Four days and four circles / récit (2018)

À l’invitation d’Hélène Gaudy, j’ai eu le plaisir de participer au catalogue de l’exposition Zones Blanches, récits d’exploration, qui s’est déroulée au Musée de la Roche-sur-Yon de juillet à octobre 2018.

Ce catalogue, dirigé par Hélène Gaudy et Hélène Jagot et édité au Bec-en-l’air, rassemble dix-huit auteurs autour de dix-huit oeuvres : Jakuta Alikavazovic (à partir d’Ester Vonplon)/ Sarah Cillaire (Richard Long), Sylvain Coher (Simon Faithfull) / Anne Collonges (Anne Deleporte) / Philippe De Jonckheere (Hamish Fulton) / Pierre Ducrozet (Darren Almond) / Hélène Frappat (Ellie Ga) / Hélène Gaudy (Joachim Koester) / Mathieu Larnaudie (Tacita Dean) / Bertrand Leclair (Pauline Delwaulle) / Valérie Mréjen (Luigi Ghirri) / Sylvain Pattieu (Elodie Brémaud) / Anthony Poiraudeau (Nathalie Talec) / Sylvain Prudhomme (Tixader / Pointcheval) / Charles Robinson (Alexandre Ponomarev) / Jean-Philippe Rossignol (Lewis Baltz / Lucie Taïeb (David Falco) / Ingrid Thobois (Sylvie Bonnot).

« Errances au bord des routes, quête éternelle des Pôles, éclat des coïncidences révélées par le déplacement, devenir fossile ou animal, périples divinatoires, expérience de la gravité, résurgence des contes initiatiques, des symboles et des signes, cartes de tendre et divagations langagières, rêveries cartographiques à l’épreuve durée, mémoire des paysages, mille fictions potentielles contenues dans une image, visions post-apocalyptiques, disparition des peuples et des îles, dérives mensongères et pièges de l’héroïsme, réussites éclatantes et petites gloires de l’échec - leurs textes sont traversés par des préoccupations intimes, historiques, écologiques et politiques, comme par la puissance d’évocation que charrient, encore, nos voyages malgré tout.
Ils sont le récit d’un récit, l’exploration d’une exploration, un voyage autour du voyage. »
Extrait de la préface d’Hélène Gaudy


Richard Long, Four Days and Four Circles, graphite et encre sur carte topographique, détail, 1994

A WALK ON DARTMOOR FROM SOUTH TO : marcher huit heures chaque jour dans chaque cercle. Au croisement de la perception et de la remémoration, des figures apparaissent – allumette, fer à cheval, cintre, pinceau. Ce que je vois est tout de suite associé à des formes prégnantes. Où je voudrais découvrir, je ne fais que reconnaître – aiguille, cornet, mèche, interrupteur. Je ferme les yeux, les rouvre, me concentre sur la progression de mes pas. Cailloux, écorce, talus. Perdre de vue la modernité, regagner des temps plus lointains. En feuilletant au hasard quelques pages d’un livre, je suis parfois surprise de tomber sur ce que je cherchais vainement depuis un moment : voilà, le mot ou l’idée était déjà là, au cœur d’un paragraphe, qui se détache des lignes. S’agit-il du bon mot ou de la bonne idée ? Peu importe. Mon sang n’a fait qu’un tour et frémit – en moins d’une seconde, j’ai saisi quelque chose. C’est encore flou, il faudra y revenir lentement, à tête reposée. Herbe, terre, ornière. Pour l’heure je n’y retourne pas, presque par superstition. J’ai noté l’essentiel sur un papier ou, faute de papier, dans un tiroir de la mémoire, en attendant d’être en mesure de comprendre ce que je crois avoir compris, comme s’il fallait du temps pour qu’un sens se recompose, le mien, au risque de ne plus me souvenir. Avancer vers le nord, agrandir les cercles, passer l’expérience au tamis. Parfois, il n’en reste rien, je ne sais même plus ce que j’ai compris (qui alors paraissait si important), l’épiphanie se dégonfle d’elle-même, inféconde. Parfois, l’excitation revient : je lis l’absolu sur une description de paysage, le désespoir dans trois points de suspension, surinterprète telle ou telle image, remplis seule les blancs du récit. Devant moi, des roches granitiques se hérissent, j’ai quitté la route ce matin et dès lors, la lande s’étend alentour, épaisse, verdoyante, tapissée de broussailles sèches. Longeant le lit d’un ruisseau, je reprends ce mouvement où tout renvoie à la connaissance – même à la plus minuscule des géométries, j’attribue une signification – par peur de perdre le sens, par crainte de l’effacement. Faut-il remonter plus avant ? Changer d’itinéraire ? De nombreux panneaux DANGER AREA modifient sans cesse ma direction. Le climat est plus frais aujourd’hui et le prochain village, à plusieurs heures de marche. Depuis que je suis partie, le ciel est toujours aussi bas ; je me suis habituée à voir parmi les nuages surgir les tors, ces amas rocheux formés par l’érosion : empilement pyramidal de pierres plates, totem minéral tout d’une pièce, forteresse de granit… Étrange chaos géologique dont la noblesse force l’admiration. Leur inertie semble trompeuse, comme si des puissances occultes sommeillaient en chacun, invisibles à l’œil nu. Un peu plus loin dans la contrée, des moutons sauvages paissent calmement, sans s’inquiéter de ma présence. Je remonte le chemin, laisse errer mes pensées, dans l’espoir qu’en émerge bientôt une, plus impérieuse. Remember me, dit à Hamlet le fantôme de son père. Effacer de sa mémoire (tables of his memory) « toute réminiscence futile et triviale,/ Tous les dictons des livres, toutes les formes, toutes les impressions passées/ Que la jeunesse et l’observation y avaient copiés,/ Et ton commandement seul vivra, / Dans le livre et le volume de mon cerveau » (all trivial fond records, / All saws of books, all forms, all pressures past / That youth and observation copied there, / And thy commandment all alone shall live / Within the book and volume of my brain [1]) – afin que la vengeance opère, ce commandement doit occuper tout entier l’esprit du jeune prince.
Mais pour retrouver mes morts, ai-je besoin de pareille injonction ?
Mes muscles sont chauds tandis que sans but précis je marche dans le bruit sourd du vent.

Fulgurante, une scène de Perceval ou le Conte du Graal [2] de Chrétien de Troyes m’a toujours bouleversée. Perceval est en train d’errer, lui aussi, dans une lande imaginaire. Ignorant son propre nom, il se fait appeler le Chevalier Vermeil, lui qui a déjà vu une première fois chez le Riche Roi Pêcheur la lance qui saigne et le Graal (sorte de plat à poissons composé de l’or le plus pur). Frappé de mutisme devant ces visions, il n’a pourtant pas osé poser de questions. « Ah, malheureux Perceval, quelle triste aventure est la tienne de n’en avoir rien demandé, car tu aurais si bien pu guérir le bon roi qui est infirme qu’il eût recouvré l’entier usage de ses membres et le maintien de ses terres, lui révèle plus tard sa cousine. […] C’est à cause du péché qui touche à ta mère, apprends-le, que cela t’est arrivé, quand elle est morte de chagrin pour toi. » Désormais endeuillé, le Chevalier Vermeil se baptise derechef Perceval le Gallois (« sans savoir s’il dit vrai ou non ») et prend une autre route que celle qui devait le ramener au foyer maternel. Un matin, alors qu’il parvient sur une prairie enneigée où campe l’armée du roi, un vol d’oies sauvages l’éblouit. Levant le nez vers le ciel, Perceval assiste à l’arrivée soudaine d’un faucon fondant sur ses proies. Le rapace rattrape bientôt l’une d’elles qui s’est égarée, il la heurte, la fait tomber à terre. Blessée au cou, l’oie réussit finalement à s’échapper non sans avoir laissé auparavant sur la neige trois gouttes de son sang. Perceval s’approche et s’arrête aussitôt :

« Qant Percevaus vit defolee / La noif sor coi la gente jut / Et lo sans qui encor parut, / Si s’apoia desus sa lance / Por esgarder cele senblance. / Et li sanz et la nois ensanble / La fresche color li resanble / Qui est en la face s’amie / Et panse tant que toz s’oblie »

(Quand Perceval vit la neige qui était foulée, là où s’était couchée l’oie, et le sang qui apparaissant alentour, il s’appuya dessus sa lance pour regarder cette semblance. Car le sang et la neige ensemble sont à la ressemblance de la couleur fraîche qui est au visage de son amie. Tout à cette pensée, il s’en oublie lui-même.)

Absorbé dans la contemplation, Perceval ne voit qu’au dernier instant Sagremor le Démesuré, chevalier du roi Arthur, s’approcher de lui à bride abattue. Il le désarme alors sans peine et, tandis que Sagremor retourne humilié au campement, Perceval replonge dans le spectacle du sang frais piquetant la neige. Il en va de même pour le sénéchal Keu auquel Perceval, l’ayant aperçu juste à temps, déboîte la clavicule et brise l’os du bras droit avant de le laisser comme mort en plein champ, évanoui sous la douleur.

« Et Percevaus sor les .III. gotes / Se rapoia desus sa lance. »

(Cependant Perceval devant les trois gouttes a repris appui dessus sa lance.)

L’image de ce rouge sur fond blanc fascinera autant les lecteurs qu’en son temps (fictionnel) Perceval lui-même. Instant suspendu. Révélation d’un sens ouvert, réfléchissant à l’instar de la neige, et qui, alors que le soleil efface une à une les gouttes de sang, scellera le destin du jeune Gallois : conduit jusqu’à la cour du roi Arthur, Perceval apprendra enfin ce qui l’attend de la bouche de la Demoiselle Hideuse – une vie d’errance et de recueillement. Ce qu’il a lu tantôt sur la surface enneigée, à quelle exigence intérieure cette composition l’a mené, le récit ne le dit pas. Le sang s’est déjà évaporé.


Zdeněk Sklenář, Trojská válka, mixed media on paper, 1979

Élevé dans l’ignorance par sa mère, Perceval apparaît comme un être naïf. Son destin me restera longtemps inconnu, l’histoire des Chevaliers de la Table ronde ne faisant pas partie des livres des éditions Gründ que, jusqu’à l’âge de onze ans, j’ai lus et relus sans me lasser. Ma mère les avait-elle achetés un par un ou avait-elle acquis d’emblée la collection ? Réunis sous la bannière Légendes et Contes de tous les pays, les différents volumes rassemblaient entre autres des contes slovènes, persans, hongrois, espagnols, tziganes, les mythes de la Grèce antique, les légendes du Soleil ou encore celles des Indiens d’Amérique. L’attraction commençait par ce nom, Gründ, dont les premières consonnes semblant mimer un cri de bête excitaient mon imagination – les deux points flottant au-dessus du U, en particulier, attisaient ma curiosité : quelle inflexion spéciale pouvaient-ils entraîner sur l’unique voyelle située pile au milieu ? Par quel son les traduire ? Ce détail que je ne savais rattacher à aucun signe appris à l’école faisait vaciller le mot, rendant mystérieuse sa prononciation.
Pierre initiale de l’énigme.
À la maison, nous avions également en plusieurs tomes Guerre et Révolution en Espagne, l’œuvre poétique d’Aragon, L’Histoire littéraire de la France analysée sous un angle marxiste ou encore L’Encyclopédie du bricoleur… Ces rangées d’ouvrages solidement reliés semblaient notifier l’autorité d’un savoir dont, trop petite, je me savais exclue. En revanche, les GRÜND alignés à ma portée étaient libres d’accès – leurs couvertures bariolées agissaient comme une incitation à les attraper et les ouvrir. Suivant je ne sais quelle collaboration éditoriale nouée entre la France et ce qui s’appela jusqu’en 1992 la Tchécoslovaquie, chaque recueil était écrit et illustré par des artistes tchèques renommés tels Mária Ďuríčková, Jiří Trnak ou encore Zdeněk Sklenář. De nouveau, la graphie des mots m’interpellait : on pouvait donc inverser le sens des circonflexes ou placer bizarrement les accents aigus ! Autre source d’émerveillement, les dessins qui illustraient les contes différaient de ceux auxquels mes albums jeunesse – tons pastels et lignes harmonieuses – m’avaient jusque-là habituée : leurs couleurs étaient vives, tranchées, la peau des princesses parfois était verte, leurs yeux rouges ou bleus, des garçons à pattes de coq côtoyaient des faunes, des têtes de mort tourbillonnaient dans les cieux, une chouette avait des mains de vieille et la sorcière de la rivière des canines pointues. Par leur puissance visuelle tour à tour fantasmagorique ou effrayante, ces histoires étaient pour moi destinées aux adultes ; la sagesse qu’elles livraient, j’avais le sentiment d’y goûter avec un temps d’avance, outrepassant mon âge. Et ce qui me réjouissait par-dessus tout, c’est que ces récits renversent aisément l’ordre du monde : le vaillant petit tailleur deviendrait riche, la princesse maudite quitterait son corps de cygne, les frères-loups seraient de nouveau des hommes, à condition que leur sœur prenne sur elle la lourdeur de leur peine. Ici, nulle fatalité ne préexistait, la ruse et l’audace pouvaient toujours déjouer le malheur.
Je m’identifiais aux héros, quels que soient leur sexe ou leur appartenance sociale ; issus d’une même communauté, tous étaient mes frères et mes sœurs. Leurs exploits fournissant d’inépuisables motifs, j’ai longtemps cherché à transposer mon quotidien dans un univers fantastique, usant de symboles piochés au hasard auxquels je prêtais naïvement des vertus : ainsi, pour renforcer la volonté matinale, j’aspergeais TROIS FOIS mon visage d’eau glacée, concoctais à base d’aliments trouvés dans le frigo des baumes revigorants dont j’enduisais ensuite la pointe de mes cheveux (autrement dit mon AME), transformais une ferraille rouillée en passe-partout magique ou buvais en guise de potion d’invincibilité des verres de Sirop Sport à l’orgeat. Ces différents rituels avaient tous pour but le dépassement de mes peurs et l’espoir de me rendre meilleure que je n’étais, c’est-à-dire plus courageuse, moins empotée. Ils donnaient au réel une sorte de souffle épique ; par eux je me sentais reliée à un passé archaïque, accomplissant les cérémoniaux qui tôt ou tard permettraient de communier avec les esprits : puisque le Bien et le Mal étaient partout, il m’incombait d’en déceler les indices et les métamorphoses. En vue de parfaire mon initiation, je me lançais des défis – boire à la suite deux carafes remplies d’eau, aller aux toilettes la nuit sans allumer la lumière, jeûner le dimanche (impossible)… Mes genoux portent ainsi les traces du jour où, sur une route goudronnée de campagne, j’ai voulu braver ma frousse et l’incrédulité de ma sœur en dévalant la pente à vélo debout sur les pédales, narguant la gravité. Quel adoubement attendais-je d’une telle prouesse ? Je ne m’en souviens plus. Le guidon s’étant enroulé sur lui-même, la chute fut spectaculaire : je revois encore la robe de ma mère se maculer de sang lorsque, accourue à mon secours, elle me prit dans ses bras. Tandis que le rouge progressait peu à peu sur le coton, l’apparition sur fond blanc des taches écarlates avait réveillé la douleur, suspendue quelque temps par le choc. Me remémorant alors la scène, je m’étais mise à pleurer. Sur la peau de chaque rotule, aujourd’hui encore, je peux discerner les marques de l’accident : à gauche, une cicatrice partiellement étoilée ; à droite, des barrures de chair lisse et pâle.
De la dimension initiatique des contes par laquelle je croyais saisir le monde, je ne parlais pas. Pour mener à bien des missions, un état intérieur particulier est requis – silence et solitude mêlés –, celui-là même que j’avais découvert grâce à la lecture, au point d’associer désormais le fait de lire à ce don héroïque ardemment convoité : percer et conjurer les apparences. Je lisais principalement le soir ou le matin au réveil, cerclant mes journées de maléfices, figures d’ogres, monstres et dragons croisés dans des forêts enchanteresses. Depuis mon lit une place, bordé de draps frais, veillant à conserver une position parfaitement immobile (tête sur l’oreiller, livre sur la poitrine) afin que la petite lampe de chevet posée derrière moi éclaire suffisamment les pages, je partais par-delà trois fois neuf pays, combattais le diable voire la mort en personne, ramenais la corne d’abondance ou délivrais le château envoûté. C’est là, dans le surplus de calme offert par la lecture, qu’advenaient les plus intenses émotions : m’étonnais-je seulement de ce paradoxe ?

Beaucoup plus tard, en étudiant la littérature, j’ai cherché à comprendre comment ces contes avaient pu me faire une telle impression. À l’origine de l’histoire, toujours un départ, une quête, une traversée. En chemin toujours des obstacles et des alliés, et les mêmes éléments revenant sous des formes multiples – identiques, légèrement dissemblables. Mais bien que leur composition finisse par être répétitive, enfant, je ne m’en rassasiais pas. En voulant remonter leurs sources historiques, j’ai compris que ces récits traduisaient des croyances primitives liées à l’ordre social, aux conceptions de la mort ou au culte des ancêtres. Telle princesse enfermée dans une tour renvoie à l’interdiction pour tout être de sang royal de voir la lumière ; le héros qui espère découvrir l’autre royaume marche longtemps sans savoir ce qui l’attend ; les objets dont il se munit avant d’accomplir son voyage ressemblent étrangement à ceux qu’on disposait autrefois dans les tombeaux près des disparus, que les âmes trépassées rejoignent l’au-delà. Les contes sont les traces incomplètes, dispersées, de rites très anciens et leur genèse donnera toujours lieu à des polémiques érudites entre folkloristes et ethnologues. Trop lointain, le sens initial s’est effacé, laissant libre cours à la querelle des interprétations. La fiction l’a en partie recouvert.

Charte graphique du Cosidor : Philippe De Jonckheere
Mise en code, sous Spip, par Joachim Séné

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[1Hamlet, Shakespeare, traduction de Jean-Michel Déprats, Folio Théâtre, Gallimard, 2008

[2Le Conte du Graal, Chrétien de Troyes, traduction de Charles Méla, collection « Lettres gothiques », Le livre de poche, 1990