L’échec du programme commun

[...] Mais revenons aux débuts des années 80 — avant que tout n’explose autour de moi. Depuis un moment, mes parents parlent sans cesse de Mitterrand et de l’échec du programme commun. Du haut de mes quatre ans et demi, je n’ai aucune idée de ce dont il s’agit, je constate juste combien mon père s’éloigne. Dès le matin, la radio portative bourdonne sur sa table de chevet, le coin du lavabo, l’étagère de la cuisine. Il faut manger en silence afin qu’il suive les informations et ne pas le déranger, le soir, quand il regarde le 20 heures. Pour recevoir notre baiser de bonne nuit, il tend la joue sans décoller les yeux du poste. Mes parents parlent aussi de l’état de siège en Pologne — du Solidarnosc de Lech Walesa et des syndicats interdits. En France, au sein du Parti, les divergences se sont accentuées et la plupart des militants s’insurgent de voir la classe ouvrière polonaise s’allier à l’Église catholique. Jean et Olga font partie de ceux, minoritaires, qui soutiennent coûte que coûte Solidarnosc, jusqu’à consommer la rupture avec le Parti. L’idéal de mon père brusquement sera trahi, la désillusion — extrême, irrémissible. Avec la fin de l’euphorie politique, il se mure dans une dépression qui ne dira pas son nom. Les réunions de cellule n’ont plus lieu chez nous, la maison se vide. Étudiants à Toulouse, Marc et Dominique reviennent de moins en moins le week-end ; quant à Olivier, maintenant adolescent et cible préférée de la violence paternelle, il est retourné vivre chez sa mère.
Je vois mon père tourner en rond et s’énerver vite quand j’écorche mes gammes au piano, un quart de queue majestueux qui trône au-dessous de La Terre de la grande promesse.
« La famille et le boulot, ça ne fait pas une vie », rabâche-t-il d’une voix sourde. [...]