparaît à son tour.
À Mekoryuk où Miyax est rebaptisée Julie, les années s’écoulent sans heurt, monotones. Le rêve arrive par la poste à travers les lettres d’Amy, la correspondante américaine, qui décrit sa vie amusante à San Francisco et les parangons de la modernité : télévision, voitures de sport, blue-jeans et bikinis. Un matin, le chef des Affaires indiennes se présente : « Julie, vous avez treize ans, l’âge de vous marier. Un certain Naka nous a envoyé une lettre d’accord signée autrefois par votre père. Votre époux vous attend à Barrow. » À peine arrivée, elle comprend au sourire niais, aux yeux mornes de Daniel que son « époux » est attardé. Ses futurs beaux-parents la rassurent : elle n’aura avec lui qu’une relation fraternelle. Miyax s’accommode de la vie à Barrow jusqu’au soir où Daniel essaie d’abuser d’elle — elle s’enfuit alors dans la toundra, partie la plus septentrionale de l’Alaska. Elle espère ainsi rejoindre Point Hope d’où part L’Étoile du Nord, bateau qui ravitaille les villes de l’Arctique pour gagner San Francisco et la maison d’Amy. Miyax s’enfonce puis se perd parmi les monticules gelés. Elle s’était avisée que la toundra était un océan d’herbes sur lequel elle ne faisait que tourner sans cesse en rond. Son salut provient de sa rencontre avec une meute de loups. Retrouvant les conseils de son père chasseur, elle étudie leurs codes et devient l’une des leurs. Son expédition se transforme en récit initiatique, Miyax comprenant la portée de certains rituels esquimaux : les danses de désenvoûtement réchauffent, les dialogues avec les animaux et les morts protègent de la folie. L’observation du milieu (pousse de lichen, souffle de vent, traces sur le sol), aussi hostile soit-il, permet de s’adapter à lui. Elle éprouve dans sa chair que ce qui la constitue, cette intégrité inuit transmise par ses ancêtres, est dans l’expérience limite de la toundra glacée son unique moyen de survie. Sa fuite l’amène à se trouver.

Durant toutes ces années aux Batignolles, mon propre Point Hope a pris des aspects différents, quittant sa forme d’homme, de steppe ou de taureau ailé pour devenir un but immatériel, celui de temps à soi. Ce sont les jours consacrés aux enfants qui ont dégagé en creux la nécessité de vivre autre chose que le quotidien, de mettre en place des structures mentales pour lutter contre le sentiment de perte que le départ de ma communauté d’origine et les échecs conjugaux successifs avait allumé.
Suivant Andreï, j’avais abandonné mon Sud-Ouest natal et le modèle de mes parents — tous deux professeurs de l’Education nationale, fantasmant une appartenance et des liens
inexistants (ma russitude était aussi réelle que les coupoles d’or de Iaroslavl dynamitées en 1937 durant l’époque stalinienne). Les Batignolles étaient les lieux de la trahison initiale, celle de mon mari, dont les cellules en se divisant semblaient avoir proliféré : j’avais trahi non seulement mes espoirs d’aventure (vodka, steppe et cabane) mais aussi ceux placés en moi (classes préparatoires, concours et CDI). J’avais rejoint une communauté silencieuse et exposée, celle des femmes seules à enfants. Dans ce quartier où les devantures bourgeoises changent plus vite que les coeurs des mortelles, je cultivais une curieuse sensation d’incongruité : le manque d’argent et la fierté de néanmoins « m’en sortir » se mêlaient à un sentiment d’impuissance. Arpenter au quotidien ce territoire n’en faisait pas pour autant une terre hospitalière. Devant les familles catholiques de la paroisse Sainte-Marie ou les têtes d’ingénieurs des files d’attente des caisses du Franprix, je me demandais avec régularité ce que je faisais là. Le loyer minime du quatre-pièces délabré, cette « aubaine », et la loyauté due aux enfants qui aimaient vivre ici avaient réduit mes marges de manoeuvre. J’étais piégée dans la toundra. Elle huma l’air dans l’espoir qu’il lui porterait le goût salé de l’Océan, mais elle ne respira que le froid.

Aussi ai-je repris le chemin des études, sans but autre que celui de défricher des terres inconnues : le russe aux Langues Orientales, la littérature comparée à la Sorbonne, la dramaturgie à Nanterre, privilégiant les disciplines minoritaires, « non-lucratives », auxquelles (sans doute) je m’identifiais, portée par une foi aveugle en l’École, publique et républicaine, qui avait mené avant moi mon père (fils de boucher) et ma mère (fille de réfugiés politiques catalans) hors de leur milieu d’origine, jusqu’au professorat. L’École, maison-mère qui ne trahit jamais celles et ceux restés en son flanc, me conduirait à bon port. Tandis que mes enfants apprenaient tour à tour à lire et à écrire, je quittais les Batignolles pour le vaste monde des salles de cours et des amphithéâtres, à quelques métros de la Place de Clichy. Je me souviens en particulier que le séminaire « Littérature, esthétique, politique », donné le mardi en Sorbonne par le professeur Jean-Pierre Morel, trouait dans ma semaine de jeune mère des appels d’air si puissants qu’inverser par les mots les postures d’autorité m’apparaissait une possible raison d’être : des livres analysés émanaient des voix d’ordinaire peu audibles, comme avait été autrefois celle, résistante, d’une jeune Inuit perdue dans l’Alaska — la littérature avait ce pouvoir-là. Ces voix n’interprétaient pas le monde, elles le modifiaient, l’agrandissaient, luttant contre l’uniformisation des pensées et des façons d’être humain. Ici elle savait comment s’intégrer au système de la lune et des étoiles, du flux et du reflux de la vie sur terre. Jusqu’à la neige qui faisait partie de son être, puisqu’elle la faisait fondre pour la boire.

Ce reportage personnel en dialogue avec les photos d’Anne me fait entrevoir la perméabilité des mondes réel et fictionnel : les images — comme le mécanisme de l’écriture — révèlent mes intentions passées, celles dont je n’ai pas toujours conscience. Certaines situations ou expériences que je croyais fortuites trouvent une signification — ma vie aux Batignolles s’inscrit alors dans un plus grand manège où d’autres, avant moi, ont cru à un « mirage russe ».
En 1980, mon père m’avait ramené d’un congrès du Parti Communiste un ours en peluche nommé Michka, la mascotte des Jeux olympiques de Moscou. Militant dans sa cellule, il s’absentait parfois — je le rêvais en Russie, mon père était en réalité à Toulouse, plus rarement à Paris. Cet été-là, la position de l’URSS face aux événements de Gdansk en Pologne amena de nombreux communistes, dont mes parents, à s’éloigner du Parti. L’idéal politique de mon père était trahi, ses yeux crevés — une période de dépression s’ensuivit durant laquelle plusieurs épisodes éprouvèrent l’existence familiale : achat d’un voilier pour un projet de tour du monde, infidélités réciproques et divorce. Mais cette désillusion n’était rien en regard de celle qui, après la victoire de Franco en 1939, avait conduit mes grands-parents maternels, nourris par la pensée libertaire de Bakounine, à s’exiler de Catalogne. Là encore, le rôle de l’URSS dans le démantèlement puis dans la destruction des forces révolutionnaires anarchistes durant la guerre d’Espagne resterait une trahison à vif. À l’époque de mon mariage franco-russe, j’avais dix-neuf ans et de la grande Histoire, tout était flou. Je croyais savoir — j’ai compris bien après. Mes grands-parents sont morts il y a longtemps, ma mère il y a peu. Mon père recouvre son passé de plusieurs strates de mauvaise foi où les diverses trahisons, conjugales, politiques, forment un écheveau indémêlable de souvenirs contradictoires dont sa propre mémoire, affaiblie, se désintéresse. J’ai pu retrouver dans les livres ce qui me constitue, de la Révolution assassinée à Barcelone, chez Georges Orwell et Claude Simon, au silence politique de Gdansk décrit par Marguerite Duras dans L’été 80. Je regarde maintenant ce que je fuyais. Je ne suis plus l’adolescente qui croyait qu’on s’échappe de soi dans des romans, que Dostoïevski enflammait à tel point qu’elle rêvait de Russie comme autrefois d’Alaska et qui brûlait de coudre ce tropisme russe à même la vie, au hasard du premier grand amour. On ne s’échappe jamais. J’ai grandi durant les Batignolles.

Cette photographie a été prise dans la rue que j’habite depuis 1998. Sur des façades calcinées par un incendie, quelqu’un a peint des scènes de pêche ordinaire : l’espoir du lointain pour les femmes, pour les hommes le retour sur la rive. Je longe chaque jour ces peintures et l’atelier de l’artisan qu’on devine ici pensif, cigarette à la main. Jusqu’à présent, le caractère hétéroclite des différents éléments qui se jouxtent ne m’avait pas frappée. Sur la photo, la présence bien réelle du tailleur fait vaciller l’ensemble, accentuant la dimension chimérique de la fresque en trompe-l’oeil. Cet homme interrompt ma rêverie : c’est lui que je vois, non plus ma géographie intérieure. Saisi par la subjectivité d’Anne, il m’oblige à un regard neuf, scrutateur. J’aperçois alors le cendrier surélevé posé sur le trottoir, détail à peine distinct que j’interprète comme une appropriation de la rue, un signe qu’il doit être possible de se sentir ici chez soi. Ce détail m’enchante, non seulement parce qu’il récompense l’effort fait de mieux voir mais aussi parce qu’il change ma perception du lieu : l’image se transforme en paysage, l’air y est différent, je crois presque humer le goût salé de l’océan.