Médée - Carnet de dramaturgie II

Les dieux n’existent pas

Va témoigner partout où tu iras
Que les dieux n’existent pas.

La tragédie de Sénèque s’achève sur ces mots lancés par Jason tandis que, hissée sur son char ailé, Médée triomphe :

Tu me demandes pitié
Alors tout est bien
Nous avons touché au but
Douleur

Il y a là deux axes qui sonnent comme des accomplissements : d’une part, Médée a su marquer à jamais le corps de son amant. La trace qu’elle laisse existe. Ce sera celle de la douleur insurmontable.
Durant toute la pièce, elle n’a de cesse de rappeler à Jason qui elle a été pour lui : alors quoi, là où il y a eu de l’amour, il n’y aurait plus rien ? Cet oubli est insupportable, seule la folie (qui prend le masque de la cruauté) permet de traverser la négation par l’autre de ce qu’il y a eu, son effacement pur et simple. Le double infanticide, crime ineffable, doit conjurer ce risque d’oubli.
Au-delà d’une mémoire déloyale (et Médée s’obstine à nommer les crimes accomplis « pour » l’homme qu’elle aime), Jason ne prend jamais la mesure de l’abandon qu’il commet. La souffrance qu’il inflige, il ne la voit pas. Le peut-il, somme toute ? Euripide comme Sénèque ne le représentent pas comme un homme épris de lui-même, avide de pouvoir, sorte de Narcisse sans scrupules. Au contraire, Jason semble empêtré dans des responsabilités qui le dépassent : ses enfants, avant tout (et Médée flaire alors le point faible), sa survie. Peut-être, aussi, la survie de celle dont il connaît la démesure. Médée n’a-t-elle pas découper son frère bien-aimé en morceaux pour échapper à la fureur d’Aétès, son père ?
Pourtant, dans des versions antérieures, aux origines du mythe, ce sont les Corinthiens qui tuent les enfants du couple (on en retrouve l’écho chez Euripide, Médée préférant tuer elle-même ses enfants que laisser à d’autres leur assassinat).

La Médée de Sénèque non plus ne comprend rien, n’entend rien, comme si elle éprouvait une jouissance morbide à revivre sans fin la trahison, et l’abandon qui en découle. Ni Créon qu’elle ne redoute en aucune façon, ni la Nourrice à laquelle des sentiments d’affection la lient ne peuvent la sortir de sa représentation figée, manichéenne. Elle apparaît comme enfermée dans son délire, sourde à tout discours apaisant.
Son existence, ordalique, est celle d’une personne qui décide elle-même de ce qui est bon ou mauvais, sans corps intermédiaire, sans recours à quelconque figure d’autorité. Ni père, ni Dieux, ni maître. Anarchiste avant l’heure, Médée veut organiser seule son chaos.
Si sa puissance fascine, elle peut aussi dégoûter. Sénèque philosophe sait combien la folie du héros tragique et celle du tyran se ressemblent.

Il ne faut pas juger non plus que la colère contribue à la grandeur d’âme ; car ce n’est pas de la grandeur d’âme, c’est de l’enflure ; pour les corps gonflés par l’abondance d’un liquide malsain la maladie n’est pas de l’embonpoint, mais une surabondance dangereuse. Tous ceux qu’un esprit insensé élève au-dessus des pensées humaines s’imaginent avoir des aspirations élevées et sublimes : au fond il n’y a rien de solide et ce qui s’élève sans fondations menace ruine. La colère manque de base. Elle ne procède de rien de stable et de durable ; elle ne renferme que du vent et du vide et elle s’éloigne autant de la grandeur d’âme que l’audace du courage, la présomption de la confiance, la tristesse de l’austérité, la cruauté de la sévérité. Il y a une grosse différence, dis-je, entre la sublimité et l’orgueil.

Sénèque – De la colère, traduction d’Abel Bourgery (Les Belles Lettres, 1966, p.24)

Valérie Dréville dans Médée-Matériau de Heiner Müller, mise en scène d’Anatoli Vassiliev (2017) - @Jean-Louis Fernandez

Texte : Sénèque
Traduction : Florence Dupont
Mise en scène et scénographie : Tommy Milliot
Dramaturgie et voix : Sarah Cillaire
Lumières : Sarah Marcotte
Sons : Adrien Kanter
Assistant mise en scène : Matthieu Heydon

Avec Benedicte Cerruti, Charlotte Clamens, Cyril Gueï, Miglen Mirtchev

Production MAN HAAST et La Criée - Théâtre National de Marseille

Voir le site de Man Haast : www.manhaast.com/médée