Entretien avec Fredrik Brattberg / théâtre (2017)

— En 2004, tu crées un opéra avec un dramaturge canadien puis en 2008, paraît ta première pièce. Comment s’est fait le passage entre écriture musicale et écriture dramatique ?
Fredrik Brattberg : Il y a treize ans, après avoir écrit cet opéra, j’ai voulu en écrire un autre. Je souhaitais vérifier que j’étais capable d’écrire le texte moi-même. Finalement, celui auquel j’ai abouti n’était pas exactement un livret et fonctionnait davantage comme une pièce de théâtre. Mais j’ai découvert qu’il existait beaucoup de similarités entre l’écriture de la musique et l’écriture du théâtre, à commencer par la double interprétation. À la différence d’un roman, la musique comme le théâtre passent par l’interprétation des musiciens d’une part, des acteurs d’autre part. Celle du public vient en second lieu. C’était une grande découverte pour moi ! Par ailleurs, quand on compose de la musique contemporaine, ceux qui viennent vous voir sont généralement vos vieux amis, votre tante, bref, pas grand monde. Alors qu’en écrivant du théâtre, on accède à un public un peu plus vaste, même si le théâtre contemporain en Norvège reste assez confidentiel !

— Après l’écriture d’une dizaine de pièces, Retour remporte finalement le prix Ibsen en 2012. Suivra l’écriture de Winterreise [Voyage d’hiver] en 2013. Ces pièces mettent toutes deux en scène la question problématique de la parentalité au sein d’une cellule familiale qui, peu à peu, devient dysfonctionnelle.
Fredrik Brattberg : Pour ma part, je ne viens pas d’une famille dysfonctionnelle ! Cependant, comme dans Winterreise, il suffit parfois de « petits » problèmes, de légers glissements, pour qu’une situation se mette à dysfonctionner. Ces « petites choses » qui concernent beaucoup de monde méritent d’être racontées. Ce qui m’intéresse, c’est justement de montrer comment, chez des gens dits normaux, intelligents, des problèmes relativement ordinaires conservent une grande importance. Dans Winterreise, on peut avoir l’impression d’assister à une forme de folie alors qu’il s’agit finalement de sentiments ordinaires qui se révèlent au grand jour.

— Ces irruptions de folie, quand bien même celles-ci seraient contenues, et le recours à l’absurde sont en effet présents dans chacune de tes pièces…
Fredrik Brattberg : Je parlerais plutôt d’éléments surréalistes qui me permettent de traduire des émotions. Dans Winterreise par exemple, la scène du train établit un contraste : le train va extrêmement vite alors que la vie des protagonistes, depuis l’arrivée du bébé, s’est beaucoup ralentie. Pour ce qui est de Retour où le fils n’en finit pas de mourir, revenir, mourir, ce n’est pas uniquement symbolique, le recours à l’absurde me permet de mettre en scène des situations entre le fils et ses parents. Je repense à cette pièce d’Adamov [Le Ping-Pong] dans laquelle il y a une machine à sous. À l’époque, cette machine a été interprétée de façon symbolique alors qu’elle permet aussi, simplement, de faire arriver certaines situations.

— Et le minimalisme dont on parle toujours à propos des écritures scandinaves, théâtrales ou musicales, quelle en serait ta définition ?
Fredrik Brattberg : Le minimalisme fait partie intégrante de la musique et du théâtre puisque dans les deux cas, il y a un rapport au temps qui est extrêmement fort, les choses se passent en temps réel et on doit compter, vraiment, les minutes qui s’écoulent, d’où la nécessité du minimalisme. Quand on écrit un roman par exemple, si on a envie d’écrire 2000 pages, on peut, le lecteur en lira un bout, reposera le roman, etc. Dans une pièce de théâtre ou en musique, les choses arrivent là, vraiment, et il vaut mieux se montrer minimaliste ! Il faut réfléchir systématiquement à ce qu’on inclut, ou non, dans un temps limité. Il y a également quelque chose de minimaliste dans la culture norvégienne, on ne peut pas dire des Norvégiens qu’ils parlent beaucoup, la Norvège est un grand pays avec seulement 5 millions d’habitants, il y fait très froid, très sombre pendant une grande partie de l’année, c’est un pays montagneux, les gens ont l’habitude de rester à l’intérieur sans trop se parler les uns aux autres. On parle peu, on exprime peu ses sentiments. En norvégien, on a très vite le sentiment que c’est « trop » : trop cliché, trop émotif, trop expressif… En français ou en anglais, on exprime beaucoup plus facilement des émotions fortes. En Norvège, il y avait une publicité pour un yaourt français : on y voyait un extrait de film dans lequel un homme et une femme se disputaient puis l’homme disait quelque chose de gentil à la femme, laquelle lui sautait au cou en l’appelant « mon amour », à la suite de quoi ils recommençaient à se disputer, etc. Cet extrait était sous-titré de façon effroyable en norvégien et l’on voyait les spectateurs du film choqués par ce qu’ils lisaient. Le slogan de la pub était : « Il y a des choses qui sonnent tout simplement mieux en français ».

— Les variations constituent une autre caractéristique de ton écriture : les répliques sont non seulement minimalistes mais également redites ou reprises avec de légères variantes. À quels enjeux dramatiques répond cette utilisation ?
Fredrik Brattberg : Cela vient certainement de mon travail de compositeur. On ne peut concevoir un morceau de musique où il n’y aurait pas de répétition du tout. Il y a une première mélodie, puis une deuxième et quand on revient à la première, on introduit une petite variation car la mélodie a été modifiée par le processus du morceau. Dans Winterreise, il y a trois choses que les parents redisent souvent et la signification de ces répliques va évoluer tout au long de la pièce. À la fin, le sens est complètement différent. Cela fonctionne exactement comme ce qu’on appelle en musique des variations sur un thème.

Propos recueillis par Sarah Cillaire lors du festival ACTORAL (Marseille, octobre 2017)