À dix-huit ans, je suis tombée sur les mémoires de ma grand-mère, Adeline Martí — deux cahiers orange à spirales, noircis du début à la fin, numérotés à la main. Adeline y raconte son enfance et son adolescence en Catalogne, juste avant le coup d’état mené par Franco et ce qui s’en est suivi : la Guerre d’Espagne. Soucieuse de rendre cette histoire lisible, j’entreprends alors de la réécrire.
Ce texte a été lu le 20 juin 2018, grâce à l’invitation de Lucie Taïeb lors d’une soirée intitulée La Langue de l’autre, accueillie chez Entrevues
« Mamie a pris les armes ! » Depuis mes treize ans, j’aime claironner ce fait — une grand-mère combattante anarchiste comme signe distinctif, c’est mieux qu’un piercing ou que des cheveux rouges teints au henné — et de revendiquer le modèle. J’ignore pourtant tout des circonstances durant lesquelles ma grand-mère a voulu défendre la république catalane. Je sais seulement qu’elle a traversé la frontière à Bagnères-de-Bigorre et retrouvé mon grand-père en France, qu’ils ont alors trouvé refuge dans les Landes puis dans les Vosges avant de s’établir à Toulouse, comme beaucoup de républicains. J’ignore aussi l’histoire de la Catalogne, la particularité de son histoire. Cela reste l’idée d’un pays pas vraiment un pays, suspendu à une langue et au sang d’un drapeau, les fameuses 4 barres rouges sur fond jaune.
Pourtant, à peine ai-je lu quelques pages des cahiers orange que remontent les étés de l’enfance où, dans la poussière des rues étroites du vieux Barcelone, je guette à chaque carrefour les marchands de churros, ces beignets pleins de sucre qu’on me tend dans un cornet de papier imbibé d’huile de cuisson, tandis qu’alentour résonnent des voix de femmes, bruits de télé, pépiements de perruches s’échappant des portes-fenêtres obstruées par les tubulures en plastique et que, passant devant les façades noires criblées des balles de 1937 je les regarde à peine, pressée de parvenir jusqu’à La Rambla pour voir les kiosques à jouets, les numéros d’automates et les vendeurs d’animaux. Chaque année, nous restons plus d’un mois à Tarrassa et à Rubí. Ma mère, devenue une étrangère, parle alors une langue que je ne comprends pas.
Ici comme ailleurs, les hommes se partagent un prénom par lignée, Jaume le vieux, Jaume le père, Jaume le fils, et ainsi de suite même déclinaison avec Jordi, Joan ou Luis. Mon grand-oncle préféré, c’est Tiet Ramon, qui part acheter pour nous des bonbons à l’épicerie du coin, et des canettes de Kas, cette limonade goût orange ou citron que je ne bois que là-bas.
Dans les maisons fraîches des vieux oncles et tantes, la vie suit un cours régulier : marché le matin, sieste et promenade l’après-midi, poussière du dehors chassée du dedans, sols briqués, patio ombragé. Les femmes portent des robes tabliers à motifs, les hommes des pantalons de toile. Au matin, tous tapotent sur leur visage, leur cou, la même colònia qui propage derrière elle le parfum du vétiver. Au soir, sur les rebords des lavabos, les dentiers mis à tremper flottent dans une eau trouble.
Heures sonnées à l’horloge, morceaux de lapin racorni et calamars caoutchouteux égarés dans le riz safrané des paëllas, vin rouge bu au porró, bonbonne d’eau de Seltz, pyramides de pa amb tomàquet, tables de cuisine en formica maintes fois épongées. Durant les lentes journées de la tournée des familles, alors que des visages ridés nous observent en souriant, ma sœur et moi, nous reproduisons les quelques mots catalans appris — jamais por favor, buonas noches ou hasta mañana mais si us plau, bona nit et fins demà.
Quand je découvre les cahiers, la réalité décrite n’est pas du tout celle-là. Succession de noms, de dates, d’événements : j’ai sous mes yeux un petit bout d’Histoire, de celle qui s’inscrit aussitôt dans la mémoire des peuples. La Catalogne que raconte Adeline, juste avant le coup d’Etat des Généraux, celle du monde ouvrier des années 30, avec ses combats pour l’indépendance, les droits sociaux, syndicaux, pour l’émancipation des femmes, cette Catalogne-là est largement anachronique. Au moment où elle écrit, Adeline n’est d’ailleurs jamais revenue dans son pays — 35 années d’exil.
35 années d’un français greffé sur du catalan, la langue qu’elle a pourtant choisie, a-t-elle précisé sur la première page, « pour que mes petits-enfants puissent me lire ».
La femme qui milite à la CNT puis part le poing levé sur le front d’Aragon est aussi celle qui me chantait des comptines et cuisinait la soupe que j’aimais, petite, celle au tapioca.
Témoignage historique.
Archive personnelle.
Sur plusieurs pages, l’humidité a brouillé des morceaux de phrase ; sur d’autres, l’encre noire a déteint. Inquiète de la pérennité du récit et pour pallier le risque d’effacement, je décide de retranscrire l’ensemble à la main sur de grandes feuilles blanches A4. Une autre raison motive ce projet de réécriture, celle « d’arranger » la langue d’Adeline pour faire de C’était le mois d’août 1971 un vrai livre, c’est-à-dire un livre « bien écrit ». Le talent de ma grand-mère m’inspire en effet une fierté rétrospective : Adeline a beaucoup lu, cela se devine dans la composition rigoureuse du récit qui alterne passé et présent, dialogues et narration. La cohérence de l’ensemble me réjouit. À moi d’en corriger l’expression !
Je me mets au travail dès le lendemain. Au départ, je me contente d’accorder les verbes aux sujets, de faire concorder les temps, d’enlever les passés simples trop dix-neuvième, de redresser les accents, de tailler des paragraphes, d’épurer la ponctuation. Au fur et à mesure je supprime aussi les expressions inconnues, incompréhensibles, que je range sous l’étiquette « catalanismes » — tout ce qui sonne bizarre. Prise au jeu des corrections et des effets de gommage, j’apporte bientôt des nuances, une interprétation, croyant modeler une mémoire qui n’est pas la mienne. J’ai le sentiment d’écrire à mon tour, de cartographier mon propre territoire. D’une pierre, deux coups. Ma retranscription avance vite.
Je tiens là une revanche qui n’a rien à voir avec ma grand-mère, mais plutôt avec ma scolarité d’enfant issue de classe moyenne, petite-fille d’immigrés, préservée des mesquineries de la primaire et du collège par mes bonnes notes et, avant tout, par celles en français. La maîtrise de la langue, n’est-ce pas ce qui m’a permis d’accéder au respect ? Grâce à cela, j’ai pu écrire sous le préau les chansons d’éphémères groupes de musique, rédiger le courrier du cœur de mes copines, prétendre à la fonction suprême de déléguée de classe, gagner l’estime des grandes gueules auxquelles je corrigeais les rédactions et que je laissais copier sur moi, en dictée, par-dessus mon épaule. Écrire correctement a été une protection, une arme — aujourd’hui je dirais aussi un corset dont je réussis rarement à m’affranchir en mon nom, plus souvent en traduction mais parce qu’alors, ce n’est pas en « bon français » qu’il me faut écrire, mais dans la langue de l’autre, laquelle m’oblige et fait céder non sans mal mon complexe de bonne élève.
Mais pour l’heure, j’ai dix-huit ans, et je me suis mis en tête de « franciser » ma grand-mère.
Je m’en revint a l’usine et dans les semaines qui suivirent je me suis inscrite de des curs d’infermière. Le professeur, un étudiant en médecine qu’il avait du mal a finir ca carrière et qu’il continuait parce que son père déboursait, nous endormait presque avec ses leçons d’anatomie…
Voilà ce qu’elle raconte à la page 126 quand, renvoyée du front où les femmes sont devenues encombrantes, elle regagne Barcelone pour apprendre à soigner les blessés. Et que je corrige en :
Je suis donc revenue à l’usine et dans les semaines qui ont suivi, je me suis inscrite à des cours d’infirmière. Le professeur, un étudiant en médecine qui avait du mal à finir ses études mais qui continuait parce que son père le finançait, nous endormait avec ses leçons d’anatomie…
Ca ou rien je ne perdais pas mon temps.
Ça ou rien, au moins, je ne perdais pas mon temps.
En attendant je me rendais compte que mes pulsions avaient nettement un penchant par la pédagogie, la literature surtout. Parce que… comment expliquer cette irrésistible démangeaison d’écrire ? Je disais « mon journal » mais c’était pas vrai… J’inventais, j’imaginais. Ceux qui parlaient c’était d’autres qui passaient par moi, mais c’etait pas moi.
En attendant, je me rendais compte que j’avais vraiment un penchant pour la pédagogie, la littérature surtout. Parce que… Comment expliquer ce terrible besoin d’écrire ? Je disais « mon journal » mais ce n’était pas vrai… J’inventais, j’imaginais. Les personnages qui passaient par moi parlaient mais ce n’était pas moi qui parlais.
Qui est-ce qui ne doit pas avoir des fantasies ? me demandais-je.
Qui n’a pas ses fantaisies ? me rassurais-je.
Mais, pas sûrement le même penchant de les écrire, des passer des heures pour les graver noir sur blanc. J’avais l’assaut de mes aspirations et je ne trouvais mon repos qui je les avaient exprimées. Tout cela très confus, parce que j’avais la honte, ou la modestie, de ne pas être prise au sérieux, qu’on se moque de mes pretensions.
Mais sûrement pas ce goût de l’écriture, passer ainsi des heures à graver des mots noir sur blanc. L’inspiration me prenait d’assaut et je n’avais de cesse que je n’aie exprimé ce qui me venait à l’esprit. Tout cela restait confus parce que je ressentais comme une fausse honte, la peur de ne pas être prise au sérieux et qu’on se moque de mes prétentions.
La honte que ma grand-mère trouve à écrire par peur qu’on se moque d’elle, l’ouvrière autodidacte sortie de l’école à 13 ans, a rejailli sur moi, une honte différente, qui me fait effacer en même temps que ses fautes son mérite.
À la fin du premier cahier, j’interromps finalement ma lancée.
Ma présomption me saute aux yeux. La matière de la réécriture est la même, j’en ai juste extrait le sel. Ma version des cahiers est plate, comme blanchie, sa langue pareille à celle qu’on trouve dans certains livres étrangers mal traduits, que l’auteur soit chilien, turc ou japonais, un français scolaire, normé, celui qu’on m’a appris. Je n’ai pas rendue audible la voix d’Adeline, qui est aussi celle de mon enfance. « Mon » récit n’est plus qu’une idée : l’idée de la Catalogne, l’idée de la guerre d’Espagne, l’idée de ma grand-mère. Je sais déjà que je n’aurais aucune plaisir à relire mes A4 : le sens que j’ai voulu restaurer, à lui seul, dit moins que la langue — et cette constatation frappe ma démarche de nullité.