À l’issue de ce troisième hiver, plus rude encore que les précédents, Olga entasse un matin nos affaires dans sa R5 garée sur le parking du collège. L’arrière et le coffre sont pleins à craquer et à quelques décimètres cubes près, on a failli renoncer à la cocotte-minute. Adieu batailles de boules de neige avec Clara, courses-poursuites à vélo, pâtés de pommes de terre, nous quittons la montagne bourbonnaise et prenons la route pour, faute de mieux, Vichy. Dans l’hypothèse d’une réconciliation, ma mère a préféré ne pas trop s’éloigner.
Vichy donc.
Un choc.
À chaque carrefour, des brasseries chic, confiseries, glaciers et boutiques de pastilles à la menthe. Sous l’opaque des lampadaires, un opéra crémeux, des hôtels Art déco, ici un golf et des clubs d’aviron, là l’immense hippodrome, le plus grand de la région. Dans les allées proprettes du Parc des Sources, des sportifs en short clair courent le long de l’Allier pendant que les curistes, nombreux, étanchent avec frénésie, gobelet d’osier en bandoulière, leur soif de Vichy Célestins.
Arrivée au CM1 en cours de trimestre, pourvue de mon année d’avance et d’un accent du Sud-Ouest persistant, je détonne parmi les enfants de la ville : ma parka de montagne s’ouvre sur des pulls à grosses mailles, mes cheveux coupés courts dégagent largement mes oreilles. Blessée par la condescendance de certains regards — une meute de filles promptes à ostraciser — je tanne ma mère jusqu’à ce qu’elle m’achète des T-shirts à motifs et des baskets montantes.
À quarante-et-un ans, Olga tient désormais les rênes de l’avenir, et j’aime la croire comme ça, solide, déterminée. En quittant Auch puis le Mayet — et Clara, restée dans l’appartement de fonction, à qui je téléphone souvent — un retournement a eu lieu, inespéré, la victoire surprenante du plus faible : David a terrassé deux Goliath. Pas un instant je n’imagine qu’elle puisse ressentir autre chose qu’un vertige exaltant. D’autant que ma mère n’est pas sans filet, il y a son métier, ma sœur et moi sommes bonnes élèves, alors oui, maintenant sûr, ça ira.
Preuve en est, après plusieurs mois dans un deux-pièces exigu, Olga décide de consacrer son héritage — quelques dizaines de milliers de francs économisés sa vie durant par Adeline — à l’achat d’une maison. Ce projet, j’y suis pour beaucoup. J’ai suivi ma mère dans la tournée des agences immobilières avec, plein la tête, des visions de chaumières heureuses comme celles que l’on trouve dans les contes. Pas une semaine ne s’écoule sans que j’y fasse allusion. Le jour où nous tombons sur une vieille maison à étages — l’escalier craque, dans la courette aux murs crépis fleurissent des hortensias bleu mauve — mon enthousiasme éclate, débordant. Le foyer idéal. Il y a même une cave où ma mère déniche en riant, coincé derrière la cuve de fuel, un portrait oublié du Maréchal Pétain.
Après avoir contracté un prêt sur vingt-cinq ans, Olga signe un matin l’acte de propriété. Nous vivrons dans l’interminable rue du Maréchal Joffre qui débouche, hasard heureux, place de la Victoire.
Johanna et moi obtenons les deux chambres situées au second étage et ma mère s’endette encore davantage pour nous aménager un cabinet de toilette. Elle consent également à l’adoption de deux chats d’une même portée que ma sœur et moi, chacune le sien, baptisons Love et Story. Dès les premières semaines, j’investis chez nous avec fébrilité, scotchant des dessins aux murs, repeignant en vert bouteille les plinthes du couloir. Un rosier planté de mes mains pousse bientôt entre les hortensias. Ma mère s’amuse de me voir cirer une à une les marches de l’escalier avec un produit qui sent bon, empiler soigneusement les provisions dans les placards ou occuper mes dimanches à confectionner des gâteaux au yaourt. Le soir, j’adore faire exploser du pop-corn dans une casserole pour qu’on le mange saupoudré de sucre, serrées devant Madame est servie. Johanna, elle, ne participe qu’en pointillé : depuis qu’elle est entrée au collège, ma sœur préfère écouter de la musique dans sa chambre, perchée sur le rebord de la fenêtre, ou s’éclipser chez ses nouvelles copines.
Olga non plus n’est pas vraiment gagnée par ma ferveur domestique. Vichy est tout sauf une destination choisie. C’est un point de chute, un lieu sans attaches. Quatre ans plus tôt, elle s’est libérée de mon père, certes, mais a laissé derrière elle les paysages du Sud-Ouest et le lien à son frère, seul membre encore vivant des Parera, la famille formée autrefois à Toulouse. Vichy la renvoie à sa solitude. L’amour, de nouveau, s’est effondré. Du reste, qui rêverait de s’installer dans cette station thermale bourgeoise au charme démodé ? La ville où Pétain enterra l’idée même de république. Étouffante. Amnésique par bien des aspects. On y vit comme si. Pas de musée de la Collaboration. Pas la moindre plaque commémorative. L’Histoire enfouie sous le vernis des cures. Pour une enfant de la Guerre d’Espagne qui plus est, ce déni a quelque chose d’ironique, cruellement. Dépendante des affectations distribuées par l’Éducation Nationale, Olga n’enseigne d’ailleurs pas à Vichy mais ci et là, au gré des décisions administratives — Cournon d’Auvergne une fois encore, puis Bellerive, Gannat — le rectorat l’envoyant près ou loin, à la louche. Le matin, elle se lève très tôt pour prendre le train ou la voiture et rentre en fin d’après-midi, exténuée, son cartable à soufflets chargé de manuels et de copies d’élèves. II faut encore nous amener à l’école de musique, à la danse ou chez le dentiste, le généraliste, l’ophtalmo, et faire les courses du dîner. Le point d’orgue de la semaine, c’est la chorale du vendredi soir à la Maison des Jeunes et de la Culture où elle nous a inscrites, ma sœur et moi. Préparation des cours, lessives et repassage attendront le week-end.
Cette vie de mère célibataire exerçant loin à temps complet, je n’en mesure pas la pesanteur. À mes yeux, maman est juste comme avant, c’est-à-dire constamment soucieuse, tendue. La palette de maquillage offerte à l’occasion de la dernière fête des mères est restée intacte dans son boîtier, cela m’attriste et je lui en veux de manquer d’entrain.
Quand j’observe maintenant les pages biffées de ses agendas de l’époque, les jours disparaissant sous les choses à faire, elles-mêmes disparaissant sous les biffures, je reconnais cette solitude avec enfants que je traverserai moi-même plus tard. (...)