Nous promettons de combattre 2

NATIONALISER LE BONHEUR

Avant cela, donc, nous habitons le Gers, en lisière d’Auch, une maison construite au milieu des champs.
Auch, la ville de D’Artagnan, comme je crois alors.
Nous, c’est-à-dire mes parents et leur cinq enfants.
Mon père, Jean, a obtenu la garde de Marc et Dominique, les aînés déjà adolescents, et du troisième, Olivier, un petit garçon perturbé par le divorce de ses parents. De son second mariage avec ma mère, Olga, est née ma sœur Johanna. Quand, à l’hiver 1977, je débarque à mon tour, la gauche s’apprête à remporter les élections municipales. Une percée historique dans la France de Giscard ; pour mes parents, une victoire de haute lutte.
Ils exercent tous deux dans le même collège. Lui enseigne le français, l’Histoire et la musique — elle, le français seulement. Très impliqués au sein du SNES, le syndicat national, ils militent également au Parti communiste et les réunions de cellule ont souvent lieu chez nous. La norme pour moi, c’est ça : des adultes qui débattent fort en fumant des Gauloises, la voix de mon père s’élevant au-dessus de celles des autres quand ma mère, penchée sur un petit cahier d’écolier, rédige avec sérieux les comptes rendus de séances. Au programme, le bras de fer à mener pour l’Union de la gauche, l’heure est grave, à l’image de l’affiche cinéma La Terre de la grande promesse, le film d’Andrzej Wajda, cadeau d’un ami du PC qui vient de monter dans le Gers un réseau de salles Art et Essai. Entre profs, la cinéphilie se partage, au même titre que la politique ou la pédagogie.
Du monde à la maison, très souvent, et sur la platine, du jazz, Coltrane, Parker, Stan Getz. En dehors des réunions de cellule, il y a les bœufs, ces soirées où des amis musiciens viennent répéter. Piano, guitare, batterie. La cocotte-minute déborde bientôt de spaghettis sauce tomate. Ma mère sort des assiettes, mon père ses instruments. Lorsqu’il n’improvise pas au sax ou à la clarinette, il susurre Lush life au micro ou My favorite things, The girl from Ipanema… Il n’est alors plus Jean Cillaire mais Michel Clar, un pseudonyme adopté courant sixtees pour coller à ses reprises de crooner dans plusieurs formations de la région. Autre bizarrerie, sa voix — quand il chante, elle est à mille lieux de celle, dure, cassante, qu’il emploie d’ordinaire avec nous.

Un dimanche sur deux, nous faisons une bonne heure de route jusqu’à Riscle, un village gascon situé sur les bords de l’Adour, cerclé de champs de maïs et d’élevages de volailles, avec, gloire locale depuis les années 20, l’équipe de rugby plus d’une fois championne Armagnac Bigorre. Mes grands-parents paternels nous attendent pour l’apéritif. Attenante à la boucherie de la place de l’Église, leur maison sent les effluves de cuisine et l’humidité. À peine avons-nous garé la voiture que Joseph, apparu brièvement sur le seuil pour nous saluer, disparaît dans l’ancienne chambre froide à la recherche d’un morceau de viande fraîche ou de charcuterie. Pépé le boucher — c’est encore comme ça que je vois mon grand-père, teint rougeaud et large tablier blanc porté en bandoulière, sali par le sang des bêtes. Derrière la lourde porte de la chambre froide, j’entraperçois souvent, suspendus aux énormes crochets métalliques, des cadavres d’animaux.
Après le déjeuner dominical saturé de graisse d’oie que les adultes concluent par un verre d’armagnac, nous aidons grand-mère Léontine, une toute petite femme surnommée Titi, à essuyer la vaisselle dans la souillarde. L’instant d’après, ils seront occupés à « faire au rami », selon l’expression consacrée dans ce coin du Sud-Ouest où l’accent cogne et où les « e » muets ne le sont jamais. Puis, ce sera la partie de pétanque, la promenade des femmes discutant entre elles, gilet sur les épaules, le café ou le thé pris dans le service en porcelaine sorti du buffet. Pour finir, le retour en voiture. À Riscle, ma mère fait des efforts pour se faire apprécier, elle, la fille d’étrangers grandie en ville, plus jeune que mon père et un peu trop polie. Le divorce de Jean, le premier dans la famille, suivi de son remariage, n’ont jamais été bien compris.

Les autres dimanches, nous allons en banlieue de Toulouse, à Bagatelle, un ensemble HLM datant des années 60. Les racines de ma mère sont ici, parmi les républicains qui se connaissent depuis la fin des années 30, arrivées peu ou prou en même temps dans la débâcle de la Guerre d’Espagne. Chez Adeline et Claudí, mes grands-parents maternels, pas de foie gras maison ni de croustade flambée mais du pa amb tomaquet et de la paëlla, pas de parties de cartes mais des conversations d’ordre politique — répression à droite, division à gauche, inlassablement — et des nouvelles de Terrassa et Rubí, à l’ouest de Barcelone, où vivent les oncles et tantes restés au pays. La Catalogne, nous y partons chaque année, hébergés par celles et ceux qui accueillaient ma mère enfant, quand son frère et elle passaient l’été sans parents, Adeline et Claudí n’ayant plus le droit de franchir la frontière.
J’adore particulièrement ma grand-mère qui, jusqu’à ce que j’entre à l’école maternelle, venait en semaine me garder. Elle nous chante des comptines pour nous endormir, explique longuement les choses dans une langue bien à elle où le français se mêle à de drôles de mots, presque du français mais pas tout à fait. Quand je me serre contre elle — sa peau a l’odeur du savon — je peux entendre un tic-tac mécanique. « C’est ta montre ? », demanderai-je un jour. « Non, pequeña, la pile de mon cœur. » À cette occasion, Adeline m’apprend qu’on l’a opérée à cœur ouvert. Ouvrir un cœur ? Cette singularité donne à ma grand-mère un statut à part que renforcent son regard fixe, rendu intimidant par le port de lunettes en écaille, et son attitude légèrement distante comme si, observant ce qui se passe, elle le traduisait aussitôt en pensées.
À Bagatelle, un tableau peint sur bois, des bandes verticales jaune et rouge, a été accroché au-dessus du canapé orné d’appui-têtes en dentelles. Adeline me raconte un dimanche sa signification, inspirée de la légende médiévale dite des quatre barres de sang. Au 9ème siècle, à l’époque lointaine des batailles contre les Normands, le comte de Barcelone du nom de Guifré el pilos — « on l’appelait comme ça parce qu’il était poilu » — a été grièvement blessé. Le roi des Francs accourt mais il ne peut rien faire, son frère d’armes est en train d’agoniser. Trempant ses doigts dans la blessure mortelle, il trace alors quatre lignes de sang sur un bouclier d’or. « Et voilà l’origine du drapeau catalan ! », conclut-elle en désignant le tableau que je scruterai longtemps, ce dimanche, en quête des sillons de sang séché. Du vrai sang pour de vrai.

Comme tous les enfants de cinq ans, je commence justement à intégrer les notions de bien et de mal. Le bien, c’est par exemple l’ourson Michka, la mascotte des Jeux Olympiques de 1980 organisés en Russie. Mon père m’a rapporté d’un congrès du Parti une peluche à son effigie et, depuis, je la traîne partout avec moi. Le regard naïf de l’ourson, ses rondeurs douces inspirent une tendresse immédiate, tout comme le dessin de Wolinski punaisé dans la chambre des parents : un homme et une femme enlacés béats contre un arbre soupirent d’une seule voix : « Il faudrait nationaliser le bonheur ». Ce sont là des formes manifestes de bien. Le mal quant à lui est figuré par des injonctions : ne pas voler les jouets de Johanna, ne pas répondre, ne pas mentir, ne pas taper.
La violence de mon père en revanche, je ne sais pas la catégoriser.
Il y a d’un côté sa voix caressante quand il chante, de l’autre ses yeux métalliques quand il humilie ma mère ou nous frappe jusqu’à marquer la peau. Quand c’est mon tour, je dois mettre mes mains dans le dos pour recevoir la gifle ou rapporter moi-même du jardin le bâton à fessée. Une cruauté dont la raison m’échappe, ma pensée achoppe alors, je ne ressens rien, comme si la peur créait des espaces blancs dans mon cerveau.
« J’ai été élevé au martinet », dit-il de temps à autre, presque avec orgueil.
Je n’ai que cette explication.
Alors quoi, la faute à Pépé le boucher, connu pour ses coups de sang ?
Ce n’est que beaucoup plus tard, une fois adulte, que j’obtiendrai des éléments de compréhension, lesquels, à défaut de justifier sa violence, dessinent une époque, des circonstances.
Né en 1938, mon père ne connaîtra le sien qu’à cinq ans quand Joseph, revenu de Prusse-Orientale où il a passé dans un camp une grande partie de la guerre, retourne à la vie civile. Le père de famille a bénéficié de la Relève — un prisonnier libéré en échange de trois travailleurs français volontaires — un dispositif mis en place par Vichy pour pallier le manque de main d’œuvre en Allemagne. Le retour de Joseph s’accompagne des premiers coups de martinet, lesquels feront dire à son fils : « On était mieux sans toi », aveu suivi d’une raclée.
Des années de captivité, Joseph refusera toujours de parler, de même, des rares combats auxquels il a participé. À la fleur de l’âge, le boucher entend désormais honorer ses plaisirs — sexe, bonne bouffe, pétanque et rugby — aussi habile dans le tir du cochonnet, le raffut de ses adversaires, que dans le troussage de jupes ou l’aiguisage des couteaux à viande. Léontine dite Titi pardonne les frasques. L’homme dispose, la femme compose. Vision classique de la virilité, qui inspirera toujours à son fils, malgré les raclées, un respect rétrospectif : « Mon père était une force de la nature, tu sais ! »
De son enfance dans la France occupée, Jean rapporte à chaque fois les mêmes anecdotes, les gamins jouant aux maquisards contre les Boches ou la présence de la Kommandatur en plein cœur de Riscle, après que la zone libre a été elle aussi envahie : « Les Nazis avaient réquisitionné la pâtisserie d’à côté pour installer leur garnison. Mais les saucisses, s’amuse-t-il toujours, ils les stockaient dans notre chambre froide ! » En l’absence de Joseph, Léontine a continué de faire tourner la boutique ; à son retour — marché noir ou pas — le commerce prospère comme jamais : « Mes parents ne se sont jamais autant enrichis que pendant la guerre ! aime à rappeler mon père. Ils n’avaient aucune conscience politique, ni l’un ni l’autre. »
À onze ans, Jean est envoyé en pension chez les Jésuites près de Lourdes, dans le sanctuaire de Bétharram, et ne revient chez lui que trois fois par an — à Noël, à Pâques et aux vacances d’été. « J’ai compris que dans la vie, au fond, on est toujours seul », résume-il encore avec la fierté de celui qui s’est endurci. Année scolaire en pension, grandes vacances aux abattoirs. Joseph a été catégorique, si les résultats scolaires sont médiocres, son gamin sera apprenti boucher. Bien qu’il n’ait jamais mentionné avoir subi de mauvais traitements, c’est à Bétharram que mon père aurait perdu la foi : « Les Frères m’avaient à la bonne parce que je chantais bien. Il faut dire que j’étais blond bouclé, un peu fayot — l’enfant de chœur parfait. Un jour que je cherchais des compliments, j’ai montré à Frère Alain le livre que j’étais en train de lire, un récit de science-fiction. Dès qu’il a vu la couverture, le Frère s’est s’indigné : — Dis-moi, c’est un Juif qui a écrit ça ?! »
Quand je voudrai savoir pourquoi cette réaction l’a choqué au point de lui faire renier Dieu, mon père restera d’abord évasif : « Au village, on ne savait pas vraiment ce qu’il s’était passé pendant la guerre, mais quand même, du jour au lendemain, des familles entières avaient disparu, parmi lesquels plusieurs copains de jeux… Il y avait des rumeurs comme quoi les Juifs avaient été exterminés. » La Shoah réduite à des rumeurs — difficile d’entrevoir la France rurale de l’après-guerre… « Le jour où j’ai compris que c’était vrai, a-t-il poursuivi, mon regard sur le monde a changé. Je me suis mis à étudier l’Histoire, la politique. Je me suis juré de ne pas devenir comme mon père qui aurait pu mourir au front sans même savoir pourquoi. L’Algérie, j’ai fait en sorte d’être réformé. À peine sorti de l’école normale, je militais déjà au Parti communiste. »
De cette prise de conscience arrachée à son milieu, Jean développera une confiance en lui redoutable. D’abord instituteur, il deviendra professeur — l’instruction, autre victoire remportée sur le père — et apprendra la musique en autodidacte. Plus tard, la navigation.
Seul forcément, au fond.
Mais est-ce d’avoir été dressé au martinet, d’avoir fréquenté les abattoirs ? Est-ce la brutalité sur les bêtes ou celle du patriarcat érigé en modèle ? Mon père gardera la jouissance de soumettre — compagnes, enfants, élèves — tout en militant pour le genre humain. Coups de règle au collège, pour moi bâton à fessée. Atavisme d’autant plus aveugle qu’il affirme encore maintenant, usant de mots raffinés, conserver la pleine maîtrise de ses gestes. Même quand mon frère Olivier remontera du garage la rétine décollée.
Une coercition parfaitement assumée.
Ma mère le rencontre en 1968. Elle vient d’être recrutée à Auch pour son premier poste. Petite brune au nom espagnol, vingt-trois ans, pas du genre à se mettre en avant, à l’inverse de Jean, la grande gueule de la salle des profs, communiste syndiqué, jazzman, père de famille nombreuse… Quand elle apprend que son collègue, le grand barbu planqué derrière des lunettes teintées, moins âgé qu’il n’y paraît, trente ans à peine, se bat en plein divorce pour la garde de ses enfants, elle est intriguée. D’autant que Jean lui tourne autour, recherche sa compagnie, la questionne sur la Catalogne, l’exil de ses parents… Au fil des mois, il se livre davantage. En attendant le jugement, il a dû se résoudre à laisser ses enfants chez leurs grands-parents et vit en caravane. Il lui confie son inquiétude s’il devait les rendre à leur mère, une femme égoïste, infidèle… « Je suis parti à temps, elle me rendait fou de jalousie. Un jour, je me suis vu la tuer, j’avais déjà serré mes mains autour de son cou. Heureusement que j’ai pris peur. »