Le Calme - Andrzej Stasiuk / traduction (2007)

Une nouvelle d’Andrzej Stasiuk, traduite en 2007 avec Monika Prochniewicz.
En relisant ce texte plus de dix ans plus tard, l’envie émerge comme à chaque fois de reprendre la traduction. C’est sans fin.
La version polonaise du texte de Stasiuk est accessible sur Retors.
Cette nouvelle a paru dans la traduction de Charles Zarembra au sein du recueil Fado, (Éditions Christian Bourgois, 2009).

À cette époque, il n’y avait pas de poubelles à la campagne. Il n’y avait pas d’ordures non plus.
On achetait des choses, mais de ces choses, il ne restait presque rien : il restait les sacs en papier qui avaient servi à emballer le sucre et qu’on pouvait réutiliser ou brûler dans le poêle. Les bouteilles de vinaigre, d’huile et de vodka, on pouvait les rapporter au magasin pour en tirer quelque chose. On pouvait aussi s’en servir pour conserver du jus de cerise et de framboise, fait maison. Les bouteilles brevetées d’orangeade et de bière, les bouteilles avec un bouchon en fil de fer et porcelaine, étaient utilisées pour garder des boissons gazeuses, elles aussi faites maison avec de la levure et du sucre. Il n’y avait pratiquement pas de plastique, pas de cartons recouverts d’aluminium. Une fois la nourriture consommée, rien ne restait.
On tuait un animal et on le mangeait. Les os étaient pour le chien. La peau pouvait être vendue. Le cuir alors était cher. De même, la laine. L’homme ne laissait pas grand-chose. Les restes, on pouvait les brûler ou les donner aux animaux. De préférence aux chiens, ou aux cochons qui mangeaient tout. Il n’y avait pas de poubelles. Il n’y avait pas d’ordures. Je me souviens bien de cela.

À la fin des années soixante, au début des années soixante-dix, je passais presque toutes mes vacances d’été dans la maison de mes grands-parents. L’autobus de Varsovie roulait trois heures environ. Il allait vers l’est. À l’intérieur, ça sentait la campagne. C’était une odeur de propreté d’avant l’époque des déodorants : le savon, les habits fraîchement lavés, le parfum de naphtaline et la sueur humaine. Les femmes revenaient du marché. Elles avaient vendu leurs fromages, leur crème fraîche, leurs poulets, et maintenant leurs corps sentaient tout cela, ils sentaient l’amidon et la solennité de la campagne. A l’avant du bus, de la place du conducteur nous venait l’odeur du tabac brun, car, à cette époque, les chauffeurs avaient le droit de fumer. En revanche, ils ne pouvaient pas parler. C’est ce que disait une inscription en lettres noires sur le panneau blanc : « Conversation avec chauffeur défendue ». Au-dessous de cette inscription s’asseyait toujours quelqu’un – ami, parent, collègue, voisin – qui n’arrêtait pas de parler. Assis sur le coffre du moteur qui ressemblait à une baignoire renversée, ils commençaient eux aussi à fumer. Ils fumaient et bavardaient. J’avais à l’époque dix ou douze ans et je rêvais de m’asseoir là-bas. C’était la meilleure place de tout le bus : inconfortable, chaude, étroite, avec les jambes d’un côté, la nuque penchée, et il fallait tout le temps tenir une rampe ou une poignée pour ne pas tomber.

J’avais dix ans et j’étais un garçon de la ville.
La maison de mes grands-parents était située à part. Jusqu’à la maison la plus proche, il y avait quelques centaines de mètres. Jusqu’au village, plus d’un kilomètre. Mes grands-parents étaient souvent occupés à travailler aux champs. Pendant de longues heures, je restais dans la solitude. La maison se trouvait dans un vieux verger. Elle était sombre. Remplie d’odeurs inconnues. Les parquets en bois grinçaient. Je marchais sur la pointe des pieds, mais ce grincement voyageait avec moi de chambre en chambre. J’étais seul, mais d’une certaine façon cette solitude m’accompagnait. Sur les murs, on avait accroché des tableaux de Saints, ainsi qu’une photographie de mariage des grands-parents dans un cadre solide. Ainsi, le sacré se mélangeait au séculier. Les grands-parents devenaient un peu surnaturels, et la Sainte Vierge un peu plus humaine. La maison paraissait énorme, même si elle se composait seulement de deux chambres et d’une cuisine. De l’autre côté du vestibule obscur se trouvait une pièce où grand-père conservait les grains. Du blé doré et du seigle jaune-gris remplissaient les silos de bois. Les grains étaient frais et glissants. J’y plongeais mes bras jusqu’aux coudes. Je me rappelais les histoires de gens qui s’étaient noyés dans les grains. Peut-être pas dans du seigle ni dans du blé, mais dans des grains de lin. Apparemment, ils étaient tellement lisses que l’homme s’y noyait comme dans de l’eau : il coulait au fond.

Donc, la solitude. Les journées entières dans le silence et la solitude. Dans la pénombre du vieux verger. Quand il faisait beau, le soleil transperçait les branches des pommiers et illuminait l’ombre verte. Les taches dorées créaient un labyrinthe. On marchait, et pendant cette lente promenade, on pouvait sentir sur sa peau les sensations de chaleur et de fraîcheur. Un pas, deux pas, et il faisait plus clair et plus doux, et tout de suite après encore la pénombre et l’humidité de la rosée, qui, par endroits, ne sécherait jamais.

Par la fenêtre de la cuisine, on voyait la cour. La grange, l’écurie, la porcherie et la cuisine d’été formaient un quadrilatère. Ici aussi poussaient des arbres. Plusieurs peupliers, vieux et élancés, jetaient leurs ombres sur la cour. Au fil du jour, les ombres se déplaçaient. Le rectangle de terre, piétiné par le bétail, remué par les poules, devenait une sorte de cadran solaire sophistiqué : parfois, dans une tache lumineuse, apparaissaient un chat, un coq, ou une petite volée de moineaux. Après, ils disparaissaient quelque part derrière l’ombre. C’était aussi une sorte d’échiquier irrégulier. Les objets et les animaux y apparaissaient et disparaissaient tour à tour, comme s’ils participaient à une partie compliquée, dont l’existence était l’enjeu. Je me mettais à la fenêtre et j’observais pendant des heures ce spectacle lent, presque immobile. Le cadran et les échecs. En juillet et en août. Presque chaque année, de la fin de mon enfance au début de ma jeunesse.

On jetait quand même certaines choses. Par exemple, les casseroles trouées. On ne pouvait rien faire avec. Elles ne servaient plus à rien. Certaines, tout simplement, se brisaient. Dans d’autres, le fond avait brûlé. À cette époque, l’utilisation de l’aluminium n’était pas très répandue. Les casseroles étaient fabriquées avec de la ferraille fragile ou de la très mauvaise tôle, facilement rouillée, recouverte d’émail bleu.
Derrière la cuisine d’été, il y avait une sorte de décharge. Ce n’est pas un mot correct pour désigner cet endroit. Disons que, parmi les broussailles et les orties, se trouvait une sorte de cimetière d’objets. Mais pas tout à fait, car les objets qui s’y trouvaient n’étaient pas complètement morts. Les casseroles étaient devenues inutiles, c’est vrai, mais elles n’avaient pas perdu leur forme. Elles conservaient toujours leur contenance, elles gardaient toujours quelque chose, même si ce n’était que de l’air, de la poussière ou des pousses blanches de plantes affleurant dans l’intérieur accueillant de leur coque.
Les lampes à pétrole, nommées lanternes d’écurie, partageaient le destin des casseroles. Elles servaient à illuminer les charrettes lorsqu’on revenait à la maison dans le crépuscule. On les utilisait aussi pour circuler dans l’obscurité de l’écurie et de la grange. Elles ne donnaient pas beaucoup de lumière, mais leur flamme qui ne s’éteignait jamais, même avec le vent le plus fort, était relativement sûre. Car, à cette époque et dans cet endroit, il n’y avait pas encore d’électricité.

Parfois, le soir, je jetais un coup d’œil dans l’étable où grand-mère trayait les vaches. Une obscurité presque absolue y régnait. La lampe éclairait tout juste alentour. Elle ne brillait que pour elle. Je sentais la chaleur et l’odeur des animaux, j’entendais leur respiration, mais je ne voyais rien. Grand-mère murmurait quelque chose aux animaux. J’entendais les jets de lait tinter contre le seau. Mais on ne voyait rien. Peut-être seulement qu’à l’endroit où la lampe était posée, la pénombre s’éclaircissait d’un ton, quelques ombres bougeaient, quelque esquisse éphémère apparaissait dans l’obscurité pour s’y noyer tout de suite après. C’était un peu terrifiant, un peu étrange et très beau. Je restais à la porte, dans un nuage de chaleur animale et j’imaginais que la nuit n’avait pas de frontières, qu’elle ne finissait nulle part et qu’elle durerait éternellement. C’était facile.

Après, je laissais grand-mère seule. Durant la traite, elle n’aimait pas la compagnie. Elle trouvait les vaches inquiètes. Je l’attendais à la maison. Elle arrivait un peu plus tard. Elle surgissait du vestibule mal éclairé. Le lait dans le seau était blanc et irréel. Cette blancheur n’allait pas bien avec l’obscurité de la nuit, ni avec le rectangle noir de la porte menant à l’étable. Mais après, quand grand-mère avait déjà filtré le lait et que je recevais ma tasse comme tous les soirs, tout revenait à sa place. La boisson chaude et épaisse refermait en elle une animalité, chaude et ensommeillée. Elle venait directement de là-bas, du centre profond de la nuit, rempli de l’haleine des bêtes.
Les lanternes, comme les casseroles, atterrissaient dans les buissons. Quand je les retrouvais, elles étaient déjà rongées des deux côtés par la rouille, et très fragiles. Le feu et le pétrole les avaient brûlées de toute part. La tôle, comme du papier, se déchirait au toucher. De l’odeur de pétrole, il ne restait rien.

Il y avait aussi des horloges. Des réveils mécaniques, très ordinaires. De la camelote, semblait-il, car les grands-parents étaient toujours obligés d’en acheter de nouveaux et de jeter les anciens. Peut-être un seul réveil ne suffisait-il que pour une seule année ? Peut-être huit mille sept cent soixante heures dévoraient-elles définitivement le simple mécanisme à ressorts ? Je ne sais pas. Il n’est pas exclu que ma mémoire se mêle à mon imagination et agrandisse le nombre d’horloges abandonnées. Peut-être n’y en avait-il que quelques-unes : deux, trois tout au plus ?

Quelqu’un avait dû les démonter auparavant, comme s’il était curieux des raisons de leur silence soudain et de leur immobilité. Leur intérieur était fabriqué d’alliages résistant à la corrosion, ou bien galvanisé. En tout cas, ils supportaient bien la pluie et la neige et brillaient, longtemps encore, de reflets mi-jaunes mi-dorés. Ces mécanismes fragiles et précis avaient l’air triste et bizarre, abandonnés parmi les orties, les pierres et les débris de ferraille. Avec leur précision géométrique, les ressorts en acier de haute qualité enroulés en spirale étaient infiniment solitaires parmi le chaos des ordures. Concernant ces horloges, je n’ai jamais rien demandé à mes grands-parents. Peut-être que leur présence dans les buissons derrière la cuisine d’été était pour moi tout à fait naturelle. À cette époque et dans ce lieu, les choses et les événements étaient à la fois des plus naturels et étranges au-delà de toute mesure.
Aujourd’hui, je sais que les horloges et les réveils en fer-blanc étaient les mécanismes les plus compliqués de la maison des grands-parents. Mais comme ils s’étaient tus, on ne pouvait plus rien en faire, de même avec les casseroles. Ils étaient devenus complètement inutiles. Ils mesuraient le temps, et donc étaient devenus eux-mêmes une sorte d’abstraction à peine matérialisée. Dans la vraie vie, ils n’avaient plus rien à faire. Ils reposaient parmi les orties et sur eux la pluie tombait.

Ainsi, de longues heures dans la solitude et dans le silence. A cette époque, il y avait beaucoup moins de sons. Plusieurs fois par jour, au loin, passait un autobus. On pouvait entrevoir sa silhouette sur la chaussée lointaine, bordée d’arbres. Quelque part meuglait une vache. Quelque part aboyait un chien. Tous les sons étaient clairs et distincts. Entre eux régnait un silence absolu. Comme si la réalité de temps en temps retenait la respiration et abaissait les paupières. On entendait dans la ferme éloignée de plusieurs centaines de mètres la manivelle du puits tourner, la chaîne se dérouler, le seau tomber dans la profondeur de la cavité. Parfois les sons provenaient de très loin. De quelque part au-delà de l’horizon, de la profondeur du ciel, d’on ne sait où. Dans le silence de l’après-midi figée par la canicule parvenaient tout à coup des bribes de conversation. L’air vibrant, telle une plaque résonante ou une corde, transportait les voix humaines, le fracas des outils, le grincement d’un chariot. Mais autour, à portée de vue, rien ne se passait, tout restait immobile.

Durant ces jours solitaires de canicule, quand grand-mère et grand-père travaillaient aux champs, j’avais l’impression de faire partie du rêve de quelqu’un.
J’entrais dans la grange et je refermais doucement derrière moi la petite porte en bois non équarri. À l’intérieur, la pénombre régnait. La grange avait le toit couvert de chaume et même les jours les plus torrides, il y faisait frais. Par les fentes du boisage passaient les rais obliques de lumière. La poussière dorée y virevoltait. En pénétrant la profondeur de l’espace ombragé, j’effritais, l’une après l’autre, les surfaces frémissantes, qui tout de suite après mon passage se reconstituaient. Ça sentait le blé et le foin. Des poules, à la recherche de grains, picoraient les brins épars. Un chat guettait une souris. Sur les poutres au-dessous du toit, des moineaux s’asseyaient, attendant, afin de pouvoir rejoindre les poules, que le chat se perde quelque part.
Le manche de la fourche à deux dents qui servait à ramasser les faisceaux de blé était lisse, doux et froid. J’essayais d’imaginer combien de fois la main de grand-père et de grand-mère avait dû le toucher, pour que le bois de noisetier devienne aussi lisse. Cent mille touchers ? Un million ? La surface du bois, délicate, renvoyait des reflets mats. Au fond, elle faisait penser à la surface du corps humain. Cela semblait tout à fait naturel car, au fil du temps, elle était de moins en moins bois, et de plus en plus homme. La même chose était arrivée au râteau en bois. Si on le traitait bien, il devenait pratiquement inusable. De temps à autre, une dent se brisait, mais on pouvait facilement la remplacer, en raboter une neuve et la mettre à la place de l’ancienne. Quelle qu’en soit la raison, les choses servaient alors beaucoup plus longtemps. On peut dire qu’elles restaient en service jusqu’à la mort, jusqu’à la mort de vieillesse. On pouvait sans peine imaginer un outil qui, au contact de la matière, à l’usage, se réduisait graduellement au néant.
D’ailleurs, on n’avait pas besoin d’imaginer. Je me souviens d’un long couteau à poignée en ébonite. La lame avait plus de vingt centimètres de longueur. Autrefois, elle était large de trois centimètres à peu près, mais maintenant il ne reste qu’une étroite lamelle d’acier, large d’un centimètre et demi. La pierre, l’aiguisoir, la lime et l’usure naturelle avaient dévoré, ébréché, émoulu le métal et maintenant ce couteau malléable de campagne ressemblait à un poignard d’assassin ou à une miséricorde. Il se prêtait mieux à porter des coups mortels qu’à tout autre usage. Pourtant le grand-père l’aiguisait avec entêtement, car il considérait que l’acier du couteau était d’une qualité particulière « et qu’aujourd’hui, on n’en fait plus des comme ça ». Je ne savais pas quel âge avait le couteau. Je ne l’ai jamais demandé. Il n’est pas exclu qu’il datait encore du temps immémorial, de l’époque légendaire « d’avant la guerre » où les choses étaient plus solides et avaient pour but de survivre à l’homme plutôt que de le laisser orphelin. Et je ne serais pas étonné si le couteau de mon grand-père appartenait déjà à son père, donc à mon arrière-grand-père que je n’ai pas connu.

Le monde était composé de la réalité matérielle et d’une quantité illimitée de temps. Il n’y avait presque personne, les événements ne s’enchaînaient pas selon les lois de la dramaturgie. À l’ombre, durant les longues journées de juillet, dans le silence, tout arrivait simultanément. Les images se figeaient dans l’espace et pouvaient durer ainsi une éternité. Parfois, elles se craquelaient sous la pression de l’air mais, après un instant, elles cicatrisaient de nouveau. J’avais l’impression de pouvoir retourner sans problème à ce qui était arrivé une heure, voire un ou deux jours plus tôt. Et j’avais l’impression de le faire constamment. Peut-être est-ce moi-même que je voyais à des moments passés ?

Maintenant, il me semble qu’alors, j’éprouvais une sorte d’éternité. Tout simplement. J’avais obtenu la grâce.

Au crépuscule, la rosée tombait et les vaches revenaient du pâturage. Avec le temps, le grand-père m’avait permis de les ramener. Le verger finissait et au-delà, la prairie s’étendait. Le terrain s’inclinait légèrement, et ensuite s’élevait. Au milieu de la prairie, quelqu’un, un jour, avait creusé un puits. En guise de margelle, il y avait des planches moisies et vermoulues. Parfois, à midi, le bétail s’y abreuvait. Il n’y avait ni grue, ni tourniquet. Une longue barre avec un crac sur laquelle on descendait le seau suffisait. Au fond, ce puits ressemblait à un point d’eau naturel bordé négligemment de bois moisissant. Ses bords étaient couverts d’herbe. On aurait pu penser que la terre s’était ici entrouverte pour montrer la pupille froide et verte des eaux. J’avais un peu peur de ce puits. Sa présence dans le paysage constituait un défi. C’était le puits de personne. Il n’appartenait à aucune maison, à aucun domaine. Personne n’était son propriétaire. C’est pourquoi je regardais dans le fond avec crainte et je sentais combien frêle et provisoire était le bois qui le séparait du reste alentour. Son eau était un peu trouble, elle avait un goût étrange et métallique.

Je sortais de la terre les piquets en acier, et les vaches se mettaient en route, traînant les chaînes derrière elles. Alors, la maison, le verger et le domaine entier, vus de la prairie, paraissaient plus impressionnants. Le crépuscule tombait. Là-haut, les arbres et les bâtiments devenaient noirs et fondaient en une seule masse. Sur le fond du ciel de plus en plus sombre, le domaine ressemblait à l’entrée d’une gigantesque grotte. Je suivais les vaches. Les chaînes traînaient avec un bruissement délicat parmi les herbes froides et mouillées. Dans la lumière du jour qui déclinait, l’acier renvoyait des reflets bleu marine. La maison approchait et grandissait. L’obscurité allait nous absorber, nous allions, les bêtes et moi, entrer en elle et y trouver refuge pour le reste de la nuit. Les vaches connaissaient le chemin. Nous traversions l’anneau noir des arbres et nous nous arrêtions à l’intérieur du quadrilatère formé par les bâtiments. Je détachais les chaînes des vaches, je les enroulais et les accrochais aux murs de l’étable. Dans la cour, il faisait un peu plus clair et plus chaud. La terre nue et piétinée renvoyait la chaleur accumulée au cours de la journée. Des effluves de cochon s’exhalaient de la porcherie et se figeaient au-dessus de la cour comme des bandes de brouillard. Tout était si paisible que j’entendais, dans l’écurie, un frisson parcourir le cheval. Tout était vide. Les animaux se reposaient à leur place.
Je sentais que j’étais seul au monde et cela me procurait de la joie. Sous le ciel sombre de la nuit, dans l’odeur des bêtes, quelque part au bout du monde, je ressentais ma propre existence si fortement, comme jamais avant et jamais après.

Parfois, grand-mère m’envoyait chercher du pain à l’épicerie.
Du verger, je débouchais sur un espace ouvert. L’été m’aveuglait de clarté. Le blé mûrissait. Dans le ciel, l’alouette chantait sa chanson monotone et hypnotique. La chaleur, la clarté et le son monocorde dans le silence absolu. Tout était immobile. Vivant, mais immuable. Je serrais l’argent dans ma main, je marchais sur les sentiers des champs, et j’avais la certitude que jamais rien ne changerait, que ce que je voyais et ce que je ressentais, resterait inaltérable pour les siècles à venir. Que je pourrais revenir ici dans dix ans et prendre le même sentier. Et que, même après ma mort, ce paysage, le monde et l’ondulante ligne bleue claire de l’horizon m’attendraient.
Et ensuite, mon cœur cessait de battre, car le sentier menait à un bouquet de vieux arbres. Au siècle dernier, un cimetière cholérique s’y serait trouvé. Parmi les buissons épineux, il était difficile de voir quoi que ce soit, mais de toute façon, on savait qu’il s’agissait d’un ancien cimetière. Tout le monde le disait. Je retenais mon souffle et j’accélérais le pas. Il me semblait que parmi les buissons et les arbres, il faisait encore plus chaud et que tout était plus silencieux. Je marchais rapidement, mais rien au monde n’aurait pu me forcer à courir. Je sentais une présence dans mon dos, mais je ne voulais pas me l’avouer.
Ensuite, le sentier traversait des pâturages. Au loin, on apercevait les premières maisons.
Quand on entrait dans le village, tout devenait plus gris. Les cours étaient ensablées et ce sable rampait, coulait jusqu’au bord de la chaussée. Les maisons, posées les unes près des autres, en perdaient de l’expressivité. A cette époque, la plupart était en bois. Le bois était devenu marron suite au soleil et à la pluie. Aujourd’hui, je ne pourrais me souvenir de la forme d’aucune d’elles. Je me souviens plutôt de l’espace qui les séparait, de ces interruptions soudaines dans les constructions, de ces écarts, des golfes des cours, de tout ce qui était « entre », de tout ce qui n’était pas « le village en tant que tel », mais plutôt de l’espace vide, qui donnait du sens aux habitations humaines.
Ça sentait le feu de bois. Le plus souvent du sapin. Mais on sentait aussi le tremble et le peuplier. En hiver, on utilisait du charbon. En été, le parfum de la résine se mêlait aux odeurs de la cuisine. Ces habitations humaines, pleines de vie, sentaient la fumée, l’huile chauffée, le lard, l’oignon frit, les patates cuites, parfois la viande grésillant sur la graisse. Tout cela se mêlait à l’odeur poussiéreuse de la route et à celle des animaux, provenant des portes entrouvertes des écuries et des porcheries. On ne pouvait nullement séparer l’humain de l’animal dans cet espace estival, brûlant. La chaleur immobile de juillet faisait fondre la réalité comme la cire. Le monde avait une consistance à moitié liquide, hallucinante. Dans cet air figé apparaissait parfois un tourbillon. Il soulevait la poussière et les ordures dans un nœud spiral, il passait par le milieu de la route et se diluait dans le néant aussi soudainement qu’il était apparu. Les vieilles femmes faisaient alors un signe de croix, car le Malin n’apparaissait pas uniquement à minuit. Il pouvait aussi bien apparaître à midi. Sur les clôtures, les casseroles, nettoyées et retournées, séchaient. J’avais dix ans et j’étais un garçon de la ville.

Je ne me souviens pas des visages des gens. Je ne me souviens ni du visage de grand-mère ni de celui de grand-père. Je me souviens de leur portrait fixé par d’anciennes photographies. Quand je tente de me les rappeler, je dois les imaginer. Je dois faire en sorte, par ma seule volonté, que les photographies sépia s’animent et parlent. Et pourtant, j’ai passé avec eux des heures, des jours et des semaines. Il me semble me souvenir de leurs gestes, de leurs mouvements. Je vois grand-mère s’assoir sur le bord du lit après une dure journée, serrer ses mains sur son giron : regardant quelque part dans le crépuscule, quelque part par la fenêtre, elle commence à parler, à raconter une histoire sans rapport apparent avec le présent. A cet instant précis, grand-père apparaît dans l’entrée. Il prend le petit tabouret posé près du poêle. Il monte dessus et comme d’habitude à cette heure-là de la journée, il allume la lampe à pétrole, suspendue au plafond. Alors, grand-mère interrompt son histoire un moment, elle se lève, va vers le buffet blanc, en sort les assiettes. Elle les dispose sur la table.
Quand grand-père est occupé à manger, elle revient à sa place sur le lit et revient à l’histoire interrompue. Grand-père se tait. Penché au-dessus de l’assiette, il mange lentement, avec recueillement, avec noblesse, il mange presque religieusement, car il appartient à une génération pour laquelle la faim est quelque chose d’ordinaire et d’évident.
J’avais dix ans. J’étais assis près du poêle et j’observais leur vie. J’étais un garçon de la ville et il me semblait que ce que je voyais durerait toujours. C’est peut-être pour cela qu’aujourd’hui ces images me hantent comme un rêve qui revient. Ou comme l’éternité grâce à laquelle la mémoire retrouve ses forces et sa confiance.

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