Médée - Carnet de dramaturgie III

Oublier Argô, détour par Pasolini

Médée de Pasolini (tourné en 1969) est un film presque mutique - ses dialogues tiennent en une quinzaine de feuilles.
On y trouve l’une des obsessions du poète Pasolini, à savoir la disparition du sacré dans un monde que l’idée de progrès (son illusion) appauvrit, enlaidit — veau d’or de l’Italie en plein boom économique dont Écrits corsaires, quelques années plus tard, dresse un portrait virulent.
Après Médée, Pasolini cherchera d’autres paysages, réels (en Afrique, notamment) et imaginaires : il écrira une demi-douzaine de tragédies et tournera la « trilogie de la vie » inspirée du Décaméron, des Contes de Canterbury et des Mille et une nuits.
L’originalité de la Médée de Pasolini réside, entre autres, dans le choix de montrer l’évolution de Jason : dès les premières scènes, on le voit enfant, sauvé de la mort par son père puis confié au Centaure (joué par Laurent Terzieff) qui se charge de l’éduquer. Au fur et à mesure que Jason grandit, sa relation au Centaure évolue. Ce dernier est d’abord le conteur puis celui qui continue de raconter, mais en promenade, après avoir hissé le petit Jason sur sa croupe.

Scène 7 LE CENTAURE (à Jason) [1] : Tout est saint, tout est saint, tout est saint. Il n’y a rien de naturel dans la nature, mon garçon ; ne perds jamais ça de vue. Quand la nature te semblera naturelle, ce sera la fin de tout – et le débit d’autre chose. Adieu le ciel, adieu la mer ! Quel beau ciel ! Tout près, heureux ! Dis-moi, y a-t-il seulement un tout petit bout de ce qui nous entoure qui ne soit pas innaturel ? Qui ne soit pas possédé par un dieu ? La mer est comme cela, en ce jour où tu as treize ans, et où tu pêches, les pieds dans l’eau tiède. Regarde derrière toi ! Qu’est-ce que tu vois ? C’est quelque chose de naturel, peut-être ? Non, ce que tu vois derrière toi, c’est une apparition, ces nuages qui se mirent dans l’eau immobile, et lourde de ce milieu d’après-midi !... Regarde là-bas… cette traînée noire sur la mer brillante et rose comme l’huile. Et les ombres de ces arbres… ces roseaux… A chaque endroit où se posent tes regards, se cache un Dieu ! Et si, par hasard, il n’est pas là, il a laissé derrière lui les signes de sa présence sacrée, que ce soit le silence, ou l’odeur de l’herbe, ou la fraîcheur des eaux douces… Oui, tout est saint, mais la sainteté est aussi une malédiction. Les dieux qui aiment — en même temps — haïssent.

Devenu un jeune homme, Jason porte un regard différent sur le Centaure. Il ne croit plus aux fables, il ne croit plus au sacré, et le Centaure s’est justement métamorphosé en un homme ordinaire.

Scène 11 LE CENTAURE (à Jason) : Peut-être m’as-tu trouvé non seulement menteur, mais par-dessus le marché trop poétique. Que veux-tu, pour l’homme antique, les mythes et les rituels sont des expériences concrètes, qui l’entourent et l’englobent à tout moment, y compris dans son existence corporelle et quotidienne. Pour lui, la réalité est une unité tellement parfaite que l’émotion qu’il éprouve devant, mettons, le silence d’un ciel d’été équivaut en tout point à l’expérience intérieure la plus personnelle, la plus intime, d’un homme moderne.

Pasolini écrit [2] : "En réalité, le Centaure n’a jamais été qu’une image, vue en caméra subjective par Jason. Maintenant encore, ce sont les yeux de Jason (les petits yeux opaques et pénétrants d’un jeune homme de vingt ans, de la taille d’un lévrier) qui regardent ; et, comme vu par lui, le Centaure est un homme, un homme tout simple, qui a perdu ses formes fabuleuses. Ce fatal aboutissement à la rationalité et au réalisme implique que l’enseignement dispensé par le Centaure au jeune garçon ait pris une tournure différente : il commence donc à rationnaliser et à désacraliser tout ce que, jusque-là, il avait défini comme ontologique et sacré. (Cf. Théories d’Eliade, etc.)".


Dès les premières scènes du film, Pasolini annonce que cette désacralisation opérée par Jason s’avère fatale. Devenu rationnel, sceptique, l’homme précipite sa chute.

Pasolini, toujours [3] : La partie « négative » du rationalisme du Centaure s’achève : les dieux ne sont que des balivernes, les cultes des folies, etc. C’est la civilisation agricole qui les a inventés, etc. Il faut maintenant remplacer la métaphysique par quelque chose ; ce quelque chose, c’est le succès sur terre. Le succès s’obtient au moyen du scepticisme et de la technique. Le Centaure a subi une transformation. Il est devenu un technicien : ses maisons se sont transformées en un atelier où des ouvriers travaillent sous ses ordres. Les armes sont prêtes. Jason, avant toutes choses, devra reprendre sa place de roi ; elle lui revient de droit : c’est la première conquête qu’il doit faire dans le monde.

Or, dans sa réécriture d’Euripide, Sénèque fait de Médée le châtiment de Jason. Pourquoi ? Là encore, Jason a bafoué les Dieux. Rompant avec son propre passé mythologique, celui du voyage des Argonautes, il ambitionne de réintégrer l’humanité par ses noces avec Créüse. Comme l’écrit Florence Dupont dans Médée ou comment sortir de l’humanité, il préfère « oublier Argô », c’est-à-dire renoncer au monstre qu’il a été, lui aussi, au commandement de la nef magique. En introduisant un désordre irréversible, celui de réunir à l’espace des hommes (l’espace géographique grec) les terres inaccessibles de Colchide, en profanant la mer outragée (devenue la fureur de Médée), Jason a pourtant rejoint la légende, il en a écrit un chapitre.
Mais le héros légendaire préfère désormais se plier aux règles humaines, celles de la paternité triomphante chère aux Romains et de l’ascension sociale que lui confèrera un mariage royal.
Les chœurs II et III de la pièce de Sénèque reflètent l’ambiguïté de Jason : au chœur II célébrant le navigateur audacieux, premier hauturier, répond le chœur III qui désigne à l’inverse le héros grec comme un profanateur.

Entre les deux choeurs, Médée a conçu son nefas, son crime monstrueux. Le meurtre des fils doit tisser un nouveau lien inhumain entre elle et Jason. La douleur du père devant les deux cadavres, voilà l’image que Médée associera à sa fuite vers le Soleil :

Je pars comme j’en ai l’habitude
Une route s’est ouverte dans le ciel

La douleur de Jason doit être celle que Médée éprouve au prologue, tandis qu’elle invoque en vain le Soleil jusqu’à ce qu’un dessein apparaisse :

Mais assez tergiversé
Ce foyer tu l’as construit sur le crime
C’est par le crime qu’il te faut en partir

Par le crime, à nouveau, elle se lie pour toujours à Jason.

Texte : Sénèque
Traduction : Florence Dupont
Mise en scène et scénographie : Tommy Milliot
Dramaturgie et voix : Sarah Cillaire
Lumières : Sarah Marcotte
Sons : Adrien Kanter
Assistant mise en scène : Matthieu Heydon

Avec Benedicte Cerruti, Charlotte Clamens, Cyril Gueï, Miglen Mirtchev

Production MAN HAAST et La Criée - Théâtre National de Marseille

Voir le site de Man Haast : www.manhaast.com/médée


[1Médée, Pasolini, Éditions Arléa, 2007, p.138.139

[2Idem, pp.48-49

[3Idem, p.51