L’Événement d’Annie Ernaux (2000) / lecture

(Je sens que le récit m’entraîne et impose, à mon insu, un sens, celui du malheur en marche inéluctablement. Je m’oblige à résister au désir de dévaler les jours et les semaines, tâchant de conserver par tous les moyens — la recherche et la notation des faits, l’emploi de l’imparfait, l’analyse des faits — l’interminable lenteur d’un temps qui s’épaississait sans avancer, comme celui des rêves.) p.287

Le lendemain matin, je me suis allongée sur le lit et j’ai glissé l’aiguille à tricoter dans mon sexe avec précaution. Je tâtonnais sans trouver le col de l’utérus et je ne pouvais m’empêcher d’arrêter dès que je ressentais de la douleur. Je me suis rendu compte que je n’arriverais pas seule. J’étais désespérée par mon impuissance. Je n’étais pas à la hauteur. "Rien. Impossible ou quoi. Je pleure et j’en ai plus que marre."

(Il se peut qu’un tel récit provoque de l’irritation, ou de la répulsion, soit taxé de mauvais goût. D’avoir vécu une chose, quelle qu’elle soit, donne le droit imprescriptible de l’écrire. Il n’y a pas de vérité inférieure. Et si je ne vais pas au bout de la relation de cette expérience, je contribue à obscurcir la réalité des femmes et je me range du côté de la domination masculine du monde.) p.290.291

Ainsi, je connaissais à peine André X., étudiant en première année de lettres, dont la spécialité consistait à raconter sur un ton froid des histoires horribles tirées de Hara-Kiri. Au détour d’une conversation dans un café, je lui ai appris que j’étais enceinte et que j’allais tout faire pour avorter. Il est resté pétrifié, me fixant de ses yeux bruns. Il a essayé ensuite de me persuader de suivre la "loi naturelle", de ne pas commettre ce qui était pour lui un crime.. nous sommes restés longtemps, à cette table du Métropole, près de la porte donnant sur la rue. Il n’arrivait pas à me quitter. Derrière son obstination à vouloir me faire renoncer à mon projet, je percevais en lui un trouble intense, une fascination effrayée. Mon désir d’avorter suscitait une espèce de séduction. Au fond, pour O., André, Jean T., mon avortement était une histoire dont on ne connaissait pas la fin.

(J’hésite à écrire : je revois Le Métropole, la petite table où nous étions, près de la porte donnant sur la rue Verte, le garçon de café impassible qui s’appelait Jules et à qui j’avais identifié celui de L’être et le néant, qui n’est pas garçon de café, mais joue à être garçon de café, etc. Voir par l’imagination ou revoir par la mémoire est le lot de l’écriture. Mais "je revois" sert à consigner ce moment où j’ai la sensation d’avoir rejoint l’autre vie, la vie passée et perdue, sensation que l’expression "c’est comme si j’y étais encore" traduit spontanément de façon si juste.) p.293

Après ma première visite passage Cardinet, j’ai commencé de prendre de la pénicilline et il n’y a plus eu de place en moi que pour la peur. Je voyais la cuisine et la chambre de Mme P.-R., je ne voulais pas imaginer ce qu’elle allait faire. Au restau U, je disais à des filles qu’on allait m’enlever un gros grain de beauté dans le dos et que j’avais peur. Elles paraissaient surprises que je manifeste une telle angoisse pour un acte somme tout bénin. Cela me soulageait de dire que j’avais peur : pendant une seconde, je pouvais croire qu’au lieu d’une cuisine et d’une vieille garde-malade m’attendaient une salle d’opération nickel et un chirurgien en gants de caoutchouc.

(Ressentir maintenant ce que je pouvais éprouver alors n’est plus possible. C’est seulement en prenant au hasard, dans une file d’attente au supermarché ou à la poste, n’importe quelle femme d’une soixantaine d’années, à l’abord rude et antipathique, en imaginant qu’elle va fourrager dans mon sexe avec un objet inconnu, que je m’approche fugitivement de l’état dans lequel j’ai été plongée pendant une semaine.) p.300

(Vous avez une ordonnance ? Il faut une ordonnance ! Je n’ai jamais pu entendre ces mots, et voir se fermer aussitôt la tête du pharmacien quand la réponse était non, dans être accablée.
En écrivant, je dois parfois résister au lyrisme de la colère ou de la douleur. Je ne veux pas faire dans ce texte ce que je n’ai pas fait dans la vie à ce moment-là, ou si peu, crier et pleurer. Seulement rester au plus près de la sensation d’un cours étale du malheur telle que me l’ont donnée la question d’une pharmacienne et la vision d’une brosse à cheveux à côté de la cuvette d’eau où trempait une sonde. Car le bouleversement que j’éprouve en revoyant des images, en réentendant des paroles n’a rien à voir avec ce que je ressentais alors, c’est seulement une émotion d’écriture. Je veux dire : qui permet l’écriture et en constitue le signe de vérité.) p.306

Extraits de "L’Événement" d’Annie Ernaux (Paris, Quarto Gallimard, 2011)