Médée - Carnet de dramaturgie IV

Posséder le temps

Pour toi
Selon la coutume de mon peuple
J’ai dénoué mes cheveux
J’ai dénudé mes pieds
Et au coeur de la forêt
J’ai accompli le parcours rituel
J’ai fait pleuvoir dans un ciel sans nuage
J’ai vidé la mer et refoulé ses eaux au fond des abysses
J’ai arrêté le flux des marées
Et l’océan a reculé
Écrasé sous le poids des flots

Un semblable désordre a bouleversé le ciel
Les étoiles ont rencontré le soleil
Les Ourses ont touché à la mer interdite
J’ai faussé la marche du temps
La terre s’est couverte de fleurs dans l’ardeur de l’été
Par la force de mon chant
Cérès a vu son blé mûr en plein hiver
Par la force de ma volonté
Les eaux tumultueuses de la Volga ont reflué vers leur source
Le Danube s’est calmé
Et son cours s’est étalé sagement
Dans les bras d’un delta

Les flots ont résonné
Dans le silence des vents
La mer sans raison s’est gonflée
La voûte d’une forêt vénérable
A perdu son ombre
Par le seul pouvoir de ma voix
J’y ai ramené le jour
Phoebus s’est arrêté au milieu du ciel
Les Hyades vacillent
Par le pouvoir de mon chant

Scène VIII (extrait), traduction de Florence Dupont

La Médée de Sénèque est une magicienne. Le prologue la montre désespérée, incapable d’exercer sa magie — elle a beau invoquer Hécate, appeler les divinités de l’enfer, personne ne lui répond :

Des mots
Je sème plaintes et mots dans un désert
Quand passerai-je à l’attaque ?

Sa douleur, qu’elle avive au cours des scènes suivantes, lui permet d’atteindre l’état de fureur recherché. Alors seulement la magie de son chant pourra inverser le cours du temps. Après avoir rassemblé toutes sortes de poisons lors d’une scène décrite par la nourrice, témoin du rituel de mort, Médée se lance dans une longue incantation que ponctue l’aboiement de la déesse Hécate, signe que celle-ci accepte d’exaucer sa prière.
Le peu de temps que Créon lui a accordé pour s’exiler, Médée le transforme en un jour mémorable :

Un seul jour pour deux enfants
Mais je ne pleure pas sur ces instants trop brefs
De ces instants je ferai une éternité
Et de ce jour, un jour à jamais mémorable
Jour de profanation
Jour de chaos

Scène IV

La réécriture de Sénèque fait de la temporalité l’un des enjeux dramaturgiques majeurs de la pièce. À partir du choeur III, la scène plonge dans un temps qui n’est plus celui de la civilisation mais celui du mythe des Argonautes, un temps que Jason a cru pouvoir oublier. Médée convoque les figures infernales — Tantale, Sisyphe, les Danaïdes —, se réfère à la mort de Prométhée ou encore à celle d’Hercule, ramenant par les mots "tout aussi redoutables tout aussi efficaces" l’espace du mythe.

Ce jour est le mien
J’utilise le temps accordé

Scène XI

Par sa puissance retrouvée, par son pouvoir sur le cours des astres, elle incarne avec la démesure du monstre le précepte stoïcien qui fait du temps le seul bien que le sage doit posséder (voir la première lettre à Lucilius). À la dernière scène, la magicienne fige le présent, liant Jason à elle pour l’éternité.

Texte : Sénèque
Traduction : Florence Dupont
Mise en scène et scénographie : Tommy Milliot
Dramaturgie et voix : Sarah Cillaire
Lumières : Sarah Marcotte
Sons : Adrien Kanter
Assistant mise en scène : Matthieu Heydon

Avec Benedicte Cerruti, Charlotte Clamens, Cyril Gueï, Miglen Mirtchev

Production MAN HAAST et La Criée - Théâtre National de Marseille

Voir le site de Man Haast : www.manhaast.com/médée