Vichy

Vichy.
Tu me fais remarquer que je n’en parle qu’avec ironie, comme à chaque fois que le bât blesse. Par exemple, au sujet de ma mère venue vivre à Vichy, je mettrais l’ironie sur le compte de l’Histoire. Mais c’est vrai, pourquoi ma mère, une enfant de la Guerre d’Espagne, n’a-t-elle pas pressenti que Vichy précipiterait son sentiment de chute ?
Dans la cave de la petite maison à étages qu’elle avait achetée en surestimant sa capacité à rembourser les échéances bancaires, nous avions trouvé, derrière les tuyaux de la cuve à mazout, un portrait du maréchal Pétain. Ça nous avait fait rire, et Pétain trôna quelques jours aux toilettes.
Vichy, pour moi, c’est ça : l’indice, tu ne le vois pas tout de suite mais il te rattrape. Ou plutôt — t’empresses-tu de nuancer — l’indice est tellement visible que tu passes outre. Trop gros.

Vichy donc. Un choc. Des cafés chic, confiseries, glaciers et boutiques de pastilles à la menthe pullulent à chaque carrefour. Là un opéra crémeux, des hôtels étoilés aux façades Art déco, ici un golf et des clubs d’aviron, là l’immense hippodrome, le plus grand de la région. Dans les allées proprettes du Parc des Sources, des sportifs en short clair courent le long de l’Allier tandis que, non loin, de nombreux curistes étanchent avec frénésie leur soif de Vichy Célestins. (manuscrit)

Le Rotary club par exemple. Fin du CM2, j’ai 10 ans, un livret scolaire pour lequel je reçois des livres au cours d’une cérémonie dont il me reste en mémoire quelques silhouettes souriantes aux cheveux blanchis. J’ai le profil, fille de profs, un an d’avance. Je suis dans le rang. A posteriori je réalise qu’il existe des liens entre mon école primaire, publique, et le Rotary Club de Vichy qui a organisé la cérémonie. Ce nom de Rotary, je ne l’avais jamais entendu. Pas de Rotary à Auch, au Mayet-de-Montagne, ni plus tard à Montluçon, Toulouse — ces villes où j’ai grandi.
Bon, l’été passe et j’entre au collège des Célestins, allemand première langue, bien sûr.

Dès mon entrée en sixième, la réalité sociologique de Vichy me frappe davantage de plein fouet. À l’image de la ville, le collège de secteur est un établissement bourgeois. Durant la récréation, la plupart des collégiens, portant haut gourmette et blouson Chevignon, racontent leur dernier « rallye », leurs séjours sports d’hiver ou leurs performances équestres. À l’obtention du brevet, la plupart recevront un scooter. À force d’écouter ma sœur se moquer des bourges, comme elle les appelle, j’ai appris à les identifier. Depuis qu’elle est en quatrième, Johanna lit des livres sur l’anarchisme. Doc Martens aux pieds, rouge à lèvres écarlate, elle écoute Sex Pistols et Bérurier Noir. Avec maladresse, j’essaie de reproduire ses discours politiques, découd comme elle les marques de mes vêtements et adopte son régime végétarien. L’année qui suit, j’ai rejoint un petit groupe de collégiennes, des filles de classe moyenne ou de parents divorcés qui, comme moi, crachent sur Vichy, alias « la ville des nazis ». Baptisé autrefois L’Hôtel des Célestins, le collège est une bâtisse étroite de style Art déco et sous Pétain, le ministère de l’Intérieur y avait installé ses bureaux. Ce passé honteux nourrit notre révolte : en séchant les heures de techno et de musique ou en fumant crânement des Gauloises blondes derrière les platanes de la cour, c’est un peu le régime vichyste que nous croyons braver. À cette époque, le cinéaste Pierre Bleuchot réalise L’Hôtel du parc, un documentaire fiction sur la France collaborationniste et le tournage a justement lieu à quelques rues du collège. Beaucoup de Vichyssois en costume font office de figurants. (manuscrit)

Ce rejet de Vichy, je l’ai souvent attribué à ma sœur, à l’affirmation précoce de sa conscience politique. Or, me disait-elle encore récemment, elle se revoit employer bourges en effet, sans rejet pour autant. Les bourges lui étaient indifférents. Elle avait ses amies, son amoureux. Vichy lui importait peu.
Cette virulence est la mienne, la persistance d’une blessure que j’ai longtemps recouverte.
Fin de cinquième, donc. Allemand première langue, déléguée de classe, latin. Pas mal bêcheuse. Cette année-là, mes amis s’appellent Mossine, Slimane et surtout Rachid, rencontré à la piscine municipale, premier choc amoureux. À sens unique malheureusement, car Rachid est amoureux de ma copine Stéphanie. Mossine, Slimane (et Rachid), je les préfère aux bourges de mon collège qui friment avec leur bientôt scooter. J’ai douze ans, je passe en 4e comme une évidence sans réaliser que Mossine, Slimane (et Rachid) seront écartés du circuit général à la rentrée prochaine. J’ai douze ans, mais eux en ont quinze. Le chic collège des Célestins n’accueille pas les classes techno.
Première mini-jupe, premières taffes de Lucky Strike (la tête tourne, c’est dégeu), premières gorgées de bière (dégueu aussi) — cet été-là, je tente avec obstination de détourner Rachid de Stéphanie, chaque après-midi à la piscine, mais j’ai beau bronzer en m’étirant sur la pelouse, acheter des paquets de chips pour la bande ou perfectionner ma roulade arrière (sans me boucher le nez) dans le petit bassin, rien n’y fait, Rachid n’a d’yeux que pour Stéphanie. Qui finit par succomber.
La blessure, ce n’est pas celle-là.
Un jour de fin d’été — premières grasses matinées jusqu’à midi — ma mère me réveille avec un ton inhabituel. Je dois descendre vite pour déchiffrer, encore endormie en pyjama, l’inscription qui noircit le mur de notre maison, là, juste sous la sonnette :

Ici vit Sarah

La pute à rats

Ma mère ne comprend pas, moi non plus. C’est l’amoureux de ma sœur, Kabyle par son grand-père, qui nous explique : rats pour ratons pour ratonnade pour Arabes. Le mot pute en revanche, je le comprends sans comprendre, ça ne peut pas être moi, je n’ai encore jamais embrassé un garçon, mais c’est moi quand même. Du fait de Mossine, Slimane et Rachid ? Eux, c’est rats. Alors oui, pute, c’est moi. Pute à rats. Dans la journée, ma mère achète de la peinture et recouvre l’inscription. C’est mal fait et la trace, beige plus foncé sur beige crème, se verra toujours. Ma mère est un peu choquée, moi aussi mais je fais genre. Même pas mal. Ce doit être les bourges, je dis, soulagée d’avoir des coupables à désigner. On ne saura jamais.
L’été passe, Rachid et Stéphanie sont ensemble. Le père de Stéphanie quand il l’apprend, entre dans un accès de violence et brutalise sa fille. Je suis quelque temps leur histoire d’amour impossible, de loin, toujours amoureuse de Rachid, aussi je joue la confidente, la bonne copine pour finalement m’éloigner, blessée.
La haine des bourges s’installe. Cuite et recuite. Je n’adresse même pas la parole à celles ou ceux qui sentent la gourmette, le polo Lacoste et les bonnes manières. L’argent. Mépris pour mépris. De plus en plus bêcheuse. Je teins mes cheveux au henné égyptien, porte un chapeau et m’engueule avec mes copines. On m’appelle Marcia Baïla dans les couloirs du collège. J’ai accolé Parera à mon nom de famille gascon, refusé d’apprendre l’espagnol à cause de Franco. Ce sera grec ancien.
En troisième, le théâtre m’apparaît comme une fuite possible. J’entre en seconde option théâtre à Montluçon — interne, forcément. Les week-ends de retour à Vichy, je les passe enfermée à regarder des films, à lire des livres — la rupture s’est faite de façon constructive, c’est ce que je me dis.
Enfin, ma mère obtient la mutation pour le Sud reconduite chaque année et nous quittons Vichy.

À l’occasion du documentaire tourné par la réalisatrice Laetitia Carton sur sa ville natale, "Lettre à Vichy".
On peut déjà voir le documentaire, qui sera diffusé le 25 janvier 2021 à 22h50 sur France 3 Auvergne-Rhône-Alpes.