MOI d’un côté et MOI de l’autre côté de mon bichon poêle en fonte - Alexandre WAT / traduction (2011)

EN 2008, à l’occasion d’une collaboration avec les éditeurs de la revue MIR, Christophe Manon et Antoine Dufeu, nous nous sommes lancées avec Monika Prochniewicz dans la traduction du poème futuriste Moi d’un côté et MOI de l’autre côté de mon bichon poêle en fer écrit par un « jeune Faust varsovien de dix-huit ans » qui envisageait de « se suicider en tant que poète maudit au plus tard avant l’âge de 25 ans », comme se décrit avec humour l’auteur lui-même, Aleksander WAT.
Ce projet débouchera en 2013 sur l’entière traduction du manifeste et sur sa publication au sein du recueil Lucifer au chômage, traduit par Erik Veaux pour les Éditions L’Âge d’homme.
Sur Retors, on peut également lire en bilingue les premières pages du poème, véritable manifeste truffé de références mythologiques, bibliques, et de clins d’œil à Rimbaud, Offenbach, Maïakovski…

LES MAINS PARFUMÉES D’ALEKSANDER WAT

Le bonheur flâne derrière nous inenjoué essentiel nécessaire et doré. Il ramasse tous les parfums des sans-abris, les sourires des gens silencieux, les splendides clichés indicibles des solitaires maladroits. Inaccessible — où que tu regardes, il observe même à travers les trous des yeux du seul masque tragique, même dans les Villes Nouvelles, où l’on déclame, sanglote, meurt, gesticule, où l’on chante de magnifiques concentrations, les apothéoses théâtrales de gens raffinés, autotatoï [1], de prêtres de la conscience enjouée et possible ; minaudant derrière le dos des rois obèses qu’amuse la danse macabre de la Mort avec la Princesse de Trébizonde.
Sur les carillons juvéniles de ses cuisses, il se promène, parmi les échafaudages des gratte-ciel, désordres, marchés, aux Fêtes des Cieux, devant des vitrines de magasins chic, dans des foyers de ciné-théâtres, entre les fripes, accessoires, parfums éventés et femmes,
Désenjoué, invisible pour les autres — moi seul le reconnais : Dans l’éclat des globes non-voyants d’une prostituée, tournant en ronde cosmique ; dans le balancement de misérables lords rasés ; dans la niche sombre du chien abandonné qui attend son Maître bleu ciel bleu nuit. Dans la croupe vermoulue de la petite vieille qui chauffe ses rhumatismes au soleil.

LA LÉGENDE DES CIEUX. Des filles meurent sur le pissenlit pâle des horizons.
On se disait des contes, les légendes de Ronsalvat. Les rois penchés sous le poids de leurs couronnes. Des reines maigres grelottant à la marée des horoscopes de velours ne changent pas leur chemise tachée. Le chevalier errant arrache avec une pique et, en sacrifice à la Madone, il offre son propre cœur rouge, vivant, pantelant.
Dans un porche sur le sol d’argile, depuis le trône de l’archevêque jusqu’à la niche de la triste veuve Dioné, de plates sorcières échevelées rampent, se traînent, se pelotonnent. Les villageois de Norcia soulèvent leurs massues de lait.
Une porte cochère s’ouvre en grand.

2. Un rab [2] fouetté, esclave d’Onanie, rencontra en chemin, sur la troisième marche de la Roue Tordue [3], une Béatrice de treize ans. Et comme c’était un crépuscule qui chassait d’un long cil en velours les sorts intempestifs et tous les mauvais temps — il l’attrapa donc par ses petits doigts et la mena sur sa couche, pourpre et solitaire. Mais épuisé (la faiblesse lui avait plié sa colonne vertébrale et ses mains flétries), il lui tourna le dos : Et, poussé, il roula sans bruit par un orifice carré jusqu’au trésor des treize brigands célestes.

ON PASSAIT AUX POIGNETS DES MENOTTES DE ROSES.

MOI. Une vieille mégère, grattant son genou rose, plissé par la graisse, m’a jeté du comptoir un regard ponceau de Messaline.

MOI, je bois d’un trait un punch de grenade. MOI BEAU COMME LA BEAUTÉ BLEUE DE L’ANTIQUITÉ BRISÉE.

SOMBRES VOYAGES. Les Scythes à califourchon sur de petits chevaux, croupes saines et parfumées, bas des jambes poilu, peuvent un soir de vêpres vert-de-gris te mener outre-mer dans des pays de diamant.
Dans un palais souple comme un lotus, dans un souple comme un lotus palais, dans une vaste salle damassée, t’attend une soupe rose au parfum savoureux, préparée avec tout l’art d’une fillette matinale.

2. Voyages de l’Oubli entre l’Arche d’Alliance et l’Arche de Décès.
De pâles orgiastes, chacun dans une minuscule cathédrale qu’éclaire une lumière céleste, épient le rythme de mes pas sourds et lugubres.
Parfois mes pieds trompent par leur platitude de troglodyte ou d’homo cromagnesis le travail de tonnellerie des pavés. Je fais des va-et-vient va-et-vient parmi les arcades cadavériques de mes péchés.

3. Mes visages que je change à chaque zénith du soleil ne vont pas à vau-l’eau. Ils se conservent dans de vastes sous-sols putrides aux piliers rongés par la vermine, par les naines bariolées et généreuses de vaisseaux boliviens, et par la lueur violette des fentes. Fichés sur des crocs couverts de rouille rouge sang, en lieu et place du front où une nuit je vrillerai la cartouche flemmarde d’un browning (serré dans ma patte droite). Parmi les barbes grises poussant chaque nuit de pleine lune errent et hurlent des chacals blancs.

4. Je me suis proclamé le tsar de l’espace, l’ennemi de l’intérieur et du temps.

Ayant acquis le savoir joyeux du masque, je brûlais d’un merveilleux désir : m’espacer ! Mais un jour je fus terrifié par une fente sans fond que j’aperçus juste derrière la surface de mon nez, alors que je le regardais de l’œil droit. Maudite fente, maudit principium individuationis, tel un cafetan jaune, me terrifie, me tracasse, me fouette, me tord, me paralyse. D’où prendre la force pour le franchir ! D’où ! Depuis lors stupéfait comme le ciel, je contemplais la flamme pâle de la bougie qui brûle dans le coin gauche du miroir tout en bas. Seules les fantasmagories des lunes me sortaient de ma torpeur : sous la clarté cendrée, fronçant le visage dans une crispation incroyable, penché du côté gauche et soulevant le bras droit et le petit doigt droit ; juste ça, et le petit doigt gauche un peu plus bas, tout en fléchissant le genou droit : juste ça ! je piétine et je couine :
tim tiu tju tua tm tru tia tiam tiamtiom tium tiu tium tiu tium tium.

5. J’extrais entre minuit et midi le bleuté de l’essence des heures aux cheveux gris. Sur les plaques noires des vitres je transcris les festins de mystères oubliés. Dans les profonds sous-sols humides j’invoque l’esprit d’oxygénation que je suspends aux bras des lampadaires tricolores, cloués aux amphithéâtres des murs.

DIVERTISSEMENTS NOCTURNES D’UN GENTLEMAN.

Les sorcières andalouses claquant des castagnettes dansèrent un one-step joyeux avec un Juif maigre mélomane long long noir mélomane jusqu’aux cieux des habitants des steppes kirghizes. Les Centauresses qui défendaient le trône s’élevaient en battant lentement des ailes en harmonie sur les plus hauts sommets des matins cinabre. Pris d’une panique terrible, les saints se sauvent, pillant en chemin tous les biens. Les sorcières andalouses chic et juvéniles se retournèrent à la vue du dieu bachkir en fuite : ce vieux boiteux puant qui s’était extirpé à grand-peine de son trône vagabondait en sautillant sur la route déserte ; et des heures durant il se tourna vers nous, crachant des jurons purulents en nous menaçant furieusement de sa béquille, empestant démesurément.
Sur les boulevards, lors des soirs froids et hurlants, ce divertissement somptueux et noble m’amusait beaucoup.

COMPTES PRÉMATURÉS. Des femmes m’a repoussé l’odeur répugnante du sang.
D’ailleurs, j’ai assez déjà violé de corps de bronze de femelles sur la glèbe gonflée des plateaux africains. Doté de l’art de ressentir réellement chaque possibilité, j’en étais fort content. En effet, le ballet des ardeurs dans sa richesse étant infini, je croyais que ma vie serait pittoresque et dépourvue d’ennui.

2. Enfance : sur la pâleur des anémones du front elles mettaient tous les sermons et les emblèmes mystérieux des vallées de Josaphat. Chœur des séraphins extatiques, conjurations des cieux, révolte des grandes passions. Prime jeunesse malade, tempes jaunes, doigts de Marie bénissant la poitrine creuse. Harmonie navigations fantastiques de l’étude quand dans l’autel du cœur malade des roses terriblement rouges s’inclinaient, rêves d’apprenti, ravissement des séraphins, douce bénédiction et, vers d’impitoyables murs infranchissables, chute de la tête lourde lacrymale et humide.

L’azur du ciel de la Renaissance : Elle le libérera. Naissance de la dixième Vénus. L’entonnoir des orgies métaphysiques enfin et de nouveau sang étourdissement torpeur. L’héritage (flétrissement des vieilles lignées). Dix-sept ans ; Afrique ! la canine qui s’éveille. Foin de la conscience. Je pars « Libérer mes sorcières ». Fuite ratée ! Dislocation, répugnance, faim de vivre et manque d’appétit. Mollesse. « Je suis un cloaque vivant ». Après deux ans de léthargie de fumier et de rabougrissement, d’errance parmi les gens — conscience — flétrissement des mains — maintenant je m’occupe de théologie et je pars pour Paris puis au Tibet dans les monastères des gris ou pour Sanct Francisco.
Fin de la pièce. Adieu madame la comtesse. Am stram gram à la dernière des dames.

FÊTE DES MARIE. C’était le jour des Marie. Les Marie célébraient leur fête. La Marie des rues qui m’aimait avait une longue robe violet solférino, vingt ans, des légendes et d’opales apothéoses d’humiliations et de mélodies éventées.
Quand elle dansait s’élançant et reculant devant la lutte des manteaux errants des lampes électriques et des éclairs forts et miroitants du couteau d’un lazzarone-lampadaire courbé.
Les rêves brûlaient, mâchaient, dansaient, piaillaient. Les tables-consoles louchaient vers les Marie avec leur bouche argentée pleine de parfums maléfiques, de villes d’acier, de l’étoile silencieuse qu’on ne peut avaler, du manche des rituels inexistants des mers.

Les Marie célébraient leur fête dans un immense faubourg de vieillards. Elles tournoyaient pleuraient serraient elles glapissent glapissent glapissent. Compatissent, embellissent, applaudissent. Et pendant que les mâchoires pourrissant chantaient en bas la joie — les sifflements et les cataractes de nouveaux morts-nés, l’arôme de l’avant-bras et les superbes boutons sur le nez de la mini Baronne leur apparaissaient. Entourées par des maisonnettes d’agents immobiliers hermaphrodites d’Amsterdam, avec leurs petites fenêtres à bouclier et panache de moustache violette. À chacune brûle une bougie et se tient un vieil horloger ébahi aux jambes arquées par une tristesse idiote et bleuâtre. À travers les alchimies pénibles de forêts et les sept chandeliers de Salomon, à travers les sept voyages de Jésus – la réponse des volumes en pierre : Amen venerabilis Domine [4]. Les branches d’oliviers des étoiles se sont endormies sur le mont Gargano, comme dit le Bienheureux [5] Jacques de Voragine, et elles ont dormi jusqu’au déjeuner.
Quand le réveil s’accomplit dans les ravines, tanières de nobles ours appesantis, où rampent les draperies framboise et les nuits écarlates en résille.
Quand les Marie éteignirent leur fête.
Et à la première aurore, sur un coursier moreau qui faisait tinter ses petits fers en or, arriva le chevalier Mort — avec l’Enfer derrière lui. Ils baisent mes mains parfumées.
MALADIE. La maladie en venant a tout d’abord plissé les ourlets des paupières. Les globes oculaires vibrent d’un fin tremblement mesmérien. Et après toquant gaiement gaiement mon genou à front j’ai pris de la vitesse sur la droite ligne en fer des rails.

2. Parce que le pissenlit me faisait terriblement mal, j’ai laissé mes ongles manquants à manucurer aux mornes dames de Biarritz, pensant que cela aiderait. Mais ce qui a aidé fut un neuf heures quand, de mon œil brisé, j’ai balayé la peau maigre de mes mains.
Et c’était déjà le second jour de diarrhée sanglante, Et les bateliers en capuches blanches d’Esquimaux repêchaient avec de longs harpons tranchants des trolls des incubes et des fioles bouchées qu’ils jetaient entre mes pâles lèvres ouvertes sur l’horizon.
[...]

Charte graphique du Cosidor : Philippe De Jonckheere
Mise en code, sous Spip, par Joachim Séné

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[1Eux-mêmes au plus haut degré. (NdT. Les notes suivantes sont des traductrices, sauf indication contraire)

[2Esclave, en russe

[3Nom d’une rue située dans la vieille ville de Varsovie

[4Amen, Seigneur vénéré

[5En français dans le texte