LA BRÈCHE / Naomi Wallace / Cie Man Haast Tommy Milliot / 2019

Dans le sous-sol d’une maison de banlieue modeste d’un « possible Kentucky » en 1977, quatre adolescents scellent un pacte qui va modifier à tout jamais les adultes qu’ils deviendront. Quatorze ans plus tard, les voici réunis après l’enterrement d’un des leurs. Et s’ils se parlent et racontent leurs vies depuis, ce qui n’a pu se dire autrefois refait peu à peu surface. Un silence comme clef de voûte d’une tragédie contemporaine.
À travers ce chevauchement d’époques, Tommy Milliot explore le réalisme de l’auteure américaine Naomi Wallace et nous fait descendre dans un lieu troublant, construit exclusivement de lumière et de sons qui infiltrent l’espace. La Brèche questionne avec force les désirs adolescents, les ravages des non-dits et dénonce l’instrumentalisation du corps féminin. À l’instar d’une pièce sociale, la pièce déconstruit également le Rêve américain : face à la brutalité du système économique, il ne suffit pas de travailler dur et d’aimer sa famille pour ne pas risquer d’être détruit.

@Alain Fonteray

Texte : Naomi Wallace
Traduit de l’anglais par Dominique Hollier
Mise en scène et scénographie : Tommy Milliot
Avec : Lena Garrel, Matthias Hejnar, Pierre Hurel, Dylan Maréchal, Aude Rouanet, Edouard Sibé, Alexandre Schorderet
Dramaturgie : Sarah Cillaire
Conception et construction décor : Jeff Garraud
Lumière : Sarah Marcotte
Son : Adrien Kanter
Assistant mise en scène : Matthieu Heydon
Photos : Alain Fonteray

@ Christophe Raynaud de Lage / Festival d’Avignon

Cette pièce offre-t-elle une certaine vision de l’Amérique ?

Cette histoire donne à lire en sous-texte une dénonciation de l’accès aux drogues pharmaceutiques aux Etats-Unis et pose la question du consentement. Deux durées se chevauchent et se répondent : plusieurs mois de la vie des adolescents en 1977 contre une soirée en 1991. Le sujet même de la pièce a une portée politique, elle raisonne étrangement dans ce contexte post-Weinstein. Or, elle a été écrite avant le scandale, et porte en elle, certes, une résonance critique sur le monde contemporain et ses vices (le rapport de scissions fortes entre les classes notamment) mais ne se fait pas pour autant l’étendard d’une cause. Si les références contextuelles sont présentes, telle que la mention des supermarchés 7-Eleven, ou par la musique avec Rock, me baby de B.B. King, l’auteure place les faits dans une fiction très présente, particulièrement dramatisée par des ressors théâtraux… The McAlpine Spillway reste une pièce sur une « possible Amérique ».

Comment la double narration se joue t-elle sur le plateau ?

Il n’y a que quatre personnages mais en réalité ils sont joués par sept acteurs puisque l’histoire retrouve trois d’entre eux quatorze ans plus tard. J’ai choisi une double distribution tel que l’auteure le souhaitait, tout d’abord parce qu’en quatorze ans un corps et un visage changent énormément, et qu’il me semblait judicieux de jouer avec ce rapport au réalisme cru, brut, qui hante déjà la fiction et l’écriture. L’histoire se trouve ensuite théâtralisée par le travail sur l’espace et la lumière. Je souhaite raconter l’histoire à partir des corps des acteurs et du texte. Tout se joue en direction de et vers le public, dans espace réaliste mais minimaliste. Sans vouloir le vider de son contenu mais sans naturalisme parasitant, afin de permettre aux spectateurs de se projeter dans la fiction. L’espace reste le même pour les deux époques. Et si les personnages sortent du sous-sol, ce n’est que pour se rendre sur le perron de la maison, cette échappée est alors traitée par la lumière et le son. Comme dans tout mon travail scénographique, le texte est créateur d’images. Contrairement à ma mise en scène précédente, Lotissement où la présence de la vidéo répondait à un besoin dramaturgique inhérent à la pièce, ici, il n’est pas nécessaire d’ajouter quoi que ce soit. Un travail sur l’espace et la lumière, un plateau épuré, empli des présences des acteurs et des relations qui se construisent. La lumière seule, ou presque, écrit l’espace et les proportions : la façon dont on regarde, d’où l’on regarde. Sans aller jusque là, je dirais qu’il faudrait qu’il soit possible de croire à la fiction sans artifices aucun, dans un désir d’accessibilité direct à l’histoire. Ce qui m’intéresse n’est pas d’ajouter mais de soustraire, ainsi rien de spectaculaire. Nous approfondissons le noir aussi, parce que le personnage féminin, Jude, passe par ce noir dans l’histoire. Les murs sont déterminés par ce noir, par le vide, le rien. Le son vient définir lui aussi l’espace en s’approchant au plus près des spectateurs, envisagés comme une somme d’individualités multiples et non comme un ensemble indivisible. Je souhaite faire vivre ce noir au spectateur, de manière sensorielle, lui faire faire l’expérience de ce vide. Afin de traverser l’écriture au plus précis de l’intime, je commence toujours le travail par plusieurs semaines de répétition à la table pour que les acteurs s’approprient les personnages et la langue qui, malgré son réalisme, est particulièrement écrite, littéraire et dramatique. Il ne s’agit dans cette histoire que de gens qui se regardent, et c’est là que je parle de réalisme cru, sans voyeurisme aucun. Ils se regardent l’un l’autre, eux-mêmes, se revoient dans leur jeunesse insouciante… Le passage d’une époque à l’autre se joue le plus subtilement possible par la lumière, l’adulte croisant furtivement son adolescent sur le plateau, à l’image de l’acte d’introspection. C’est une véritable tragédie contemporaine.

Tommy Milliot, propos recueillis par Moïra Dalant (extrait, printemps 2019)

Man Haast (infos, calendrier, presse)

La compagnie, créée en 2014 par Tommy Milliot, privilégie les écritures contemporaines. Dans chacune des créations, l’espace vide constitue le point de départ. De cet espace peut naître le théâtre : avec la lumière comme matière tantôt visible, tantôt invisible, et avec les mots comme matière tantôt sonore, tantôt résonance. Il s’agit chaque fois de chercher à densifier des formes scéniques simples à l’aide d’outils propres au théâtre (son, lumière, jeu et vidéo). La recherche plastique du dispositif et la dramaturgie du projet s’effectuent en amont, le travail se portant ensuite sur la relation corps des acteurs - espace - lumière – spectateur.