LOTISSEMENT / Frédéric Vossier / Cie Man Haast Tommy Milliot / 2016

Lotissement, note dramaturgique

Dans un lotissement, en lisière de forêt et de plage, un homme, Lui, accueille sa jeune compagne, Elle, venue vivre dans sa maison. L’Autre va les regarder, les filmer, les surveiller de manière obsessionnelle. L’Autre, le voyeur, c’est le fils de l’homme. Ce qu’il voit apparaît sur un écran : est-on dans le fantasme, la réalité ou dans une reconstruction de celle-ci ? Des citations cinématographiques s’inscrivent ainsi dans l’univers du fils. La vérité qu’il va révéler est tirée pour l’essentiel de ses fantasmes érotiques. Les peaux noire et blanche se font violence en se touchant. Dans le pavillon, l’espace du père et celui du fils entrent en friction par écrans interposés : la loi des images se substitue peu à peu à la loi du père.
Pour cette pièce en forme de chronique familiale, l’écriture de Frédéric Vossier confronte réalisme et nouvelles technologies au sein d’un dispositif qui fragmente à la fois le temps, l’action et les points de vue. Le fils invente la vie de son père à partir d’extraits de films et de scènes d’intimité captées par des micro-caméras, il crée une trame comme s’il pouvait donner du sens à un réel dont il préfère se tenir à distance. Il va révéler la vérité sur son père et Patricia, une vérité tirée pour l’essentiel de ses fantasmes érotiques. La dramaturgie de Lotissement s’appuie sur cette révélation attendue que le fils, scène après scène, entend livrer tout entière. Dans le pavillon, l’espace du père et celui du fils entrent alors en friction par écrans interposés. Les enregistrements et les captations servent de preuves accablantes : la loi des images se substitue à la loi du père.
Pour autant, et c’est là la force de la pièce, la vérité des personnages demeure énigmatique, les questions restent sans réponse, qu’elles soient de l’ordre du non-dit ou des adresses directes. Tout peut basculer d’un moment à l’autre dans cet espace où les ombres menacent, celle du fils rôdeur et celles (« les autres », « les deux frères ») issues du dehors. Les personnages se parlent sans se parler vraiment, laissant leurs réelles motivations et leurs attentes flotter en filigrane. Dans ce lotissement fantasmé, les mots explorent la brûlure d’aveux impossibles : l’amour d’un fils pour son père et celui d’une amante pour un homme. « Il faudrait qu’on arrive à se transformer […] Et alors nous pourrions échanger des paroles sérieuses sur des sujets sérieux », déplore Patricia. Si la jeune femme espère sans conviction une telle métamorphose, le fils, lui, se fait l’artisan du changement : dans l’univers fantasmatique du jeune homme, Vossier injecte des citations cinématographiques qui vont de Reflets dans un œil d’or de John Huston à Mado de Claude Sautet en passant par le Dupont Lajoie d’Yves Boisset. Le pouvoir de séduction des images n’agit alors plus comme échappatoire au réel mais se substitue à lui. Après l’échec de la parole, c’est le sens qui est dynamité.
Sarah Cillaire

Lotissement, note d’intention

Au départ, il y a un titre : Lotissement. Avant les mots, il y a un lieu. Le lotissement, c’est la sensation d’un espace blanc. Une étendue : des rectangles, des carrés, des figures qui, alignés, seraient ce lotissement. Un ensemble de maisons dans lesquelles se joue l’intime. Ce qui m’intéresse toujours, c’est d’abord l’espace et c’est de cet espace que peut naître le théâtre. Dans le texte de Frédéric Vossier, il est question d’une maison et plus précisément de la chambre du fils. La chambre comme seul lieu du drame. La chambre du fils comme alcôve unique. L’extérieur restera toujours un fantasme, un ailleurs, l’inconnu. Le texte m’évoque cette sensation de zoom vers l’intérieur : du lotissement vers la maison, de la maison vers la chambre, de la chambre vers les écrans évoqués sans cesse ; un zoom dans l’intime. La maison. Cet espace, j’ai choisi de le figurer par des lignes blanches tracées au sol : un dedans et un dehors dans une abstraction totale qui permettra au spectateur de se projeter vers un espace plus mental, celui des personnages. Il y a la lumière, minimale. La lumière des néons, la lumière des lotissements la nuit, la lumière des parkings, celle du frigo, une lumière crue entre clair et obscur, entre visible et invisible, entre l’intérieur et l’extérieur. J’ai travaillé sur des formes simples afin que tout participe de l’univers du texte, en utilisant les outils propres au théâtre — jeu, espace, son, lumière — sans hiérarchisation aucune. J’ai souhaité créer des silhouettes hiératiques d’où naissent les mots.
Tommy Milliot

Texte : Frédérique Vossier
Mise en scène et scénographie : Lumière Tommy Milliot
Avec Eye Haidara Miglen Mirtchev Isaie Sultan
Dramaturgie et voix : Sarah Cillaire
Images vidéo : Vlad Chirita
Régie lumière : James Groguelin
Régie son et vidéo : Gaëlle Hispard
Photo : Alain Fonteray
Production : Man Haast

Soutien CENTQUATRE-PARIS, Montévidéo - Marseille, Région île de France, La Loge, Le carreau du Temple

Man Haast

La compagnie, créée en 2014 par Tommy Milliot, privilégie les écritures contemporaines. Dans chacune des créations, l’espace vide constitue le point de départ. De cet espace peut naître le théâtre : avec la lumière comme matière tantôt visible, tantôt invisible, et avec les mots comme matière tantôt sonore, tantôt résonance. Il s’agit chaque fois de chercher à densifier des formes scéniques simples à l’aide d’outils propres au théâtre (son, lumière, jeu et vidéo). La recherche plastique du dispositif et la dramaturgie du projet s’effectuent en amont, le travail se portant ensuite sur la relation corps des acteurs - espace - lumière – spectateur.