La défaite de Kosovo Polje / manuscrit

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En cette fin d’année 1999, la paix en Bosnie ratifiée par les accords de Dayton n’a que quatre ans. Sur les clivages identitaires ulcérés par la guerre se sont greffées deux nouvelles catégories : celle des vainqueurs et celle des perdants.
Drago affirme ne faire partie d’aucune.
Quelques mois avant notre rencontre, après l’échec des négociations liées à la question du Kosovo, l’OTAN a bombardé la Serbie de mars à juin. Pour ou contre ces attaques, autour de nous les avis divergent et chacun y va de son opinion. Drago est souvent pris à parti, ce qui le met hors de lui : une colère froide s’empare aussitôt de ses traits, sa voix et son regard changent. Les gens sont surpris de le percevoir différemment, brusquement cassant, très agressif. C’est le moment où je prends peur, sachant depuis peu de quoi il est capable. Je l’ai découvert à mes frais, quelques semaines seulement après notre première nuit, un soir où nous étions invités chez un ami musicien et où, fatiguée, je me plaignais d’avoir à ressortir. La scène est encore très présente, j’en ai retenu chaque détail. À peine avais-je fini de râler que Drago s’est soudain jetée sur moi, m’a poussée sur le lit de mon père et immobilisée de ses jambes. Hurlant en bosniaque et crachant dans ma direction, il s’est mis à me frapper avec le poing. Quand je l’ai vu saisir un pupitre métallique pour le brandir au-dessus de mon visage, je me rappelle avoir pensé quelque chose comme : « Il ne va pas le faire, je ne vais pas finir comme ça ». L’instant d’après, j’ouvrais les yeux. Une douleur à la fois sourde et aigue résonnait dans mon nez. Drago était assis sur le lit, dos à moi, prostré. Je n’ai pas osé bouger tout de suite, par peur qu’il ne recommence. Puis je me suis traînée dans la salle de bain et, à la vue de mon visage tuméfié, je me suis mise à pleurer. Les gémissements ont eu pour effet de sortir Drago de son abattement et les coups ont repris — une violence sidérante — contre un mur cette fois. En quelques secondes je me suis calmée, suis allée chercher des glaçons dans le congélateur, les ai glissés dans un gant de toilette, les ai appliqués sur le côté droit de l’arête nasale. De façon absurde, je répétais à l’attention de Drago qui frappait encore le mur : « Ce n’est rien, tout va bien, ne t’inquiète pas », craignant que s’il constate la fracture, n’ayant alors plus rien à perdre, la raison l’abandonne tout à fait. Les frappes peu à peu ont cessé. Je lui ai aussi demandé pardon de l’avoir énervé, comme autrefois avec mon père, lorsque ma mère nous suppliait, mes frères, mes sœurs et moi, d’aller nous excuser pour qu’il cesse d’être brutal.

Le lendemain matin, au lieu d’aller porter plainte, j’ai caché les hématomes comme je pouvais sous du fond de teint, et après avoir déposé Anna à la halte-garderie (une solution qui me dégageait trois demi-journées par semaine), je suis arrivée seule au local. Tout le monde m’a regardée fixement mais jusqu’à la pause-déjeuner, j’ai maintenu la même version : se prendre une porte en pleine face, quelle idiote je faisais ! À midi trente, Drago est arrivé avec un pique-nique préparé avec soin, et nous avons quitté les lieux. Quand je l’ai assuré que je n’avais rien révélé, il m’a prise dans ses bras, jurant que ça n’arriverait plus. Un dérapage, je pouvais comprendre. Ça n’arrivera plus. Étant donné ce qu’il avait vécu. Mais ça ne devait plus se reproduire. Je te le promets. Voilà, nous nous engagions ensemble pour ce « plus jamais ». Tu es magnifique, dit-il. Tout s’est noué ce jour-là, je crois, quand Drago pleurait et que je l’ai consolé. [...]


Note du 21 novembre 2019.
Vingt ans plus tard, quand je veux revenir sur l’expérience que j’ai vécu d’être battue plusieurs années par l’homme avec qui je vivais, je me heurte toujours aux mêmes questions : pourquoi le faire ? Puis, presque simultanément, pourquoi ne pas le faire ?

Un article récent sur la démarche d’Adèle Haenel m’a interpelée : Dénoncer sans porter plainte, titrait-il.

« Porter plainte, ce serait s’inscrire comme victime et s’en remettre au système judiciaire lent et bien souvent inefficace. Le classement sans suite à l’issue d’un dépôt de plainte peut être dévastateur. »

Cela m’a donné à réfléchir. Dans mon cas, j’ai porté plainte une première fois (classée sans suite) puis une seconde, l’année suivante, pour des dégâts matériels (mon ex-conjoint avait défoncé la porte de mon appartement ; ma chance a été qu’il tombe alors sur ma sœur — et non sur moi — laquelle a appelé urgemment la police). Soulagée de cette issue « heureuse », je n’ai pas eu le cœur de porter plainte contre lui. L’acte violent en flagrant délit avec conduite au poste menottes aux poignets a suffi à le dissuader de recommencer. S’en sont suivies des démarches juridiques liées à notre fils pour qu’ils puissent continuer à se voir mais toujours en présence d’un tiers, dans un centre de parentalité. Entre le défonçage de la porte et le jugement concernant la garde, cinq années se sont écoulées.
Pendant longtemps j’ai considéré cet homme comme la première victime de ce qui s’était passé : battu durant son enfance, ayant traversé en tant que soldat la guerre de Bosnie puis connu l’exil en France, son existence, en balance avec les coups que j’avais reçus, me paraissait terrible. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle je n’avais pas porté plainte en 2002 : comment renvoyer en prison un homme qui a connu des atrocités dont je n’ai aucune idée ? Comment justifier cela auprès de notre fils, plus tard ?
Puis, le temps passant, ce sont mes enfants que j’ai considérés comme « nos » victimes à tous deux, la fille que j’avais eue de mon premier mariage et le garçon issu de notre rencontre : certes, j’étais jeune au moment des faits — entre 22 et 25 ans — mais j’étais leur mère, majeure et responsable, et je n’avais pas su les protéger.
En tout cas, pour de bonnes ou de mauvaises raisons, il m’était impossible de me positionner en victime.

Vingt ans plus tard néanmoins, force est de constater que ma colère est restée la même. Elle surgit parfois de façon inopinée, au moindre soupçon d’abus de pouvoir, parfois démesurée ou muette, comme quelque chose qui ne parvient toujours pas à s’articuler.