Son âge de grâce / récit (2015)

Texte lu en novembre 2015, à l’occasion d’une matinée « Plateaux » à la médiathèque de Romainville. Un grand merci à Eloïse Guénéguès, à l’association Bibliothèques en Seine Saint Denis et à Arno Bertina. On peut retrouver certains extraits dans le documentaire que nous avons consacré, Gaëlle Hispard et moi, à la bibliothèque Elsa Triolet : Comme un puits au milieu d’un village. En remerciant pour leur confiance Brigitte Bignotti et Michelle Dumeix.

Il y a eu des époques sans théâtre, des époques sans cinéma ou sans piscine, mais jamais d’époque sans bibliothèque, rare lieu public fréquenté dans la continuité, quelles que soient les villes ou la taille des villes que j’ai pu habiter.

Durant l’enfance en Auvergne, celle du Mayet-de-Montagne, une pièce étroite, sombre, à la moquette poussiéreuse, du moins figée comme telle dans mon souvenir, à l’image du plein hiver de montagne bourbonnaise, rude et silencieux.

Celle de Vichy peu après, la médiathèque Valéry Larbaud, un bâtiment de plusieurs étages avec un renne ailé sur la façade et des palmiers en pot à l’entrée. Assise dans un fauteuil recouvert de skaï orange, j’y ai lu Asterix, Thorgal, L’Inspecteur Canardo, écouté en boucle les vinyles de Bowie, Leo Ferré, préparé des exposés à plusieurs. Un endroit où se réfugier l’hiver, quand il fait trop froid pour traîner dans les rues.

À Toulouse, ce sera la bibliothèque de la rue du Périgord, dite bibliothèque d’étude et du patrimoine. Conçue par l’architecte Jean Montauriol comme, je cite, « un palais rêvé des livres et des travailleurs », sa gigantesque salle de lecture (plus de mille mètres carrés baignés de lumière naturelle sous une coupole en rosace) abritera mes premières prises de notes : là, partagée entre le saisissement du monde et mon impuissance à justement le saisir, je préfère rester assise des heures plutôt qu’aller dehors, appelant inspiration ce qui est surtout du recueillement. J’aimerai particulièrement m’y rendre en nocturne pour accompagner mes lectures des paysages de nuit aperçus par les hautes fenêtres Art déco sur lesquelles sont peintes au sulfate de cuivre des couronnes de lauriers. Les gens bougent autour de moi mais nous ne nous voyons pas, tous dans nos livres, comme des êtres qui dorment et bougent en dormant.

Dans cette salle d’étude comme dans toutes les bibliothèques que j’ai fréquentées depuis, l’espace et le temps ont la qualité particulière de pouvoir s’estomper. On y perd ses repères spatio-temporels. Plutôt, on n’en a pas besoin. Et plus facilement qu’ailleurs, sans doute parce que cette qualité guide la conception même du lieu, j’y fais chaque fois l’expérience de la dépossession, remplaçant ma volonté et mon imaginaire par ceux de tel ou tel auteur, m’appropriant certaines de leurs pensées, certains de leurs actes, voire certains paysages dont je ne doute plus ensuite les avoir vus pour de vrai.

Ma mère a été bibliothécaire sept ans — ce fut son dernier métier. Retraitée prématurément de l’Éducation nationale, alors qu’elle soignait une dépression dans un centre médical des Pyrénées, on lui parla d’un poste vacant de bibliothécaire à mi-temps. C’était un travail bénévole, en contrepartie duquel, selon un arrangement plus ou moins officiel, elle recevrait un logement. Eau et chauffage compris. Elle qui avait sombré dans l’absence du goût de vivre trouva dans le même temps un but à ses journées, un cadre professionnel, un lieu de vie et une gratification. Ces sept années m’ont toujours semblé avoir été son âge de grâce. Était-ce d’être passée du statut de malade à celui de personnel soignant ? Était-ce d’être portée par les livres ? Je ne l’avais jamais sentie aussi heureusement accaparée, même si elle râlait de voir les romans de Danielle Steel et autres Barbara Cartland partir souvent les premiers, son budget d’achat de nouveautés amputé au profit de l’atelier mosaïque ou les revues du présentoir dérangées après consultation.

Ma perception est-elle fausse ? Peut-être n’a-t-elle pas été ici plus heureuse qu’ailleurs ? L’état de grâce que j’associe à cette époque correspond à un angle différent de notre relation puisqu’à l’occasion de ces sept années, j’ai pu la voir au travail : j’ai vu ses gestes habiles, précis, quand elle couvrait et réparait les livres, son goût de l’organisation rationnelle, systématique. J’ai vu des lecteurs impatients de la voir apparaître avec les clés de la salle. Je l’ai vue pousser son chariot dans les couloirs pour faire le tour des malades alités. Je l’ai vue nécessaire, forte, différente de la femme inquiète entravée dans ses désirs que je lui reprochais d’être.

J’ai regretté qu’elle quitte son poste dans les Pyrénées pour venir vivre près de nous à Paris. J’ai regretté qu’elle fasse de nouveau l’expérience du vide, à l’extérieur comme à l’intérieur de son deux pièces parisien.

J’ai sans doute inventé ce mythe de la bibliothèque pour être sûre qu’elle avait été heureuse quelque part et parce qu’il m’est facile depuis de le nourrir par la fréquentation des bibliothèques de mon quartier ou par celle de la BPI avec ses nocturnes et son gigantisme, aussi ouverte à tous que pouvait l’être à Toulouse la salle de la rue du Périgord : SDF affalés devant les télés du monde, étudiants qui parlent trop fort, fous, chercheurs fous et ceux que rebutent, comme moi, les salles enterrées de la BNF — nous tous, rassemblés par un même besoin de communion. Après avoir bu du mauvais café au distributeur de la cafétéria, les yeux fixés sur la couleur du ciel, je rejoins mon siège et mes livres, l’esprit en balade parmi des discours que j’entends sans entendre de voix, étrange polyphonie de paroles muettes qui n’est pas la présence du monde, mais un moyen de l’écouter tout en lui échappant.