Sa Pologne

© Monika Próchniewicz

Sa Pologne commence par une carte postale, de celles qu’elle envoie parfois depuis Żelechów, l’été ou l’hiver. Sur cette photographie prise en 2017, il fait moins quinze. Les troncs des bouleaux dénudés ressemblent à des pattes de zèbres. C’est la campagne. Je ne lui ai jamais demandé ce qu’on cultivait autour de Żelechów, dans ces champs où neige et barbelés forment des lignes parallèles.

Nous sommes à plus d’une heure de route de Varsovie.

Żelechów, une très petite ville. Moins de cinq mille habitants.

Elle dit « carte postale » avec ironie, comme tout ce qui touche à sa Pologne. Même quand c’est beau, comme cette photographie de campagne au ciel bleu. La cueillette des champignons, sourire. La carpe qu’on sert à Noël, sourire. La messe paroissiale, sourire. Pareil pour la porcelaine aux motifs traditionnels ou la vodka aux coings. Même les harengs que mes enfants adorent, ceux qui baignent dans la tomate et les oignons, elle les déballe en s’excusant : « Encore un de mes trucs polonais ». L’adolescence chez les bonnes sœurs, haussement de sourcils. Soupir. On dirait qu’aimer la Pologne est suspect. De moins en moins aimable avec les années. D’ailleurs, depuis vingt ans qu’on se connaît, elle ne m’a pas fait aimer son pays. C’est elle qui s’est fait naturaliser. Elle est maintenant polonaise et française.

Une fois, il y a plus de dix ans, elle a constaté : « J’ai compris très tard que mon pays était antisémite. C’est quelque chose qu’on n’apprend pas à l’école ». Elle était en colère. Parfois, je ne sais pas où la rejoindre, dans son amour ou dans sa colère. Mais la colère, ce n’est pas la peine, la sienne suffit.

Sans faire attention, j’ai franchi la frontière de ses dents et j’ai avalé sa langue mouvante. Elle vit maintenant en moi comme un petit poisson japonais. Elle se frotte contre mon cœur et mon diaphragme, comme contre les parois d’un aquarium. Elle fait monter de la poussière du fond.
Celle que j’ai privée de sa voix me fixe avec de grands yeux et attend la parole.
Mais moi, je ne sais pas en quelle langue m’adresser à elle, celle que j’ai volée ou celle qui fond dans la bouche du trop-plein de la lourde bonté.

La Langue de Zbigniew Herbert, traduit en 2007 par Monika Próchniewicz

Pour présenter ce poème de Herbert, Monika a écrit : "L’ironie, omniprésente dans la poésie de Herbert, est devenue un trait caractéristique de son écriture. Le détournement perfide du domaine de l’idéal et sa transformation en régime totalitaire compromettent le sens initial de la notion d’utopie : le poète fuit la tentation utopique par la voie de l’ironie. Et si, lorsqu’il se sent héritier de la culture européenne, l’utopie attire le poète, la distance ironique l’empêche d’affirmer librement cette attirance."

Ces mots résonnent avec ce que je comprends du rapport de Monika à son pays, avec cette idée de la Pologne, toujours détournée, violemment, aujourd’hui encore par ce que représente le pouvoir de Kaczyński. L’ironie permet le regard.