Aux consuls de mon mémoire de maîtrise s’adjoint bientôt un autre, le protagoniste des Géorgiques, le chef d’œuvre de Claude Simon. L’étude de ce roman m’a fait replonger dans la Guerre d’Espagne à laquelle Simon consacre une partie du récit. C’est l’occasion d’en parler avec Olga. Je connais mal ce pan de l’histoire familiale hormis qu’il diffère de la vision naïve, enfantine, que j’ai cultivée : les gentils Catalans d’un côté, de l’autre les Espagnols franquistes. Amalgame fâcheux. L’Espagne, ce pays dont on ne vient pas quand on est catalan. Je ne sais rien de l’Espagne, ou si peu. Chez nous, les grands-oncles, grands-tantes s’affichent athées, républicains. Pas de bigoterie en Catalogne ni de corrida ni de roi. L’Inquisition, ce n’est pas nous. Viva la muerte non plus. Pas de ole ni de talons qui claquent ni de grandiloquence. Pas de mantille ni d’éventail. Mon oncle Salvador adore d’ailleurs singer les danseurs de flamenco, en fin de repas, au café, alors que tout le monde attaque les panellets, ces boules de pâte d’amande doucereuse parsemées de pignons. Soudain Salvador mouline ses bras prolongés de castagnettes invisibles et prend, œillade par ci, rictus par là, des airs souffreteux. La tragédie, version comique. L’Espagne entrevue par la farce. Et si j’ai pu entendre parler castillan à Barcelone, Terrassa ou Rubi, c’est uniquement dans les rues, à la télévision. Chez nous, le castellà est chassé des maisons, des conversations, tabou, à l’instar du catalan banni par Franco des espaces publics. No parlar la llengua de l’Imperi. Même après la mort du Caudillo.
Les Géorgiques de Claude Simon serait-il l’occasion de revenir sur tout ça ? Ma mère accepte volontiers de m’aider.
Je pourrais faire différemment, l’interroger elle plutôt que la littérature, mais ça ne va pas de soi. Je n’ai jamais compris le lien de ma mère à l’Espagne, à la Catalogne. Quelque chose résiste, mais je ne saurais dire quoi. Olga n’a jamais aimé le catalan, par exemple. Elle trouve ses sonorités rugueuses, sèches. Elle préfère le castillan, ce castillan doux et fluide qu’elle a appris en cachette, enfant, durant ses séjours à Terrassa. Ça, elle me l’a raconté plusieurs fois. À partir du milieu des années 50, il a été décidé qu’elle et son frère passeraient l’été en Catalogne. Aussi, dès les premiers jours de juillet, Adeline boucle la valise des nens et monte avec eux dans le train pour Irun, la ville transfrontalière où Ramon, le plus jeune oncle paternel, viendra les chercher. À peine s’est-on embrassés qu’Adeline a déjà disparu en sens inverse, direction Toulouse, tandis que le train où Ramon et les enfants se sont assis rejoint Barcelone. Là, tiet propose toujours de boire une orxata glacée. Sur une photo de l’époque, ma mère, dix ans tout au plus, larges rubans clairs dans les cheveux, et son frère Claude, pantalons courts, frange gominée, s’amusent à jeter des graines de tournesol aux pigeons qui, Place de Catalogne, becquettent le parvis. Puis, ce sera le troisième trajet de la journée dans le train de banlieue où les petits Français, dès leur arrivée sur le quai, sont couverts d’embrassades. De l’avis de tous, ils manquent cruellement de couleurs.
Terrassa est une agglomération moyenne, une sorte de prolongement industriel de Barcelone. L’essor des usines de textile a comme aimanté la population ouvrière. La mer est loin, la campagne aussi. Dans mon souvenir, la ville ressemble surtout à un dédale de rues écrasées sous le soleil. Une chaleur suffocante. Peu d’arbres. Quelques squares. Olga et Claude passeront ainsi une dizaine d’étés, ballotés de chez tiet Ramon à chez tiet Joan, avec escale chez Luis, Honorat ou Pepita. Au milieu des adultes occupés à l’usine, les petits Français apprennent vite à ne pas gêner. Quand Claude, rebaptisé Claudi, dispute dans la rue d’interminables parties de foot avec les gamins du quartier, Olga reste dans la compagnie des femmes. On lui donne à faire ce qu’elle connaît déjà, éplucher et couper les légumes, plier le linge pour le ranger, traquer la poussière jusque sous les barreaux de chaises. Par chance, il y a Tereza, la grande cousine, une jeune femme joyeuse, caustique. Celle-ci prend Olga sous son aile. Quand les tiets s’allongent pour la sieste, volets clos, ma mère fuit la torpeur silencieuse de l’après-midi dans le cosidor, la pièce que Tereza a transformée en atelier de couture. Il y a là un essaim d’apprenties, des filles du voisinage venues préparer leur trousseau ou se former au métier de couturière. À toutes, Tereza montre comment piquer l’aiguille, bâtir un patron, tailler un tissu. Alors qu’on s’affaire en bavardant, le catalan d’Olga progresse vite.
— Mais l’espagnol ? Tu l’as appris comment ?
— Dans les livres. Au cinéma.
En dehors du cosidor, Olga s’ennuie. Alors elle lit, des illustrés principalement, en castillan pour la plupart puisque le catalan est interdit. Habla la lengua del imperio. L’autre distraction, c’est le cinéma. Là encore, les films sont projetés en castillan, sans exception, mais cette langue constitue une échappée. Après le noir vient la lumière qui aspire, fait voir le monde autrement. Sur l’écran, le castellà parle amour, aventures. Olga préfère taire ce qu’elle voit, cependant. L’apprentissage dont elle pourrait s’enorgueillir est une transgression. On ne profane pas les morts, dans la famille aussi, il y en a eu. L’espagnol, part honteuse de son trilinguisme, reste longtemps muet.
— Et la guerre civile, les oncles en parlaient ?
— Tiet Ramon m’a montré une photo un jour, une de ces photos noir et blanc dentelées qu’on conserve dans les boîtes à biscuits. Parmi un groupe de jeunes gens en excursion dans la montagne, il a désigné une fille brune au teint mat, qui souriait : « Mira, pequeña, es abans de la guerra. I aquesta és la teva mare ».