Les Escarpins italiens de Magdalena Tulli / traduction (2017)

À travers un récit pouvant s’apparenter à une chronique de famille, Magdalena Tulli procède à une analyse des traumatismes de la société polonaise qui, au lendemain de la guerre, a recouvert les chocs subis de récits héroïques et martyrologiques. La propagande du régime communiste nouvellement instauré renforce encore cet effet d’amnésie collective.

Au fil de sept chapitres, la narratrice des Escarpins italiens (2011) évoque en alternance les périodes cruciales de sa vie : son enfance et la maladie de sa mère qu’elle accompagne au jour le jour.
On perçoit d’abord la Pologne des années 60 à travers les yeux d’une petite fille de six ans, italienne par son père. L’enfant passe d’ailleurs de longs séjours à Milan, dans la maison de ses grands-parents. Mais l’exotisme amené par la culture italienne nourrit surtout son sentiment d’exclusion car, de retour à Varsovie, elle ne se sent pas tout à fait chez elle : son nom de famille dénote, tout comme la paire d’escarpins chic portée par sa mère.
Sa double appartenance lui confère un statut à part. Être étrangère dans son propre pays devient le ressort le plus puissant du roman. Pour comprendre l’isolement de l’enfant qu’elle a été et la dureté de son éducation, la narratrice essaye de reconstituer l’histoire de sa mère. Cette tentative s’avère possible seulement à la fin de la vie de cette dernière quand la mère, atteinte de la maladie d’Alzheimer, recule dans le temps et dévoile à sa fille, sans s’en rendre compte, des épisodes particulièrement douloureux. La mémoire familiale, tue pendant un demi-siècle, resurgit alors dans la folie de la vieille dame qui a perdu ses repères. La narratrice reconstruit comme un puzzle le paradoxe de ses origines, assemblant les fragments des différents souvenirs qu’elle ne pouvait comprendre enfant, comme celui des trains qui, en mars 1968, partaient de Varsovie avec les derniers Juifs polonais, chassés par le Parti.

En suivant sa mère dans ses retours en arrière, dans sa perception inversée du temps, Magdalena Tulli invente une langue : au sein de phrases concises et dépouillées, elle fait coexister des évènements actuels (nous sommes dans les années 2000) et ceux de la guerre, devenus le présent de la mère malade. Oscillant entre dialogues et discours indirect libre, la narratrice instaure une distance ironique vis-à-vis du récit maternel, dément, mais seul à même, finalement, d’apporter des réponses.

Le fragment qui suit ouvre le deuxième chapitre : la mère, malade, ne reconnaît plus sa fille et lui fait part involontairement des pertes irréparables causées par la guerre.

Chapitre 2
Le marc de café

Sa maladie était comme le déclin d’un empire. Les armées reculaient, quittaient les enclaves conquises à l’époque d’une gloire désormais révolue, les statues s’effritaient, de mauvaises herbes envahissaient les palais. Alors que les fonctionnaires de cet empire ne pensaient plus à la grandeur mais à la survie, autrement dit à ce qu’il y a de plus terrestre et de plus lié au corps, des étrangers — virus, bactéries — pénétraient par les passages de frontière abandonnés et prenaient le pouvoir. À la fin, tous les jours avant midi, je lui faisais une piqûre.
— Et qui vous paye ? s’intéressait-elle, ma famille ?
Elle avait assez de bon sens pour comprendre que quelqu’un payait et elle était assez consciente pour savoir que ce n’était pas elle. À part cette famille, elle avait bien une fille mais, paraît-il, cette fille ne venait jamais. Je hochais la tête que oui, c’était la famille qui me payait. Je ne voulais pas la surprendre par des révélations qui auraient pu l’inquiéter inutilement. Par exemple, que sa famille, justement, c’était moi. À part moi, deux gardes-malades se relayaient auprès d’elle. J’avais choisi les plus solides mais elle ne les aimait pas. La plus âgée était, à son avis, trop péremptoire, et la plus jeune avait toujours l’air pressée. De nous trois, j’étais celle que la mère aimait le plus, bien qu’elle considérât la plus âgée comme notre supérieure. Pour une tasse cassée, elle craignait que la supérieure ne me mette dehors.
— On ne lui dira rien, affirmait-elle.
Sa fin, ce fut exactement ça. Des piqûres, des pilules. Qui n’apportaient plus aucun surplus d’espoir.
Et le début ? On pourrait croire que les choses, au début, avant qu’elles ne se compliquent – car elles doivent forcément se compliquer –, portent en elles, ne serait-ce que brièvement, une pureté originelle et immaculée qui nous manquera par la suite tout au long de la vie. La vie, pourtant, ce ne sont que des épisodes à suivre sans aucun début, d’anciennes intrigues nouées, tirées d’on ne sait où et qui ne mènent nulle part. Le début est là où le drapeau est planté, sauf si quelqu’un l’enlève pour le mettre ailleurs.
La relativité du début nous arrangera. Plaçons le drapeau à l’endroit où ma mère revient après la guerre. Elle revient sans savoir quoi faire de cette vie sauvée de façon inespérée – c’est seulement des dizaines d’années après que sa vie s’avèrera impossible à sauver. Il s’agit d’une grande ville moins détruite que les autres, lancée autrefois du matin au soir dans une course éperdue pour l’argent. Disons que ça serait Łódź. Je n’y ai jamais habité – je peux à peine l’imaginer. À l’inverse de ses murs, le passé de la ville n’a pas survécu. Il fallait le rayer, l’effacer entièrement, il ne devait avoir aucune suite.
Mais ça ne se faisait pas de dramatiser. Ce qui est fait est fait – convenait-il de dire en haussant les épaules. Celui qui retroussait tout de suite ses manches plutôt que de se remémorer ce qu’il avait perdu pouvait espérer oublier au plus vite. Le mot « homme » est empreint de dignité, on ne peut briser un homme – nous répétait-on.
Même si on lui enlève tout, même si on l’envoie en enfer. L’enfer était donc un endroit où il convenait aussi de savoir se tenir. Les cas de gens désespérés et égarés qui chancelaient à chaque coin de rue suscitaient un silence méprisant. Le deuil n’impressionnait plus personne, la faiblesse provoquait la gêne, seuls la haine et le mépris comptaient, un poing serré suggérait une force de caractère respectable. Mais il était impossible de trancher qui montrait le plus de force de caractère : ceux qui, sous la pression, s’étaient abandonnés au malheur ou les autres qui, bien que chancelant au coin d’une rue, résistaient avec endurance dans une souffrance dont le monde, qui va toujours de l’avant, ne voulait plus entendre parler.
Ma mère, après son retour du camp, avait ses propres raisons de sauter du passé comme d’une maison en train de s’écrouler. Elle s’était tout de suite mise à travailler, sans vraiment choisir les offres. Elle avait commencé dans un centre de tri postal. Après la guerre, les lettres transitaient fiévreusement par les bureaux de poste, en quantités incroyables. Des flux mineurs en quête d’adresses inexistantes, de destinataires morts se détachaient du courant principal, pourchassaient ceux qui avaient changé de lieu de résidence, soit de leur plein gré, soit contre, se déplaçaient à l’est ou à l’ouest, et même jusqu’à la lointaine Sibérie — mais dans des cas aussi radicaux, la lettre devait vite abandonner. Peu après, ma mère avait reçu une liste d’expéditeurs et de destinataires dont il fallait mettre la correspondance de côté avant de la transmettre à un employé en particulier.
À cette époque, dans tout le pays, on avait démonté les anciens décors noircis par le feu et avec hâte on en dressait de nouveaux qui ressemblaient à s’y méprendre à des maisons, des ponts et des fabriques. L’illusion de la réalité était irrésistible. On vivait parmi ces décors assez tranquillement, surtout si l’on comparait avec le chaos qui venait de s’achever. Mais leur poids spécifique n’était pas approprié. Ils ne pesaient pas plus que du carton. Des accès de vent un peu forts auraient pu en menacer la pérennité.
Les quotidiens commençaient à agiter l’épouvantail d’une onde de choc, celle de bombes atomiques capables d’effacer en un clin d’œil maisons et ponts fraîchement construits. Les rôles avaient été distribués : nous construisions avec patience, les autres voulaient tout détruire et personne ne nous expliquait pourquoi. L’ennemi avait à son service les trois quarts du monde entier et la moitié de l’Europe. Notre pays se trouvait dans l’autre moitié. Les carottes étaient cuites, il n’y avait pas de fuite possible. Chaque personne qui péchait par regain d’espoir de changement était pourchassée. On préconisait l’espoir, et comment, mais pas celui-ci. Il fallait nourrir l’espoir que rien ne changerait jamais, qu’il y aurait de plus en plus de cartonnage et que nos décors seraient de plus en plus beaux. Ils devaient être notre fierté et notre gloire, pour eux le moment venu nous donnerions tous notre vie. Mais en attendant, on devait vivre en bougeant le moins possible de façon à ne rien renverser. Et il ne
fallait pas s’attendre à grand-chose. À cette époque, le « il faut » régnait à l’école, dans l’armée et à la maternité. Insistant et catégorique. Mais la pression, impersonnelle, venait d’en haut, d’on ne sait où.
Ma mère comprenait qu’il fallait se comporter comme s’il n’y avait aucun avenir. Tant mieux, pensait-elle peut-être.
Il fallait dormir, manger, aller travailler, rien de plus. Il fallait avoir une lampe, une table, une paire de chaises, un lit et des étagères pour les livres, car il convenait de mener une vie normale. Outre cette pression, il y avait aussi les principes appris à la maison avant-guerre. Par miracle, ils avaient survécu, apparemment ils n’étaient pas inflammables. En faisait partie l’interdiction toute religieuse de lire les lettres d’autrui, ce qui se traduisait officiellement par « confidentialité de la correspondance privée ». Le refus passif de collaborer serait rapidement démasqué et, qualifié de possible acte
de sabotage, sévèrement puni.
Au début de l’automne, ma mère a fui le centre de tri postal pour l’université. Sans le bac qu’elle aurait sûrement obtenu si on avait organisé des examens là où elle avait passé les années précédentes. Elle avait de la chance : le feu ayant consumé des documents de la plus haute importance, personne ne posait de question sur ceux qui l’étaient moins. Il suffisait de déposer une demande au secrétariat. Et puis de se procurer une carte de bibliothèque, un carnet de notes et des crayons. Il convenait d’avoir deux jolies robes, une jupe avec une veste, un manteau d’hiver et des chaussures. Les blouses devraient être fraîches, repassées. Il fallait présenter bien. Mis à part d’autres considérations, la négligence aurait pu trahir beaucoup trop de choses.
Ma mère avait choisi la sociologie. Apparemment, elle avait décidé de comprendre quelque chose qu’on ne peut comprendre. Elle observait le monde avec attention, mais ne pouvait le prendre complètement au sérieux. Quand les décors précédents étaient tombés, il n’y avait rien derrière eux, absolument rien, juste un vide froid. Ma mère l’avait vu de ses propres yeux. Elle était pourtant encline à admettre au moins l’une des affirmations du pouvoir : que la foi en l’existence du monde est un fondement sans lequel la vie collective s’avère impossible. Chacun devait se l’imposer même à l’encontre de ses propres intuitions, chacun devait s’y plier comme on s’oblige à se lever tous les matins à la sonnerie du réveil. Par la force de volonté. Celui qui échouait devait toutefois agir comme si la certitude que le monde existe lui était donnée.
Et si son intuition lui suggérait autre chose ? Ma mère essayait de ne jamais utiliser l’intuition. Elle la considérait comme une espèce d’indiscrétion particulièrement détestable. C’était une belle femme au regard triste cachant un secret. Nombreux étaient ceux qui espéraient percer ce secret, elle n’y pouvait rien. Il fallait vivre normalement, et la vie normale signifiait le mariage. Également un enfant, au moment approprié, si la conspiration l’exigeait. Il ne lui était pas venu à l’esprit que l’enfant allait la démasquer.
L’enfant avait accompli ce qui était de son devoir : il était venu au monde à un moment approprié. Durant une brève période après sa naissance, son fil narratif pouvait paraître pur, immaculé. Très vite il s’était pourtant retrouvé tissé aux autres, vieux, désespérément emmêlés. L’enfant avait comme devoir de soutenir ma mère dans ses tentatives pour avoir une vie comme il faut. Celle-ci envisageait de renforcer vaillamment la façade reconstruite. Mais elle attendait de l’aide. L’enfant aurait dû comprendre que la mère comptait sur quelque chose, qu’elle en avait besoin et qu’elle le méritait. Car il ne s’agissait pas du tout d’un caprice personnel, mais d’une chose supérieure – être à la hauteur de ses principes. C’est vrai qu’elle s’apprêtait à charger l’enfant d’un poids important. Cependant elle aussi le portait. Elle n’était peut-être pas particulièrement attentionnée, mais n’épargnait pas non plus sa propre personne.

— Et imaginez, s’il vous plaît… elle avait suspendu sa voix pour me regarder remplir la seringue du liquide transparent d’une ampoule, dernièrement, ça ne me laisse pas en paix. Pensez-vous qu’il y ait encore une chance de retrouver cet enfant ? Par la Croix-Rouge peut-être ?
Car pour ce qui était de sa fille, mariée, mère de deux fils, elle ne souhaitait pas trop la voir. Mais de l’enfant, elle se sentait quand même responsable. Et que lui était-il arrivé, au juste ? J’aurais dû lui promettre d’en savoir quelque chose, elle l’attendait. Je n’ai pas répondu alors elle s’est tue, déçue. Si l’enfant avait été d’un tempérament régulier et stable comme les chaises, comme les fauteuils, comme elle-même, tout se serait déroulé autrement. Mais dès le début il avait hurlé la nuit, dans sa pisse. Ce n’était pas ce qu’elle voulait. Ce n’était pas ce qu’elle attendait. Elle espérait de ce nourrisson un soutien, or il fallait lutter contre lui pour survivre.
Elle avait dû résister à ses revendications avant que celles-ci ne détruisent l’ordre de sa vie. Le soir, elle faisait semblant de ne rien entendre. Elle ouvrait la fenêtre, fermait la porte et sortait dans la pièce voisine. La coïncidence de cette méthode avec les préceptes des manuels publiés par le ministère de la santé publique était un pur hasard. Le ministère avait ses propres objectifs. Le nouveau citoyen devait apprendre que rien ne lui revenait de droit. Le plus tôt possible. Dans une saine fraîcheur, le nourrisson comprendrait plus vite que mouiller ses couches après vingt deux heures était inadmissible.
Les mères se moquaient des directives officielles – Ne pas le prendre dans les bras ?Apprendre au nourrisson la responsabilité ? Qu’ils aillent au diable avec ce genre d’idées – disaient-elles. – Moi – disaient-elles – je vais faire la même chose que ma mère et ma grand-mère. Et elles berçaient les nourrissons. Dans ce domaine, les maris ne pouvaient pas les contredire, ils leur laissaient les mains libres, même ceux qui s’inscrivaient au parti pour faire carrière.
Seulement, elle, ma mère, qui s’était échappée toute seule de son passé brûlé et détruit, elle n’avait aucun modèle. D’ailleurs son mari, le père du nourrisson, bel étranger venu d’outre-rideau, approuvait, tout à fait indépendamment des directives officielles, l’idée d’éduquer dans la saine fraîcheur sans gâter. En plus, ça le dégoûtait un peu : les nourrissons sont toujours pleins de bave et répandent toujours une petite odeur spécifique. Dans sa famille à lui, des nounous s’en occupaient.
Dans ces manuels dont les tirages astronomiques ont été ultérieurement recyclés en papier toilette, on disait qu’un nourrisson dort après le repas. Il dort jusqu’au prochain repas et ne fait aucun rêve. Il mange et dort en alternant pour prendre du poids au plus vite. C’est son devoir. Il ne s’occupe de rien d’autre. Les pleurs – disait-on – ne sont pas un phénomène normal. Une maladie peut en être la cause, même s’ils témoignent le plus souvent de soins mal organisés.
Ma mère partageait cette opinion, car elle avait appris à traiter les émotions comme un obstacle, une sorte de bosse sur une route lisse. Elle ne sentait pas même sa propre douleur, que pouvaient donc signifier pour elle les humeurs d’un nourrisson ? Dès qu’elle entendait le hurlement qui sans aucun doute résonnait dans la cage d’escalier, à travers la fenêtre, dans la cour et dans la rue, elle se pétrifiait, comme si elle avait quelque chose à cacher, qu’elle était menacée d’être démasquée.
Car elle envisageait en effet de cacher quelque chose. Elle avait donné au nourrisson un autre devoir que celui mentionné dans les manuels. Elle voulait qu’il soit accompli en silence, en toute discrétion. Prise de poids sans problèmes, alimentation et sommeil devaient être seulement des moyens menant au but, seulement la preuve définitive de l’accord entre sa propre vie et la norme universellement préconisée.

À la fin, le contenu de sa mémoire, surtout celui des tiroirs plus lointains qui contenaient les faits de sa vie d’adulte, s’est abîmé, jeté en tas, comme après un tremblement de terre. Se retrouvaient en elle des miettes du passé, à chaque fois différentes. Quelques événements détachés formaient des motifs compliqués, des configurations toujours nouvelles. Sa maladie consistait en cela.
— Mais finalement, la fenêtre ouverte a fait effet. Respecter ses principes sans aucune exception aide toujours à maîtriser la situation, a-t-elle affirmé la fois suivante quand elle s’est de nouveau rappelé le nourrisson.
— Il a arrêté de faire pipi la nuit ? ai-je soufflé poliment, en laissant une bulle d’air s’échapper de la seringue.
— Je ne crois pas, a admis ma mère, mais il a arrêté de hurler.
Elle s’est tue, me regardant avec indifférence soulever un pli de sa peau et enfoncer l’aiguille. Si on ne m’avait pas prévenue que les piqûres étaient douloureuses, je ne l’aurais pas deviné à sa réaction.

[…]

À la fin, j’assurais une permanence des jours entiers dans l’appartement de ma mère. Je ne me suis pas rendu compte tout de suite que le pire arrivait la nuit. C’est la nuit qu’il fallait y être. Ma mère se réveillait dans le noir et se levait sans allumer la lumière. Pour l’allumer, il aurait fallu qu’elle se rappelle où étaient les extincteurs, alors que dans le noir elle ne savait même plus qui elle était, en quelle année nous étions ni quel était cet endroit.
— Il y a quelqu’un ? appelait-elle d’une voix tremblante en sortant de sa chambre dans le couloir. Car elle se souvenait encore qu’à part elle, d’autres personnes existaient en ce monde. Mais cette conscience ne lui apportait aucun soulagement, elle ravivait plutôt son inquiétude.
— Je suis là, répondais-je en me réveillant. Je sortais dans le couloir et n’allumais pas la lumière pour ne pas lui faire peur.
— Où ? demandait-elle après un moment, et sa voix provenait déjà d’un autre endroit. Elle traversait les pièces obscures et cherchait en tâtonnant. Nous aurions pu nous rater ainsi dans le noir indéfiniment.
— Ici, disais-je en lui prenant la main. Elle reculait, terrifiée. Il aurait été compréhensible qu’elle veuille savoir qui j’étais. Mais pour elle, une autre question prévalait.
— Qui suis-je ? demandait-elle, gênée de sa propre ignorance, mais trop inquiète pour la dissimuler. Prénom et nom. Profession. Adresse. Le nom surtout sonnait étrangement à ses oreilles, et même de façon comique.
— Impossible, répondait-elle en souriant dans le noir.
C’était le nom de mon père. Elle avait oublié, ça ne lui disait rien. Dans sa mémoire, comme une vieille clé rouillée, j’introduisais alors son nom de jeune fille.
Ça marchait. Avec un grincement, elle ouvrait le premier tiroir, quasiment intact, où elle avait caché ses souvenirs d’enfance. Celui lui suffisait pour se rendormir. Mais si un courant d’air ouvrait le tiroir suivant, de nouveaux points d’interrogation s’envolaient.
— Où suis-je ? Où est tout le monde ? insistait-elle avec inquiétude. À ce genre de question, il n’y avait pas de réponse satisfaisante. Pas à trois heures du matin dans le noir.
— Et nous sommes en quelle année ? répondais-je par une autre question, la couvrant de sa couette.
— Je vais tout de suite compter, disait-elle. Elle n’arrivait pas au compte exact de toutes les années, il y en avait tellement, et elle s’endormait, lasse.
Si le courant d’air ouvrait le troisième tiroir, un vague sentiment de devoir non accompli commençait à la hanter. Pourtant, il y avait bien un enfant. Que lui est-il arrivé en fait ? Comment en est-elle arrivée à le perdre des yeux ? Ma mère était un modèle de rigueur. Et cette rigueur l’empêchait maintenant, jusqu’au petit matin, d’oublier l’enfant. Elle cherchait inlassablement dans tous les recoins de sa mémoire. Elle ne cessait de revenir à Milan, par l’avion et par le train, à chaque saison de l’année, persuadée de l’avoir laissé là-bas. Elle scrutait le hall, entrait dans le salon où trônait un piano à queue, dans la salle à manger avec sa lampe à vitraux suspendue au-dessus de la table, dans le bureau de mon grand-père, dans l’énorme chambre à coucher aux armoires à miroir. Vide, pas âme qui vive. Elle cherchait donc ailleurs, dans d’autres colonnes du calendrier. Elle commençait à circuler entre Łódź, Auschwitz et Dresde. À sept heures du matin, elle arrivait à Mauthausen, au printemps tardif de l’année 1945. Quelqu’un ne venait-il pas de demander en quelle année nous étions ?
Ma mère ne savait plus où chercher encore. Aucun autre endroit ne lui venait à l’esprit. Le souvenir vague de l’enfant compressait les tissus de son cerveau. Des bribes de passé se soulevaient alors et commençaient à tournoyer comme du marc dans un verre. La ville dans sa ruée vers l’argent de l’aube au matin, le trou noir de la guerre, des sacs de lettres à trier, les gros en-têtes des journaux brandissant la menace d’une guerre atomique, les livres, les réunions scientifiques, les tas de couches en tissu. Et tout cela à jamais englouti. Et à cause de ça, la douleur devenait insoutenable. Certains jours en tout cas.
D’autres jours, elle ne se rappelait rien.
Les enfants du voisinage jouaient rarement dans la cour. Sauf quand il faisait beau, s’ils n’étaient justement ni à la maternelle, ni partis en vacances. Mais même quand ils jouaient, nous n’entendions pas leurs voix la fenêtre fermée. Une fois que nous prenions le thé de l’après-midi par une douce journée, la porte de la terrasse s’est ouverte.
— Ferme. Je ne raffole pas des enfants, a dit ma mère allègrement. Ils font trop de bruit. Rien ne me fatigue autant que l’excès de gaieté.
Le thé devait être bouillant pour que ma mère ait bien la certitude d’en boire, il devait brûler les lèvres. La cousine à qui elle s’adressait ne pouvait plus lui répondre. J’ai hoché la tête à sa place. Je savais que dans tout cela, il n’était nullement question de moi. J’apparaissais dans la vie de ma mère en tant qu’aide à domicile, endossant si besoin des rôles supplémentaires. Je devais juste comprendre qui j’étais cet après-midi-là. Avec prudence, j’ai examiné la situation pour m’y adapter, j’ai tâté le terrain, en m’appuyant certes sur ma propre expérience, mais de façon informelle et le plus discrètement possible.
— Oui, les enfants peuvent être fatigants. Tu n’as pas eu une vie légère quand ils étaient petits. Avec deux, c’est encore plus difficile.
Elle en savait quelque chose. Elle, dès le début, ne s’en était pas sortie avec un seul.
Quand les enfants sont petits, la vie ne peut pas être facile. Mais en revanche elle passe vite, court follement des anciens soucis aux nouveaux. À cette époque, mes garçons étaient déjà grands. Ils faisaient leurs études. Le plus âgé voulait se marier.
— Des garçons ? ma mère a suspendu sa voix, désorientée. Elle aurait pu jurer que c’étaient des … Elle s’est tue et m’a regardée avec attention. Elle devait s’autoriser la pensée que dans ma mémoire aussi, un tremblement de terre avait eu lieu. Son contenu, jeté également sur des tas, s’abîmait peut-être dans le même brouillard ? Sinon, comme pouvais-je me tromper à ce point pour mes filles ?
— Mais quand ils t’ont amenée au camp… a-t-elle commencé au bout d’un moment. Si elle m’avait jeté brusquement du thé brûlant dans les yeux, je ne me serais pas sentie plus surprise, bouleversée, bousculée. On ne m’avait pas amenée au camp ! C’est elle qui m’y plongeait, en passant, sans faire attention, et elle n’en était pas du tout désolée.
Le rôle qu’elle m’a attribué ce jour-là était trop difficile. J’aurais préféré fuir en coulisses, mais il n’y avait pas de coulisses, nous étions assises à table par un après midi d’été, juste toutes les deux, et nous buvions du thé. Allons, je n’étais pas la seule à m’être retrouvée dans un camp, il fallait plutôt se réjouir que j’en sois sortie. Pour pouvoir contenir ce camp, mon passé devait remonter à loin, on avait dû m’y enfermer il y a longtemps, bien avant qu’elle ne connaisse mon père. Si l’on regardait ce camp à vol d’oiseau, j’y étais un tout petit point dans une foule anonyme et dépourvue d’intimité, là où vie et mort dépendent du bon vouloir d’un arrogant en uniforme, disons d’un beau mélomane qui, après le service, écrit des lettres à sa mère.
Désormais, chaussures et valises sont exposées sans qu’on n’ait demandé la permission, puisqu’il n’y a de toute façon plus personne à qui demander.
Non, je ne voulais pas être une victime. Cette tâche-là, je ne l’avais encore jamais eue dans mon cv. On m’a humiliée, certes. Mais pas à ce point. J’ai été élevée dans un pays où l’humiliation des citoyens était le principal moyen de communication dans les écoles, les usines, les bureaux et dans la rue. Si malgré tout j’ai senti que ma vie devait être respectée, c’est probablement grâce au fait qu’elle n’a jamais dépendu du bon vouloir d’un tel mélomane. Si j’avais eu aussi à traverser cela, pensais-je, je serais devenue personne et je ne sais pas ce que j’aurais dû faire par la suite pour redevenir quelqu’un. Serrer les poings, tordre la bouche dans une grimace de mépris ? L’un et l’autre sont des pièges, on ne hait que soi-même, on ne méprise que soi même. C’est comme ça que cela finit.
— Dans quel camp ? l’ai-je interrompue. J’aurais plutôt dû exiger qu’elle m’en fasse tout de suite sortir. Ce n’était pourtant pas de son pouvoir. Elle ne réceptionnait pas les transports. Elle n’avait aucune fonction officielle. Elle n’y avait absolument aucun droit. Mon exigence aurait été ridicule. Derrière les barbelés sont emprisonnés, disons, des dizaines de milliers de personnes, en rien inférieures à moi, pareillement coupables ou innocentes, et le règlement est le même pour tout le monde. Il n’y a pas de sortie par le porche. Uniquement par la cheminée. On peut éventuellement se jeter sur les barbelés. L’électricité apporte une liberté propre et rapide, mais il faut tout de suite donner sa vie en échange. J’étais prête à tout.
— On ne m’a jamais amenée dans aucun camp, ai-je crié. Comment aurait-on pu m’y amener ? Je suis née après la guerre !
Selon ses comptes à elle, j’étais de cinq ans son aînée. Élever la voix ne me rajoutait pas de crédibilité. Surtout que, depuis peu, j’incarnais à ses yeux un nombre considérable de personnes dont presque chacune…
Cette fois-ci cependant, ma mère m’a regardée sans animosité. L’idée de nier la réalité devait lui paraître familière. Oh oui, elle comprenait parfaitement pourquoi il ne me restait plus rien d’autre à faire que m’entêter. Et le délire que j’osais présenter au monde était impressionnant de fantaisie. Mon culot éclipsait presque l’histoire d’une parente de ses amis qui était partie après guerre en Australie et vivait là-bas sous un nom anglo-saxon, avec quinze ans de moins.
— Oh, oh ! a dit ma mère. Et elle a hoché la tête.
[…]

Chapitre 4
Bronek

[…]

L’inventaire plus détaillé de la succession a pu être établi seulement quand ma mère a opté pour la maladie d’Alzheimer. À partir de ce jour-là, le temps dans sa maison a commencé à couler à contre-sens, ce n’était pas sans importance. La journée de la veille s’envolait de sa mémoire, puis tout le mois précédent. À l’extérieur, les numéros inscrits sous les encadrés des journaux se succédaient toujours dans l’ordre croissant, chez elle – au contraire – le mois de mars bien entamé regagnait son point de départ. Il fallait revenir à une page de calendrier déjà tournée et nous étions de nouveau à la fin du mois de février. Avançant alors à contre-courant, perdant chaque mois des années entières, elle jetait de sa mémoire les circonstances de sa vie bien connues de moi, et se rappelait celles que j’ignorais totalement. D’abord, il lui était sorti de la tête qu’elle avait deux petits-enfants et un beau-fils. Puis elle m’a oubliée, moi aussi.
— Êtes-vous sortie vous promener avec votre fille aujourd’hui ? a demandé un jour la garde-malade qui venait la voir les après-midi pour me remplacer.
Ma mère n’arrivait pas à se rappeler la promenade, mais ce n’était qu’un détail.
— Avec ma fille ? a-t-elle répété dans un sourire. D’où sortez-vous ça ? Je n’ai jamais eu de fille.
Nous n’en faisions pas une tragédie, comprenant que nous survolions juste le milieu des années cinquante. Ma mère ne s’y arrêtait pas. Nous pouvions facilement prévoir ce qui allait suivre. Tôt ou tard, nous allions reculer jusqu’à la fin de la guerre, jusqu’aux généraux signant des traités de paix, jusqu’aux feux d’artifice et aux soldats ivres. Avant que ce jour n’arrive, elle avait déjà commencé à s’inquiéter. Elle devait absolument retourner quelque part chercher quelque chose, mais pour la direction elle ne se décidait pas. – Peut-être à Łódź ? – J’y suis déjà allée, j’ai cherché, disait-elle, fatiguée. – Peut-être à Milan ? Non, non. Ça ne sert à rien. Il fallait qu’elle retourne à Mauthausen.
— Mais pour chercher quoi ? insistais-je.
Pas quoi, mais qui. Elle voulait savoir si j’accepterais d’y aller avec elle. J’étais alors sa cousine éloignée, même si je ne savais rien du nom que je portais. – Marinette, lui disait ma mère en me regardant dans les yeux, et ce prénom aurait dû me suffire, même si au début il ne m’évoquait personne. Ma mère connaissait sans doute mieux mon nom que la suite de mon destin. Elle ne savait pas, entre autres, que j’étais morte à Auschwitz. Elle l’avait appris beaucoup plus tard, donc elle l’avait su avant, mais plus maintenant. Dans l’ordre inversé des dates, ça se présentait comme ça. Et comme elle ne savait encore rien de ma mort, elle pouvait tout me demander.
L’excursion à Mauthausen n’était pas à exclure d’emblée, même si cela exigerait probablement des efforts inimaginables dans des institutions aux énormes salles d’attente moroses. Nous devions y aller chercher un enfant. Mais quel enfant, à qui ? Elle voulait m’expliquer tout cela, mais sa mémoire lui faisait défaut. Avant que nous ne fussions prêtes à partir, elle avait tout oublié.
Le jour de la Libération est arrivé, il est passé inaperçu, gris et nuageux. Les généraux, les soldats ivres, les feux d’artifice ? Je ne me les rappelle pas. Il n’y avait rien à fêter. Dans l’ordre inversé des dates, la Libération menait au chaos de la guerre et de l’occupation.
Tout droit aux camps de concentration. Durant plusieurs nuits agitées, ma mère s’était réveillée chaque demi-heure, comme si on la convoquait aux appels, coup après coup. Fin août 44, cela a brusquement changé. Ça devait être le jour de l’arrivée de son transport à Auschwitz et de la première sélection. Au milieu de notre cour passait la frontière de deux mondes : côté quai s’étendait le monde passé, côté camp le monde futur. La frontière des mondes est une ligne qu’on ne traverse pas comme ça, mains dans les poches. L’avenir est une grâce qui n’est pas toujours accordée et pas à tout le monde. À la frontière, on trie ceux qui n’ont pas d’avenir. Ils iront au gaz et il n’y aura pas d’adieu. Ainsi, à cet endroit, la sœur aînée… Mais moi, je n’étais au courant que de la cadette. Il y avait donc trois sœurs dans cette famille ? Ce n’était pas le moment de le demander, maintenant, alors que leur sort se jouait. La sœur aînée avait réussi à se glisser à la hâte dans la colonne où se trouvait son fils de neuf ans, Bronek.
Ma mère a évité ce souvenir pendant de longues années, le fondement de sa mémoire se serait peut-être écroulé sous son poids comme une planche pourrie. La colonne reste sur la place, puis elle disparait, puis au-dessus de la place flotte une fumée noire. Même si, en réalité, la colonne ne disparaît jamais et que la fumée noire ne disparaît jamais non plus. Cette place, coupée par une frontière entre les mondes, est le lieu dont on ne peut partir, même si on ne peut y vivre non plus.

[…]

Le règlement stipule une circulation à sens unique. On n’a pas prévu le cas de ma mère qui, à la fin de sa vie, reculait et commençait à nager à contre-courant. Elle avait brûlé la frontière des mondes comme si de rien n’était, comme si aucun garde ne pouvait l’arrêter. C’était vraiment dommage que personne n’ait réussi ce tour de force à l’époque, la première fois. Maintenant que ma mère avait franchi le quai et la place dans la direction opposée à celle qui était préconisée, ça ne pouvait qu’aller mieux.
Du jour au lendemain, la maison avec sa cour a atterri à Łódź, et c’était toujours l’été 44, début août probablement. Ma mère, en prêtant bien l’oreille, pouvait entendre de loin le grondement de l’artillerie soviétique.
Le grondement de l’artillerie soviétique était connu en médecine sous le nom d’acouphènes. Il existait même un médicament à prendre après le repas, mais il n’a, bien évidemment, pas marché. Une chose comme l’artillerie, on ne peut pas la supprimer avec des pilules. En réalité, ma mère ne pouvait entendre alors que le fracas des obus allemands, frappant les insurgés à Varsovie, et le sourd silence de l’artillerie soviétique stationnant sur l’autre rive de la Vistule. Le fracas résonnait vraiment loin. Avant que l’insurrection n’échoue, ma mère s’est cassé le bras dans un parc, lors d’une promenade avec ses petits-fils, et elle portait un plâtre qui était trop lourd pour elle.
— Ne devrions-nous pas aller à l’hôpital pour enlever le plâtre ? demandait-elle tous les matins, très inquiète, car elle avait oublié où se situait l’hôpital. Un certain cousin devait le savoir, celui qui l’avait amenée là-bas, et c’est à lui que nous aurions dû adresser nos questions. Mais où trouver ce cousin, nous n’en avions aucune idée. Vu qu’il était mort dans la rue quatre ans auparavant, au début de la guerre, fusillé pour avoir refusé de coudre le signe sur son habit.
— Vous avez raison, a admis ma mère après réflexion.
Mais c’était étonnant à quel point il ressemblait à celui qui…
— Peut-être que ce n’est pas à lui ? Peut-être à quelqu’un d’autre ? a questionné mon mari. Peu importe, la mère n’avait pas la tête à ça. Un problème plus important existait. On ne savait pas à qui poser la question de l’hôpital. L’hôpital se trouvait sans doute à Łódź, comme ma mère et son appartement. Et la ville de Łódź, personne de nous ne la connaissait. Au grenier habitait un autre cousin avec sa famille et ma mère comptait sur le fait qu’il saurait quelque chose.
— Mais ici, il n’y a pas de grenier, ai-je remarqué.
— Il n’y en a pas ? s’est-elle étonnée et, de son doigt, m’a indiqué la porte du placard sous le plafond. Il n’y avait pas lieu de réfléchir, il fallait l’ouvrir et se rendre là-haut. En levant les yeux, ma mère a regardé la porte plus attentivement.
— Comment font-ils pour y entrer ? Ils doivent sûrement mettre une échelle, a-t-elle supposé. Mais il n’y avait pas d’échelle. Peut-être qu’ils la montent après avec eux ?
L’énigme de l’échelle n’avait pas de solution, ma mère a préféré l’oublier. Elle s’est sentie fatiguée de chercher et c’est à ce moment-là qu’elle s’est souvenue de tout. Voilà, son frère Henryk l’avait amenée à l’hôpital. Sûrement lui. Henryk, son frère aîné.
Elle avait donc un frère ?
Elle en avait un apparemment. Seulement, nous ne savions pas où le chercher.
C’est pour cela, quand le délai pour enlever le plâtre est arrivé à son terme, que ma mère a accepté d’aller à l’hôpital de secteur dans un quartier voisin, en compagnie de mon mari, et nous étions tous heureux que, de là, on ne l’envoie pas à Łódź. Henryk est apparu dans notre vie de façon inattendue et nous n’avons pas tout de suite compris d’où il venait. Cela s’est éclairci seulement en 1943. Il est revenu du stalag à la fin du printemps. Vingt ans et quelques, hirsute, mortellement fatigué, il s’est assis sur une chaise et s’est tout de suite endormi. Il avait fui à travers toute l’Allemagne. En uniforme polonais ? Non, il avait dû s’en débarrasser en chemin, quelqu’un lui avait probablement donné un vêtement civil, sans cela, il aurait péri. Fou, pourquoi n’était-il pas resté dans ce stalag ? Normal, il s’inquiétait pour sa famille. Il avait à Łódź sa mère, son père et quatre sœurs. D’où ce quatre, d’un coup ?
Jusque là, j’étais au courant de trois. Quatre, c’est certain, quatre. C’est ce que disait Henryk, il ne pouvait en être autrement.
Dans l’appartement ont commencé à apparaître toujours de nouveaux parents dont je n’avais jamais entendu parler.
— Où est Anka ? a demandé une fois ma mère.
Je ne savais pas qui était Anka. Ma mère m’a regardée étonnée, parce qu’Anka était pourtant la fille d’une de ses tantes, celle qu’elle préférait.
Donc dans cette famille, il y avait aussi des tantes.
— Mais est-ce qu’elle est vivante ? ai-je demandé prudemment. Car je n’étais même pas sûre de ce qu’il en était de moi. Étais-je vivante ou pas ? Pour statuer, il aurait fallu que je sache d’abord comment je m’appelais ce jour-là et qui j’étais.
— Certes, je lui ai parlé ce matin, a affirmé ma mère tranquillement.
J’ai compris que dans ce cas, Anka devait être quelque part ici, peut-être dans la salle de bains, peut-être dans la cuisine. Certains jours, la maison était remplie de gens. Ils flottaient dans des pièces vides, complètement transparents, comme de l’air.
Je ne m’étonnais pas du fait qu’ils aient été attirés par nous. Janvier 43 ! Il gelait sacrément ! Tout le monde venait se réchauffer. Depuis longtemps plus personne n’avait chez soi un seul bout de charbon. On ne pouvait en acheter pour aucun argent. Les instances d’occupation ne voyaient pas pourquoi nous aurions dû chauffer nos appartements. À cette époque, deux armées étaient mortes de froid à Stalingrad.
— Comme il fait chaud chez vous ! a dit l’infirmière qui venait un soir sur deux, posant sous le miroir de l’entrée son sac en plastique de supermarché.
— Chaud ? C’est juste une impression, a suggéré ma mère, inquiète, parce qu’elle ne connaissait pas bien cette femme. Penses-tu qu’on puisse lui faire confiance ? – m’a-t-elle demandé en aparté.
La prudence était tout à fait compréhensible. Si les étrangers commencent à se demander pourquoi il fait si chaud chez nous, l’installation électrique illégale que son père, électricien, a branchée discrètement sur la caténaire du tramway sera découverte. Est-ce que ça valait la peine de prendre un tel risque ? Pour quelques degrés de chaleur en plus, risquer la vie de la famille entière ? Car si l’affaire était découverte, nous serions sûrement tous fusillés sur place ! Bien sûr, ça valait le coup. Ça vaut toujours le coup de vivre comme un homme. Il faut par ailleurs avouer que cette installation n’a jamais été repérée et que nous avons tous péri pour d’autres raisons.
[…]
Avançant toujours à contre-courant, ma mère s’est réveillée un jour le premier septembre. Pour savoir que ce matin-là, la guerre avait éclaté, il n’était même pas nécessaire d’écouter la radio. Tout le monde en parlait. Ma mère se tenait dans l’entrée, sac en bandoulière sur l’épaule et main sur la poignée. Elle affirmait qu’elle devait sans tarder se présenter quelque part, probablement aux services auxiliaires, tel était son devoir. Devoir ? Quel devoir encore ? Que les autres y aillent. Le médecin avait dit de ne pas la laisser sortir seule de la maison. Donc peut-être pourrait-elle plutôt venir se promener avec moi au parc ? Mais quelle bêtise ! Au parc ? Alors que la guerre éclate ? Nous avons dû laisser passer cette journée. Le jour suivant, qui était le précédent, a apporté la paix. La guerre ne finit pas, mais son début peut disparaître, peut être enlevé de la mémoire comme une tache grasse.
Et enfin est revenu l’autre été. Le bel été dans un village de vacances oublié depuis longtemps. Longues et douces soirées fenêtres ouvertes, papillons de nuits volant sous la lampe. Nous nous sommes tous retrouvés autour de la table, même s’il n’était pas tout à fait facile de savoir qui était qui. Etaient assis là les parents de ma mère, ses oncles et tantes avec leurs enfants, les cousins, sœurs et frère, et parmi eux mon mari et mes fils. On devait déjà être en 38, puisque la question de l’avenir occupait toutes les conversations. On se demandait ce qu’il adviendrait du monde et s’il ne valait pas mieux, juste au cas où, quitter ce coin de l’Europe. Mon mari tournait la cuillère dans son thé et se posait la même question. Il s’est finalement levé, a quitté la table et inscrit dans le navigateur de recherche le terme « Nouvelle Zélande ». Là-bas, paraît-il, ils sont peu nombreux et acceptent tout le monde. Si ce n’est plus pour mes parents, pour nous, ça pourrait être une solution ? En silence, il a regardé les arbres-fougères et l’oiseau kiwi. C’est beau, mais un peu bizarre et trop loin. Plus étrange que les marches de paramilitaires en uniformes noirs avec leur drapeau blanc-rouge sous nos fenêtres ? Ça se peut. Dans notre partie de l’Europe, les marches des paramilitaires en noir sont une chose ordinaire.
[…]
À table, on a commenté ironiquement l’actualité, surtout l’anschluss de l’Autriche.
La situation en Europe évoluait de façon inquiétante, à croire que les nations étaient devenues folles. L’idée de la fuite paraissait pour l’instant un peu hystérique, mais dans cette famille, les gens étaient courageux, ils ne se laissaient pas effrayer si facilement. Les beaux jours sont arrivés, la forêt était pleine de champignons et de myrtilles, près de la forêt, une vache paissait.
À partir de ce moment, le temps a passé encore plus vite, par des raccourcis, il ne déferlait plus qu’à travers les saisons d’été, ne faisant pas de détours par les hivers ni par la ville. À la fin, comme un poisson d’or, en est émergé un petit poème :
« Qui es-tu ? Un petit Polonais. Quel est ton emblème ? L’aigle blanc »
La vague était parvenue au rivage.
Dans le tiroir de son bureau, nous avons retrouvé un vœu transcrit un jour par ma mère en cas de mort : pas d’enterrement, pas de tombe. Brûler le corps dans un crématorium. Il manquait juste la disposition à prendre pour les cendres. Visiblement, il ne lui était pas venu à l’esprit qu’on les recueillerait et que, dans une urne, on nous les remettrait. Selon les consignes, il fallait déposer l’urne dans un cimetière ou la jeter dans la mer. Dans la mer ? Je suis allée à la mer et là-bas, il s’est avéré que la mer n’avait rien à voir avec tout ça. Le temps de trouver une solution, je la garderais illégalement dans l’appartement. Parfois, je conçois pour elle un nouvel endroit, toujours aussi inapproprié.
Le village de vacances était situé près de Łódź. Il est resté à sa place, on l’aperçoit sur les cartes détaillées. Et cette forêt ? Qui sait, si la forêt est toujours là ?

Traduction : Sarah Cillaire et Monika Próchniewicz (2017)