Dix fois en moyenne (2008)

Extrait :

Ça a duré trois ans. Sans incidence ? On devient plutôt quelqu’un qu’on est longtemps : trois ans, c’est peu. On contourne le récit de bonne femme, loin s’en faut. De bonne femme également : recettes, remèdes, secrets. Celle qui aurait pu devenir quelqu’un qu’elle n’aurait pas souhaité être, appelons-la B. A = premier protagoniste B = deuxième protagoniste C = enfant du premier mariage D = bébé

Effets de mise en scène : il ferme la porte blanc mat de la salle à manger sur laquelle affleurent des traces de doigts, il s’abstrait des regards en tirant les rideaux, arrache la prise de téléphone à la couleur indéfinissable, entre beige velouté et chair de poisson pâle — côté des faits. D’ailleurs, c’est du théâtre, puisqu’il ne l’a jamais tuée — jamais donné des coups ayant entraîné la mort sans intention de la donner. Série policière, paysage urbain. La scène se passe sur la terrasse d’un toit : le criminel armé y a traîné l’otage, l’avant-bras passé sous le cou du type, il menace de tirer. Le flic a peu de temps pour trouver les mots. Musique additionnelle, champ contre-champ, tétanie de l’otage. Le flic parle, sans arrêt. Le coup, finalement, ne part pas.

D’un point de vue neurobiologique, la peur se situe dans les noyaux amygdaliens. Prendre des vessies pour des lanternes est parfois préférable : dès lors qu’il s’agit de saisir d’où provient la menace, la peur est une alliée. Durant cette phase, le silence se fait. Aux coups succède une phase de calme apparent. Un rien (une phrase, une parole, un geste, un regard, le silence) déclenche l’explosion, elle le sait. A n’a jamais été aussi calme, d’un calme glaçant, dit l’expression. A énonce les reproches susceptibles de lui être adressés. Si elle les prononçait, les reproches qu’elle ferait seraient l’expression d’une indignation formulée de façon schématique comme suit : on ne tape pas. L’indignation est un sentiment de colère soulevé par une action qui heurte la conscience morale. La conscience morale se laisse moins définir. Suite à la douleur physique causée par autrui, on est en droit d’exprimer de l’indignation, en mesure d’éprouver de la rage, en proie à des émotions auxquelles on céderait facilement le pas. La colère vous submerge : vous êtes hors de vous, hors de vos gonds, vous ne vous vous reconnaissez pas, vous n’êtes plus vous-même. Mais vous-même, justement, depuis peu, ce n’est rien. Dans le cas présent, l’indignation (la colère inhérente à la douleur des coups) revêt une forme immobile, tout intériorisée, étouffée sous un conditionnement qui détruit la colère, puisque la capacité de nous adapter à des milieux différents, nous l’avons.