Une histoire inachevée - Artur Pałyga / traduction (fragment)

Traduction en cours, avec Monika Prochniewicz, de la pièce polonaise Une histoire inachevée de Artur Pałyga.

Dans l’immeuble d’une ville inconnue, une vieille dame nommée Aniela, se rend à la messe et s’inquiète de l’absence inhabituelle de sa voisine, Wiktoria Dworniczkowa, une autre vieille dame. Son inquiétude est justifiée : Wiktoria est morte subitement la nuit précédente dans son appartement, à la suite d’une chute. L’action se situe la journée de la mort de Wiktoria, depuis le petit matin où l’on remarque son absence à la messe jusqu’au soir où son corps est amené par l’employé des pompes funèbres. La pièce donne essentiellement à voir les réactions des habitants de l’immeuble : Aniela, bien sûr, qui était son amie, mais également les autres voisins, que l’on voit une première fois au réveil, suspendus entre leur vie intime et les rôles sociaux qu’ils s’apprêtent à endosser. Parmi eux se trouvent Magda, une jeune femme enceinte qui s’inquiète pour son bébé, Andrzej et Tomasz, submergés par la routine de leurs vies, Pawel et Jakub, perdus dans leurs rêves érotiques, Adam, chauffeur d’ambulance, dialoguant avec Dieu en personne et inventeur d’un système obsessionnel qu’il applique à ses courses, Judyta, lycéenne qui sèche l’école pour lire son journal intime au prêtre, Piotr, se débattant avec son désir pour elle, et plusieurs autres personnages (conformément à la didascalie initiale, il y en a une trentaine, mais selon l’indication de l’auteur, la pièce peut être jouée par 3 femmes et 2 hommes).


ADAM — Il était environ sept heures quand j’ai entendu un fracas dans le couloir.
J’ai regardé à travers le judas et j’ai vu des policiers entrer chez Dworniczkowa. J’ai pensé qu’ils avaient dû défoncer la porte et qu’elle était probablement morte et que quelqu’un les avait informés que ça puait. Ce quelqu’un aurait pu dire que c’était moi qui aurais dû sentir en premier, mais moi, depuis que j’ai mon allergie, je ne reconnais pas les odeurs.
J’ai le nez bouché.
Je prenais justement mon petit-déjeuner en écoutant « The Shadows ».
Je suis donc retourné le finir.
Pour mon petit-déjeuner, je prenais du pain complet de seigle avec de la margarine anti cholestérol. Et du pâté. Je buvais du thé à la rose sauvage.
Franchement je dirais que je n’aime pas trop le pâté, mais c’est tombé comme ça. Au magasin, le pâté était quarante-et-unième sur le stand de la charcuterie. Cette semaine, du samedi au vendredi inclus, je fais mes courses pour la semaine uniquement le samedi. Donc cette semaine, si j’achète quelque chose, je compte jusqu’à quarante-et-un.
Si dans le magasin il n’y a actuellement que vingt thés, et que moi, je dois justement compter jusqu’à quarante-et-un, je prends le premier, parce que ça tombe sur lui.
Je ne suis pas idiot. Si le pâté ne m’allait pas du tout, je ne l’aurais pas pris. J’aurais évité le pâté et j’aurais pris l’article suivant, et donc, dans ce cas, le premier.
La semaine prochaine, je vais compter jusqu’à quarante-deux et si le nombre de charcuteries n’a pas varié, je vais tomber sur le jambon, parce que le jambon est le premier.
Malheureusement, le nombre de charcuteries varie sans cesse, de même que l’emplacement du jambon. Ça fait des mois que je ne suis pas tombé sur le jambon. Je dois dire qu’à la seule pensée qu’un jour viendra où je tomberai sur le jambon, selon mon calcul de probabilité, inévitablement, je ressens une joie indescriptible.
Parfois, il arrive des ratés, par exemple la moutarde provençale. Non seulement elle coûtait plus de quatre zlotys, mais elle était plus petite que d’habitude et désagréable au goût. J’ai souffert pendant deux mois. S’il n’y avait pas mon calcul, je ne l’aurais jamais achetée. D’un autre côté, s’il n’y avait pas mon calcul, je n’aurais jamais goûté le thé aux orties.
Quand les courses commencent à durer trop longtemps, je prends la décision d’achever un cycle et d’en commencer un autre, c’est-à-dire que je compte de nouveau à partir de un.
Grâce à ce système je résiste aux publicités, aux jolis emballages et aux autres astuces par lesquels les spécialistes de marketing veulent influencer mon inconscient. Avec mon système, ils sont impuissants.
Je voudrais ajouter que ce système a commencé à produire des effets tout à fait inattendus. La vie est devenue plus facile. Le sentiment d’être manipulé a disparu, et les courses sont devenues agréables, parce qu’elles apportent de la surprise.
Le système me procure une telle satisfaction que j’ai décidé de l’élargir aux autres domaines de la vie.