Les choses que je n’ai pas jetées - Marcin Wicha / traduction (2019)

Ceci est un livre sur les choses. Et sur le fait de parler. Sur les mots et les objets, donc. C’est aussi un livre sur ma mère et pour cette raison, il ne sera pas trop joyeux.
Autrefois, je croyais qu’on se souvenait des gens tant qu’on pouvait les décrire. Maintenant, je pense le contraire : ils sont avec nous tant qu’on n’est pas en mesure de le faire.
C’est seulement quand ils sont morts que les gens nous appartiennent, réduits à une image ou à quelques phrases. Des silhouettes à l’arrière-plan. Dès lors, on le sait — ils étaient comme ça ou comme ça. Dès lors, on peut résumer la lutte tout entière. Dénouer les inconséquences. Mettre un point final. Noter le résultat.
Mais je ne me souviens pas encore de tout. Tant que je ne suis pas capable de les décrire, ils vivent encore un peu.
Il y a quarante ans — je ne comprends pas pourquoi cette conversation en particulier s’est enregistrée dans ma mémoire — j’étais en train de me plaindre d’une émission éducative à la radio polonaise quand ma mère a dit : « Dans la vie, on ne peut pas tout transformer en histoires drôles ». Je savais que c’était vrai. Et pourtant, j’essayais.
Dans mon livre sur le design, j’ai mentionné qu’à nos numéros mensuels de Toi et Moi manquaient les pages de recettes de cuisine. Cette fois-ci, je vais écrire comment je les ai retrouvées.

Partie 1 La cuisine de ma mère

La masse successorale

Elle ne parlait pas de la mort. À l’exception d’une fois. Un vague mouvement de main, un signe en direction des étagères :
Qu’est-ce que tu vas faire de tout ça ?
« Tout ça » désignait un de ces systèmes qu’on achète à Ikea. Barres métalliques, crémaillères, tablettes, papier, poussière, dessins d’enfants fixés avec des punaises. Et aussi cartes postales, souvenirs, bonshommes faits avec des marrons flétris, bouquets de feuilles de l’année dernière. Je devais réagir d’une façon ou d’une autre.
— Tu te rappelles le petit Mariusz de notre école ?
— Il était très gentil — a-t-elle répondu parce qu’elle se rappelait que je ne l’aimais pas.
— Il y a quelques années, Marta et moi sommes allés chez sa belle-mère, on avait quelque chose à apporter ou à récupérer, une chose pour enfants, un parc ou quelque chose comme ça.
— Combien d’enfants a-t-il ?
— Je ne sais pas, mais sa belle-mère n’en finissait plus de chanter ses louanges. Elle racontait qu’au moment où son toit avait commencé à fuir, Mariusz en avait financé un nouveau en tuiles bitumées, très cher, et qu’il lui avait dit « Ne vous inquiétez pas pour l’argent, Maman, tout reste dans la masse successorale ».
— Et comment va-t-il ?
— Je ne sais pas, il travaille dans un cabinet d’avocats. Ne t’inquiète pas pour la masse successorale. On a encore le temps.
Mais on ne l’avait plus.

Ma mère adorait faire les magasins. Durant les années les plus heureuses de sa vie, elle arpentait les boutiques tous les après-midi. « Allons en ville », lançait-elle.
Avec mon père, ils achetaient de petits objets inutiles. Théières. Canifs. Lampes. Crayons à mine. Torches. Coussins gonflables, trousses volumineuses et autres gadgets inventifs qui peuvent servir en voyage. C’était étrange parce qu’ils n’avaient l’intention d’aller nulle part.
Ils étaient capables de traverser la moitié de la ville en quête de leur parfum de thé préféré ou du dernier roman de Martin Amis.
Ils avaient leurs librairies préférées. Leurs magasins de jouets préférés. Leurs ateliers de réparation préférés. Ils se liaient d’amitié avec différentes — toujours très, très gentilles — personnes. La Dame des livres d’occasion. Le Monsieur des canifs. Le Monsieur de l’esturgeon. Le Couple du lapsang souchong.
Chaque acquisition s’accompagnait d’un rituel. Ils remarquaient un modèle extraordinaire dans le magasin des lampes d’occasion où officiait le Monsieur des lampes — un citoyen très sympathique — pour utiliser l’expression fringante de mon père.
Ils regardaient. Demandaient le prix. Parvenaient à la conclusion qu’ils ne pouvaient pas se le permettre. Rentraient à la maison. Souffraient. Soupiraient. Secouaient la tête. Se promettaient qu’une fois l’argent sous la main, ce qui ne manquerait pas d’arriver, ils devraient sans faute…
Les jours suivants, ils parlaient de cette lampe inaccessible. Ils se demandaient où l’installer. Se rappelaient l’un à l’autre qu’elle était trop chère. La lampe vivait avec eux. Elle devenait un élément du foyer.
Mon père vantait ses qualités exceptionnelles. Il la dessinait sur une serviette (il avait une excellente mémoire visuelle), remarquant l’originalité de certaines solutions. Il soulignait l’isolation du câble faite en textile, très peu usée. Il louait l’interrupteur en bakélite (je le voyais déjà en train de le dévisser avec l’un de ses tournevis).
Parfois, ils allaient lui rendre visite. La regarder. Je les soupçonne de n’avoir jamais eu, à cette occasion, l’idée d’en négocier le prix. À la fin, ils l’achetaient.
Ils étaient des clients parfaits. Candides. Poliment intéressés par le nouvel étalage. Puis, mon père a fait une crise cardiaque dans un centre commercial après avoir essayé du Frugo, la boisson verte. Nous avons eu le temps d’en plaisanter. Même le médecin de l’ambulance a trouvé que c’était drôle.

De tout ça, il n’est resté qu’un mince cours d’eau. La télécommande. La boîte de médicaments. La bassine pour vomir.
Les choses que personne ne touche deviennent mates. Pâlissent. Méandres d’un fleuve, marécages, vase.
Tiroirs remplis de chargeurs de vieux téléphones, de stylos cassés, de cartes de magasins. Vieux journaux. Un thermomètre cassé. Un presse-ail, une râpe, et cet objet, comment ça s’appelle déjà, on s’amusait de ce mot, on le retrouvait tant de fois dans les recettes, une maryse. Maryse.
Et déjà, les objets savaient. Ils sentaient qu’ils seraient bientôt déplacés. Relégués dans des endroits incongrus. Touchés par des mains étrangères. Ils se couvriraient de poussière. Se casseraient. Se briseraient. Se rompraient sous des doigts inconnus.
Bientôt personne ne se souviendrait plus de ce qui avait été acheté au centre hongrois. À la brocante. À la boutique d’artisanat populaire. Chez l’antiquaire, durant l’époque de prospérité. Plus tard, pendant quelques années, on a reçu des cartes de vœux en— trois langues, émanant de professionnels, toujours accompagnés de la photo d’une bricole en plaqué or. Plus tard, ça s’est arrêté. Peut-être le propriétaire avait-il perdu l’espoir d’autres achats. Peut-être avait-il fermé boutique.
Personne ne se souviendrait plus. Personne ne dirait qu’il fallait recoller cette tasse. Changer ce câble (où en trouver un semblable ?). Râpes, mixeurs et passoires se transformeraient en déchets. Ils resteraient dans la masse successorale.
Mais là, les objets se préparent à une bataille. Ils prévoient d’opposer de la résistance. Ma mère se prépare à une bataille.
— Qu’est-ce que tu vas faire de tout ça ?
Beaucoup de gens posent cette question. Nous ne disparaîtrons pas sans trace. Et même si nous disparaissons, nos choses resteront, barricades poussiéreuses.

Jusqu’à ce que

— C’est censé être moi ? Bon, si c’est comme ça que tu me vois… » Pour mes dessins, elle n’était pas une destinataire facile. Elle n’était pas un modèle facile. En fait, rien n’était facile avec elle.
En quatrième classe, nous avions eu comme devoir : « Décris ta mère », ou plutôt « ta maman », parce que l’école affectionnait les diminutifs. Dieu, pardonne-moi, parce que j’ai écrit : « Ma mère a les cheveux foncés et elle est plutôt forte. » Les enfants ont leur propre notion des poids et des mesures.
La professeure de polonais qui pesait cent kilos a souligné l’expression « plutôt forte ». Elle a appuyé le stylo avec une telle force qu’elle a troué la feuille. En marge, elle a gravé les mots : « Je ne dirais pas ça ». Ma mère était rarement d’accord avec le système éducatif, mais cette fois elle s’est réjouie.
De plus, elle avait ce que ses respectables concitoyens désignent comme hum. J’insiste sur : « respectables ». Les moins respectables d’entre eux n’avaient jamais de problèmes de prononciation.
Il y avait quelque chose de déconcertant dans l’ostentation de ces traits. Elle avait, hum, une apparence. L’apparence d’une personne qui a, hum, hum, des origines. Mais quelles origines ? Hum. Pfff.
Il devrait exister un signe de ponctuation spécial. L’équivalent graphique d’une crampe du larynx. La virgule ne convient pas. La virgule est une cale pour reprendre son souffle, mais là, il faudrait un nœud typographique, un nid-de-poule ou un trébuchement.
Une affaire qui cloche, cette apparence. Une connaissance à moi utilisait l’expression « N. n’est pas sans ressembler à Jerzy Kosinski ». Et N. n’avait pas besoin de ressembler à l’écrivain célèbre. Ce pouvait être, disons, un gars de petite taille, bedonnant, sans collier de chien ni jodhpurs ni fouet, mais pourvu d’une évidente hum.
Si on s’en tient à cette terminologie, ma mère non plus n’était pas sans ressembler à Jerzy Kosinski. « Maintenant, je suis une vieille Juive », avait-elle dit un jour de 1984. En réalité, elle était alors plus jeune que je ne le suis aujourd’hui. Mais c’est un fait. Elle avait une hum. Une hum pas croyable.

[…]

@ pour la traduction Sarah Cillaire et Monika Prochniewicz

En 2019, une maison d’édition nous demande de traduire un extrait des "Choses que je n’ai pas jetées" de Marcin Wicha (Rzeczy, których nie wyrzuciłem, 2017).

Alors qu’il doit vider l’appartement de sa mère, le narrateur tisse un récit entre inventaire des objets et biographie de l’absente.