Nous promettons de combattre 3

Mais revenons aux débuts des années 80 — avant que tout n’explose autour de moi. Mes parents parlent sans cesse du programme commun — aucune idée de ce dont il s’agit — juste, mon père a changé. Dès le matin, la radio portative bourdonne sur le coin du lavabo, la table de la cuisine. Il faut petit-déjeuner sans bruit et ne pas le déranger, le soir, quand il tend la joue pour recevoir le « bisou de bonne nuit », sans décoller les yeux du 20 heures. Mes parents parlent aussi de l’état de siège en Pologne — du Solidarność de Lech Walesa et des syndicats interdits. En France, les divergences se sont accentuées au sein du Parti et la plupart des membres s’insurgent de voir la classe ouvrière s’allier à l’Église catholique. Jean et Olga font partie de ceux, minoritaires, qui soutiennent Solidarność coûte que coûte, quitte à consommer la rupture avec le Parti.
L’idéal de mon père est brusquement trahi, la désillusion — extrême, irrémissible.
D’un jour à l’autre, la maison se vide, les lendemains se taisent. Plus de réunions de cellule ni de meetings. Marc et Dominique, étudiants à Toulouse, reviennent de moins en moins le week-end ; quant à Olivier, cible privilégiée de la violence paternelle, il est reparti vivre chez sa mère.
Je vois mon père tourner en rond et s’énerver vite quand j’écorche La méthode rose au piano, un quart de queue majestueux placé sous Trois femmes de Robert Altman, l’autre affiche grand format du salon.
« La famille et le boulot, ça ne fait pas une vie », rabâche Jean d’une voix sourde.
Ma mère ravale ses objections, sa tristesse. Elle vient de perdre son père — mon grand-père Claudí, emporté par une crise cardiaque — mais c’est Jean qui paraît endeuillé, regard dur visage fermé. Des années dans la maison d’Auch, je n’ai de ma mère aucune image précise, comme si elle était toujours occupée à faire, toujours en mouvement. Lui, je le revois partout, son sax à la main sur le devant de la scène, derrière le barbecue à enfumer la terrasse, en train de commenter les actualités, expliquer le western, raconter sa journée, fredonnant les mêmes standards du matin au soir. Quand nous sortons en famille, il se détache du groupe formé par ma mère et nous, qui restons derrière. Toujours visible, confiant qu’on suivra, il ne se retourne même pas. Ma mère, à l’inverse, est floue. J’ai sa voix, son odeur, mais pas d’image. Elle-même dira qu’il n’y avait qu’aux toilettes qu’elle pouvait souffler.

Jean troque finalement une utopie pour une autre : quitter le monde à défaut de pouvoir le changer.
Sur la table basse du salon, les revues de navigation chassent les tracts du PCF et le manuel de langue russe. L’Humanité survit à la purge. Le credo, désormais, c’est prendre la mer ou, plus exactement, traverser l’Atlantique, un rêve caressé depuis longtemps, à même de panser la blessure ? Lorsqu’il me montre des photos de bateaux ou d’expéditions maritimes — j’ai retrouvé prudemment le chemin de ses genoux — il a de nouveau sa voix douce, posée, et même dorlotante. L’océan, les poissons — je me prends à rêver avec lui. Quelques semaines auparavant, il a convaincu ma mère d’acheter un voilier de plaisance avec deux autres camarades orphelins du Parti, profs eux aussi, l’ami des affiches cinéma et son épouse. Cette dernière, une femme brune d’une quarantaine d’années née en Algérie, auréolée d’un passé de « porteuse de valises » durant la guerre, impressionne mes parents. Agrégée de lettres classiques, elle préside la délégation départementale du SNES et prépare le concours de chef d’établissement. Aussi à l’aise en bateau que devant un micro, à la différence de ma mère qui sait à peine nager, elle a consenti avec enthousiasme à l’achat du Mélodie, nom de baptême du voilier amarré au Cap d’Agde. Entre les couples qui apprennent à se connaître, des sorties s’organisent. Pique-nique le dimanche, dîners en semaine où l’on se raconte, un verre à la main. Des noms reviennent, Marchais, Mitterrand… L’amie évoque souvent Kateb Yacine ou sa Kabylie natale. Elle a grandi parmi les colons, entre une mère bourgeoise et un père militaire. La France des années 50, elle l’a tout de suite détestée, dès l’âge de quinze ans, après que son père s’est fait muter à Lyon. Jean revient sur ses fantasmes d’horizon. Le déclic a été Pandora, le film d’Albert Lewin, inspiré de la Légende du Hollandais volant : « Je ne m’en suis jamais remis ! Je me souviens encore du soir de la projection, à Riscle, dans le petit cinéma du village. Sur l’écran, Ava Gardner nageait vers un bateau inconnu, comme aimantée, et je la revois se hisser sur le pont, presque nue, s’offrir tout entière à James Mason… Un choc. J’avais quoi, quatorze ans ? Ce film a fait de moi un incurable romantique… » L’amie allume une énième Gauloise. « Le lendemain, continue Jean, j’ai couru m’inscrire au club nautique de l’Adour. » Ma mère sourit, se tait.
Dès les premiers week-ends à bord du Mélodie, mon père et l’amie programment, complices, la navigation — tracé sur les cartes, répétition des manœuvres — pendant que ma mère, chargée des corvées de ménage et de courses, reste avec nous les enfants. L’ami cinéphile déserte rapidement le projet commun. Je passe alors beaucoup de temps avec Clara, la fille unique du couple, d’un an plus âgée. Elle et moi faisons la course le long des pontons, espionnons les bateaux accostés, affabulons dans les duvets, le soir, quand le voilier tangue.
En semaine, mon père bassine toujours plus ma mère avec son tour du monde. Olga qui cherche à temporiser — « Mais les filles ? L’école ? — se heurte à un mur : Elles suivront les cours à distance.
—  Le boulot ?
—  On prendra un congé sans solde.
—  Ma mère ? Je ne veux pas la laisser, tu sais bien. »
Tension latente, disputes qui s’intensifient.
Au vacances de printemps — j’ai cinq ans, j’entrerai bientôt dans l’école des grands — tout s’emballe : l’ami cinéphile et son épouse annoncent leur séparation suivie du voyage en croisière de la bientôt divorcée avec Jean, qui laisse ma mère à quai.
Simple crise passagère ?
À leur retour, la situation prend un tour moins banal : l’amie qui a réussi le concours de chef d’établissement doit attendre l’annonce de son lieu de mutation. Sous prétexte qu’elle n’a nulle part où aller, mon père l’installe chez nous. Est-ce là faiblesse de ma mère ? Le peu de cas qu’il est fait d’elle ? Tout le monde cohabite maintenant sous le même toit, Jean avec sa maîtresse, Olga dans la chambre d’amis.
« Mais pourquoi tu n’es pas partie ?
— Je ne sais pas, dira-t-elle des années après, quand j’essaierai de reconstituer ce qui s’était passé. Ta sœur et toi étiez petites, j’attendais de voir. Ça n’allait pas si bien entre eux, je servais de confidente…
— Tu n’étais pas jalouse ?
— Pas vraiment… Les deux disaient m’aimer et, assez vite, ils sont venus me chercher. Là, oui, j’ai hésité, j’avais retrouvé du temps, une liberté.
Elle ajoutera : « Je m’étais même remise à lire. »

L’été qui suit, j’observe mon père endormi au milieu des deux femmes, lové contre elles comme un enfant, leurs corps nus serrés dans la cabine avant du Mélodie. Si les nuits sont bercées par le roulis des vagues, les journées sont tout autres : discussions orageuses, mises au point multiples, déchirement, suspicion. En marge des conventions, les écueils sont les mêmes. Et sur un bateau, aucune échappatoire. Nous, les filles, devons attendre les réconciliations, longtemps, pour pouvoir aller nager, assises sur le pont à regarder la mer.
Sur l’une des diapositives Baléares 1982, trois fillettes nues se baignent dans l’eau translucide d’une crique, surveillées par deux femmes restées à bord, nues elles aussi.
Le nudisme — l’une des « libérations » imposées par mon père.
Je suis la plus petite, la plus ronde aussi. Un gros œuf en polystyrène rose cintré à la taille me sert toujours de bouée.

À la rentrée des classes — nouveau coup de théâtre — l’amie apprend sa mutation dans un village de montagne, en plein Massif central.
Le trio doit se scinder mais, qu’à cela ne tienne, Jean et Olga s’organisent.
Nous partons en voiture après les cours, un vendredi sur deux. Cahors, Brive-la-Gaillarde, Tulle, Vichy, le Mayet de Montagne… à travers les vitres, les communes défilent, assombries peu à peu par la nuit. Là-haut, cela se passe rarement bien et sur le chemin du retour — Tulle, Brive-la-Gaillarde, Cahors, etc. — ma sœur et moi allongées en chien de fusil écoutons les parents questionner l’avenir. Au moindre bruit à l’arrière, mon père s’énerve et nous somme de dormir : « Il y a classe demain ». Entrée au CP avec un an d’avance, j’adore l’atmosphère de l’école. Déchiffrage syllabique sous la houlette du maître, règles à savoir par cœur et bons points de comportement. L’apprentissage de la lecture, surtout, qui suit les saisons d’une famille ordinaire — papa, maman, garçon et âne Pompon — dans un manuel pastel plastifié. Un rempart salutaire au chaos. Il faut dire qu’entre le Gers et le Massif central, rien ne va plus. Les colères de Jean ont repris, plus explosives que jamais, et Olga ne contient plus grand-chose. Johanna et moi pressentons qu’il se trame un drame, or nous n’avons qu’une peur, que notre père nous arrache à notre mère. N’a-t-il pas obtenu, autrefois, la garde des trois plus grands ? Ce dont il la menace, constamment. C’est à ce moment qu’inspirée par les contes Gründ, j’imaginerai le renverser.
Il y aura un dernier été passé tous ensemble dans le huis-clos du bateau, ma mère valsant du mari à l’amie, qui se déchirent en permanence. Un matin, les bols du petit-déjeuner passent par-dessus bord, une gifle claque et l’amie débarque avant la fin des vacances.
Clôture du trio.
Façon vaudeville, c’est finalement Olga qui s’enfuit en Auvergne, de Charybde en Scylla mais ça elle ne le sait pas encore, laissant mon père seul à Auch. Un compromis a été trouvé : « Tu prends les filles, je garde la maison. »
Le Mélodie ne franchira jamais le détroit de Gibraltar.