Médée de Sénèque, entretien avec Alexandre Ben Mrad / théâtre (2021)

Alexandre Ben Mrad : Tu es « dramaturge » : cela ne veut pas dire que tu écris des pièces de théâtre, mais que tu es la collaboratrice artistique de Tommy Milliot. Peux-tu expliquer brièvement en quoi consiste cette fonction et, plus précisément, comment elle se pratique avec Tommy ?

Cette fonction diffère selon les collaborations. Avec Tommy, je n’écris pas directement pour la scène, mais mon travail concerne avant tout l’écriture. Je peux par exemple procéder à des ajustements sur le texte d’un auteur ou d’une autrice quand celui-ci ou celle-ci le permet (Lotissement de Frédéric Vossier), revoir la traduction en accord avec le traducteur ou la traductrice (Massacre de Lluïsa Cunillé, traduit du catalan par Laurent Gallardo) et bien sûr, en amont des répétitions, procéder à une analyse textuelle approfondie. Mais la spécificité de ma fonction de dramaturge, au sein de Man Haast, est d’être associée à toutes les étapes de la création, du choix de la pièce jusqu’aux dernières répétitions. Cette place forte donnée à la dramaturgie, voulue par Tommy, s’explique par l’importance accordée au texte. C’est vraiment la colonne vertébrale sur laquelle s’appuieront les actrices et les acteurs, et qui déterminera l’espace, la lumière, le son.
 
On parle souvent du ou de la dramaturge comme un.e « second.e » du metteur en scène. Est-ce que cette métaphore te paraît juste ? Quelle autonomie vis-à-vis du metteur en scène trouves-tu lors des créations ? Te considères-tu comme la dramaturge de Tommy ou la dramaturge de la compagnie ?

Je ne me perçois pas du tout comme une seconde metteure en scène. J’ai assez à faire avec la dramaturgie ! Tommy orchestre un tout constitué de plusieurs éléments, dialogue avec des personnalités aux sensibilités différentes. Le fait de n’avoir à m’occuper « que » de la dramaturgie me permet d’avancer des positions qui seront peut-être compromises par la réalité du travail de mise en scène, mais que je peux dans un premier temps affirmer, défendre. Je n’ai pas à composer avec le réel, ce qui est assez agréable. Dans un second temps, le va-et-vient entre le texte et ce qui prend forme au plateau donne à l’écriture une dimension qui me surprend toujours : la vérité des corps, des voix, ce que modifient la lumière et le son, le rapport à l’espace, tout cela amène ailleurs. Et la dramaturgie « de plateau » suppose alors un regard différent, bien que je ne perde pas de vue le texte. Il continue d’exister tel un palimpseste, une écriture originelle sur laquelle une autre œuvre se grefferait, « ni tout à fait la même, ni tout à fait une autre », comme dans le poème de Verlaine.
Là où ma réflexion dramaturgique rejoint l’esthétique de Tommy et, surtout, son rapport à l’espace, c’est que l’ouverture du sens me semble essentielle. Je ne propose d’ailleurs jamais d’analyse interprétative proprement dite, j’aime avant tout travailler la littéralité de la langue, faire entendre les sons, la syntaxe, la construction de la phrase. Non pas interpréter mais rester au plus près des mots pour laisser les enjeux surgir. Le sens d’un texte est inépuisable, on s’en rend compte en relisant : selon l’âge, l’expérience, l’humeur, le même livre peut être lu différemment. Je crois qu’avec Tommy, nous essayons de donner à chaque spectateur un accès direct à l’œuvre, sans lui imposer de vision trop fermée. Cela se traduit par une certaine abstraction au niveau spatial et, à l’inverse, par un désir de rendre la parole concrète, incarnée plutôt qu’interprétée. Nous aimerions que chacun.e ait l’espace de déployer son propre imaginaire, de s’approprier ce qui se joue.

Comment se profile le travail dramaturgique sur une matière aussi foisonnante que celle de Médée ?

En amont, je me suis bien sûr plongée dans le mythe et dans la spécificité du théâtre romain. Si nous ne voulons pas reconstituer la tragédie de Médée telle que nous supposons qu’elle ait été créée du temps de Sénèque, nous avons le souci de transposer de façon contemporaine ce qui fait sa puissance : sa langue, l’alternance des parties parlées, chantées ou récitées, l’importance de la magie associée au personnage de Médée ou encore la dimension spectaculaire recherchée par l’auteur. Cette transposition conduit à des choix. Il y a donc à la fois un travail de recherche et une réflexion menée conjointement par l’équipe artistique, sur les moyens possibles de rendre actuels, sans les dénaturer, les enjeux esthétiques et politiques de la pièce.
 
Pourquoi le choix de la version de Sénèque, dans la traduction de Florence Dupont ?

Le choix de Sénèque appartient à Tommy, et j’ai dû faire le deuil d’Euripide, oublier la Médée grecque ! En revanche, la démarche de Florence Dupont m’a tout de suite convaincue. La liberté de sa traduction sonne comme une autorisation : le texte découpé selon une unité de sens, est constitué de vers libres, sans didascalies. On est face à un long poème. Mais la typographie permet de distinguer les dialogues, le chant, la parole rapportée. C’est à la fois ouvert et très précis, car on se rend vite compte de l’extrême théâtralité de l’ensemble : tout a été pensé pour le jeu, de l’enchaînement des scènes aux interventions du chœur. La mécanique opérée par Sénèque est parfaitement maîtrisée : Médée a moins d’une journée pour inverser le cours du temps humain et accomplir son nefas. Sénèque s’intéresse plus au comment qu’au pourquoi du crime. La monstruosité annoncée au prologue adviendra quoi qu’il en soit.

Tu es dramaturge mais aussi comédienne. Est-ce important pour toi, en tant que dramaturge, de maintenir un contact fort et concret au plateau, à l’interprétation non plus herméneutique mais scénique ?

Oui, c’est précisément ce qui m’attache à la compagnie Man Haast. Il me serait difficile de n’intervenir qu’en amont. À mon sens, la dramaturgie vise la cohérence d’un tout, la mise en abyme du fond et de la forme, du début à la fin. Par exemple dans Médée, la lumière a une importance capitale, à la fois par ce qu’elle raconte du personnage et pour figurer sa puissance. L’échange constant avec Sarah Marcotte permet de revenir sur le texte différemment, de mieux percevoir comment Sénèque tisse ensemble temps réel et temps magique, de nourrir par ricochet l’interprétation herméneutique.
 
Peux-tu nous parler du parti pris d’un chœur-voix ? Pourquoi avoir choisi une voix féminine pour ce chœur que Sénèque a imaginé comme étant celui d’habitants révoltés de Corinthe ? Est-ce un moyen de renvoyer Médée à sa solitude ? De métaphoriser son propre déchirement intérieur ? Est-ce un hasard qu’il s’agisse de la voix de la dramaturge du spectacle ?

Ce choix d’une voix pour le chœur est l’un de nos partis pris de transposition. En effet, ce chœur incarne la voix des habitants de Corinthe, mais rien ne dit qu’il s’agisse d’hommes ou de femmes. Il y a là une indéfinition que les différentes traductions n’élucident pas. Cette voix de la rumeur, de l’hostilité d’une foule envers une femme, nous l’avons voulue anonyme, désincarnée, à la fois omniprésente et invisible. Mais cette voix peut être aussi perçue comme celle de l’écriture mythologique : le chœur dans Médée renvoie certes à la colère des Corinthiens mais retrace également l’épopée des Argonautes. Il est alors dit sapientiel et transcende la vox populi. Pour avoir profané l’équilibre des éléments instauré par les Dieux, Jason doit payer. Ainsi le chœur fait de Médée le châtiment du héros grec. En tant qu’élément fondateur de la construction musicale, il sera intégré à la création sonore conçue par Adrien Kanter. Ce choix nous offre la possibilité de créer sur scène un hors-champ habité autrement que par la parole.
Cette voix féminine renvoie-t-elle Médée à sa solitude ou devient-elle à l’inverse métaphore de son déchirement ? Il faudrait présumer de ce qui appartient à la sensibilité de chacun.e, de ce qu’un texte déplace en soi le temps d’une représentation. La diversité des interprétations, à la sortie d’une pièce, dissuade d’une telle visée. En revanche, le choix d’une voix féminine, en évitant certains effets de rupture, favorise le continuum de la tragédie, son mouvement implacable : une fois que Médée apparaît sur scène, rien ne pourra l’arrêter.

Entretien mené par Alexandre Ben Mrad, élève dramaturge au TNS (avril 2021)