SAFE / Lucie Taïeb / lecture / 2016

En 2016, Lucie Taïeb me propose de l’accompagner pour une lecture à deux voix de Safe (L’Ogre, 2016), proposée à la bibliothèque Marguerite Audoux sur l’invitation de Mathieu Brosseau, puis à la Maison de la poésie (Paris 3ème).

Depuis, Lucie a publié chez Lanskine Depuis Distance (2017) et Peuplié (2019).
En 2019 paraît Les Échappés chez L’Ogre qui remporte le prix Wepler-Fondation la Poste. On peut lire ici le discours de Lucie lors de la soirée de remise.

Safe / extraits :

"Je me taperais la tête contre les murs. Si j’étais moi je me taperais continuellement la tête contre les murs. Pas seulement la tête d’ailleurs. Je me taperais continuellement contre les murs (si). Je m’élancerais contre les murs pour qu’ils se fissurent. Je me cognerais incessamment contre tout mur visible ou invisible contre toute porte fermée que je préférerais tenter d’enfoncer plutôt que de l’ouvrir. J’irais en force. Je serais couverte de bleus. Je ne me ferais jamais vraiment mal mais si j’étais vraiment moi je me ferais vraiment mal. Je me briserais. Je détruirais mon propre cœur sauvage. J’arracherais mon propre cœur sauvage et ses multiples racines et liens de chair puis au réveil je constaterais qu’il est toujours en place. Alors, nous ferions l’amour et j’irais me baigner longuement. Je ferais en sorte de ne pas me réveiller. Je nagerais sous l’eau et je n’aurais pas besoin de remonter à la surface je me noierais et continuerais de nager. Comme certains poissons qui se camouflent j’irais sous le sable du fond des mers et on ne distinguerait plus mon corps. Puis je remonterais à la surface et nous mangerions des sardines grillées et des tomates fraîches. Mes cheveux seraient toujours mouillés je n’aurais pas un corps mais plusieurs, et nous ferions l’amour à chaque fois mais ce ne serait jamais ni toi, ni moi, mais plusieurs. Si j’étais moi nous serions plusieurs et nous nous tairions. Je me tairais. Quand je serai moi, je me tairai. J’aurai sans cesse ton goût en bouche et ne voudrai rien en dissiper.
Tu sais pourtant qu’on ne touche jamais le fond. Tout nous corrode et le chagrin plus puissamment que le reste, tes larmes et ton sel affadissent en même temps cette haine de toi qui suinte à chaque mot. Mais lorsque tu ne supportes plus cette eau tiède, tu vas au feu, à la sécheresse de l’île, aux sculptures de sel subtil, à la pureté volcanique, lave, au noir, à l’ombre sans nuance, au tranché, implacable, immédiat.
Tu vas au feu, au saccage, ton corps est ta seule arme, et cette hache dans tes mains, traversant le décor, déchirant les espaces, les remparts, toute protection, toute entrave, s’il y a une fureur, personne n’a intérêt à ce qu’elle se libère, s’il y a, à vivre, une extase, comme le goût du sang, une violence, elle se trouve de l’autre côté, elle se trouve où tu t’aventures. Aucun conte ne dira assez le danger réel qui menace ton monde : l’extinction de la rage, la soumission au principe de précaution, dormir comme une masse.

[...]

The book ends with the killing of the dog. Une promenade dans la lande où elle a fini par s’installer. En fin d’après-midi. Assassinat du chien, la gorge tranchée. La silhouette de l’homme disparut dans l’obscurité. Le récit s’achève là, sur une rupture.
Safe était l’un de ces mots. Qui ne se laissait pas traduire. Qui n’avait pas d’équivalent, pas d’adjectif qui en français lui aurait correspondu. On le « rendait » sans difficulté. En sécurité, protégé, à l’abri – cela ne posait pas de problème. Mais elle rêvait d’un texte où elle aurait traduit safe par safe. Où elle ne l’aurait pas traduit.
Elle en avait assez, de ces arrangements avec le sens, de ces ficelles, de ces facilités. Elle les connaissait trop, elle en avait fait son gagne-pain. Aller là où gagner sa vie ne serait plus nécessaire. Elle pensait depuis longtemps à arrêter de travailler. Se retirer loin de ce monde, se soustraire à la parole des hommes. Complètement ailleurs. Cela ne fonctionnait pas. De l’autre côté des murs, il y avait des hommes. De l’autre côté des murs, il y avait des rues sombres où un drame est vite arrivé, même de jour. De l’autre côté des murs, il y avait des regards malveillants. Nulle part en ce monde, pas même entre ses murs, elle ne se sentait « en sécurité, protégée, à l’abri ». L’homme qui l’avait quittée ne l’avait pas supporté. C’est banal, pourtant, un homme qui rassure une femme, qui l’accompagne là où elle n’aurait jamais pu se rendre seule. Comme un chien. Elle vivait seule désormais. Sans animal de compagnie. Sans distraction. Les missions de traduction arrivaient par e-mail, nombre de signes, délai à respecter.
Ce métier lui avait convenu, jadis, car il lui permettait de travailler sans avoir à sortir de chez elle. Elle se demandait désormais s’il n’avait pas été complice de son enfermement.
Le texte avait quelque chose d’impitoyable et se refermait sur elle. Le texte se refermait toujours sur elle, et s’il y avait toujours une issue, elle mettait toujours un temps considérable à la trouver. L’issue était dissimulée dans – ou derrière – un mot, une tournure de phrase, qui semblait parfaitement uniforme, conforme au reste du texte. Comme le livre qu’il faut retrouver sur les étagères d’une bibliothèque factice, parmi les autres livres en carton le seul vrai livre, et qui dissimule le levier d’une porte en trompe-l’œil. Parfois, l’issue demeurait cachée. Elle y demeurait prisonnière.
Au commencement, elle avait choisi de traduire pour cesser d’avoir peur. Ces mots ne seraient pas les siens, ces images ne seraient pas de celles qui la hantaient. Cette stratégie n’avait pas eu l’effet escompté : stériliser son imagination, cautériser l’angoisse, à la source. Même après des journées de travail abrutissant, passées devant l’ordinateur, d’une langue à l’autre, et en retour, les images persistaient, résistantes à toute fatigue, porteuses d’une infinité de possibilités. Le monde possible, non le monde réel. Non pas son monde.
Dans son monde, rien d’effrayant n’avait lieu. Elle avait ce que l’on appelle une vie normale. Elle sortait et voyait des gens. Passer inaperçue ne la dérangeait pas. Elle allait faire ses courses au marché, puis au supermarché, puis elle cuisinait le dimanche, ou tout autre jour calme. Cette vie normale n’était pas sa préoccupation. Les mots étaient sa préoccupation. Et depuis peu, principalement, presque exclusivement, le mot safe, au détriment de tout autre. Pour la première fois, elle avait refusé une mission qu’elle aurait pu accomplir. À cause du mot safe. Depuis peu, elle vivait la porte fermée. Depuis peu, elle avait rangé tout l’appartement, comme pour un départ, et recouvert les meubles de draps blancs. Depuis peu, elle avait cessé totalement de traduire et vivait sur ses économies.
Il y avait ce chien, qui serait une chienne et qu’elle voyait rouge comme un setter irlandais. Il y avait le mot rot, en allemand, et le mot dog, en anglais, et une tentative, avant de s’endormir, lorsque l’esprit ne sait plus ce qu’il pense, de faire correspondre dog et rot par permutation consonantique. Il y avait alors dieu (god) et le portail (tor). Mais cette piste n’en était pas une. Le chien allemand ne devenait jamais rouge en anglais. Elle s’endormait sur cet échec. Elle se réveillait sur les derniers mots d’un rêve éteint : « parce qu’il y avait dans safe une rédemption ». Ces mots l’accompagnaient tout le jour, mais elle ne se souvint jamais du rêve qu’ils achevaient.

La lande est verte, de ce vert surréel qui ne compose qu’avec un gris orageux. C’est le vert qui convient à la présence d’un chien rouge et d’une femme. Il s’agit de l’Écosse et elle ne voit que cela, pour l’instant elle ne voit que la lande et la femme – elle-même – le chien et ce vert d’avant la tempête. Elle sait que non loin rugit la mer, mais elle ne la voit pas. Une falaise si vaste qu’on ne touche jamais au bord. Partie un matin pour l’atteindre, et s’y perdre, elle n’y parviendra pas. Un événement interrompt sa marche, leur marche vers le bord, et la scène de son corps perdu dans le vide, et du chien demeuré au bord pour contempler la chute – cette scène n’aura pas lieu. The book ends with the killing of the dog, et c’est en Écosse que la scène a lieu. D’où l’anglais.

[...]

Dans ma bouche, ce goût de chair humaine. Ce n’est pourtant pas de l’anthropophagie. J’ai peut-être la mâchoire en sang. Ou l’intérieur de la joue en charpie. Dans celui-ci, je suis absolument seule. Rien n’a précédé ce goût. Sur mon avant-bras une trace de morsure, comme une plaisanterie. En réalité la lutte est à venir. Si j’ai la bouche en sang, c’est pour la fureur nécessaire. Le goût du sang avive le goût du sang.
Il me faut pouvoir dépecer mes semblables. Il me faut pouvoir les considérer comme des proies. Cette injonction ne vient pas de moi. J’ai néanmoins les yeux luisants et une forme d’ivresse, une attente euphorique.
Je prendrai à la gorge celui qui a cru me soumettre. Je me retournerai contre lui et dédaignerai les proies trop faciles. Je me retournerai contre la main qui m’a nourrie. C’est un rêve de fureur, non de révolte. À mon réveil, peu avant 8 heures, je considère la journée qui m’attend, et ce rêve m’écœure. Toute la journée, je traîne avec moi cet écœurement. Une sauvageonne aux canines acérées, la bouche en sang. Mais j’ai les mains liées derrière le dos. Et sur l’avant-bras, une trace de morsure.

Elle avait eu des moments de vie heureuse et la conscience de ces moments. Elle avait connu joie et jouissance, plénitude. Elle avait vécu chacun de ces moments avec la conscience de vivre un moment de vie heureuse, et les avait conservés, afin de pouvoir se les remémorer. Ce trésor aujourd’hui ne lui était d’aucune aide. L’homme parti, l’avenir congédié, chacun de ces moments aurait pu avoir été vécu par une autre. Elle comprenait que, l’homme parti, elle avait renoncé à toute projection, à toute tentative de construction ultérieure. Son seul projet, banalement, s’appelait « une famille », et l’homme parti, la famille tombait à l’eau. Il va de soi que, si elle avait vraiment désiré une famille, elle n’aurait pas laissé partir l’homme. Mais elle n’avait rien désiré vraiment. Sinon l’interruption momentanée, le répit de son inquiétude constante.
[…]
Elle songeait parfois à une pièce matelassée, loin des bruits de la ville, tapissée de livres écrits dans toutes les langues du monde, dans laquelle sa propre langue aurait pu se déployer, librement, à l’abri, protégée. Une bibliothèque vaste et silencieuse, hermétiquement close, où aucun mot jamais n’aurait été prononcé à voix haute. Telle aurait été la seule alternative à son départ définitif.
Elle ne connaissait pas le goût de l’autre, de l’entre-deux, que l’on prêtait aux gens de son métier. Sans doute, sa force motrice résidait dans la recherche du pur.

[...]

Je passe devant un magasin. Il y a bien longtemps que je n’en avais plus vu. Cela ne me manque pas. Je n’ai jamais aimé les vitrines. Je me souviens d’une sensation passagère de nausée. Il fait nuit, le magasin est richement éclairé, de néons qui doivent être joyeux, comme à Noël. Quelque chose me gratte, sur la joue. C’est alors que je prends conscience de la cagoule qui me recouvre le visage. Elle est sûrement importante, car elle me démange, et je ne dois pas l’ôter, sous aucun prétexte l’ôter, cela m’a été dit. Si je passe devant ce magasin, ce n’est pas un hasard. Je m’y trouve pour une raison précise, et cagoulée. Je tente de me rappeler la raison. Dans la vitre du magasin je regarde mon reflet et ne me reconnais pas, c’est pourtant mon reflet. Je suis harnachée. C’est le mot employé.
Je suis de haute stature, vêtue d’une combinaison noire, guerrière. Musculeuse et alerte. Et j’aperçois soudain, toujours dans le reflet, dépassant d’entre mes épaules, le manche d’une hache. De ma main gauche la saisis, et la détache sans difficulté de derrière mon dos. Elle pèse pourtant bien son poids. Je la considère, car je n’ai encore jamais tenu de hache entre mes mains. La lame courbe et acérée. La perfection de cette pièce de métal. Et la vitre devant moi, qui n’attend que cela. De mes deux mains, de toutes mes forces, avec une habileté, une joie inconcevables, comme si j’avais voulu abattre un arbre centenaire, je frappe la vitre.
Au moment même où la lame atteint le verre, je songe qu’une alarme se déclenchera sans doute, et j’entrevois la suite. Mais tout reste parfaitement silencieux. La vitre fracassée, les éclats de verre chutent contre le sol, sans un son. L’alarme se déclenche, je le sais immédiatement, mais elle est, elle aussi, silencieuse. J’ai anéanti tout ce qui peut s’entendre.

[...]

Elle se réveillait toujours la veille de son départ, parce que le départ n’avait jamais eu lieu, ou parce qu’elle l’avait toujours remis à demain. Elle se réveillait au milieu de la nuit, dans une maison parfaitement propre et morte, parmi les cartons, les draps blancs sur les meubles demeurés invendus et dans son sac à dos le strict minimum. Elle se réveillait au bord d’une falaise et rien n’était possible. Rester, partir, rappeler l’homme enfui, se rendormir, se lever se tuer continuer à vivre. Elle regrettait tout, voulait revenir en arrière, avant l’instant précis où d’un clic elle avait acheté son billet d’avion, Édimbourg, où elle ne voulait plus aller. Elle voulait rappeler les amis négligés trop longtemps, l’agence de traduction à qui elle avait dit être indisponible pour une durée indéterminée. Elle voulait rester et apprendre à accepter de n’être en sécurité nulle part. Elle ne se rendormait pas vraiment, s’épuisait à chercher des solutions, à calculer l’argent restant, à imaginer la réaction des uns ou des autres lorsqu’ils apprendraient son départ. Elle imaginait la lande qui s’offrirait à elle, la chienne rouge qui l’attendrait devant la porte de l’auberge. Elle imaginait l’éclat de la lame et l’aboiement étouffé de la chienne, le jet de sang perceptible malgré la distance. Ou les murs de la chambre d’hôtel et leur papier peint vert sombre, orné de motifs de chasse, cors bruns entrelacés de houx.
Elle s’endormait épuisée dans la chambre d’hôtel qu’elle avait imaginée et se réveillait toujours la veille de son départ. « Un jour », « demain » n’existaient plus. Captive. Alors venaient les rêves.

La jeune fille interdite de parole, la bouche scellée de la jeune fille : « Elle a cueilli les lys et par sa faute ses frères sont transformés en corbeaux. Mais si elle reste sept ans sans parler ni sourire, le sort sera rompu. Elle peut accepter ou refuser. Si elle accepte et dit un seul mot avant la fin des sept années, au moment précis où ce mot franchira ses lèvres, ses sept frères, sept corbeaux, mourront. » Elle se tait et personne ne meurt, ses frères retrouvent forme humaine elle a accepté, sept années durant, toutes les calomnies tous les mensonges sans se défendre elle s’est abstraite elle s’est oubliée elle a endormi toute sa violence, son exaspération, l’insouciance coquette de celle qui cueille des lys, elle a appris l’humilité, les héroïnes des contes apprennent toujours l’humilité l’humiliation le silence de soi le sommeil.
Seulement, un jour, cela prend fin.

[...]

Carreau. Carreau. Petit igloo de porcelaine. Carreau. Carreau. Carreau. Ne pas compter. Carreau. Main recroquevillée. Main presque close sur le drap. Carreau. Carreau. Non. Blanc. Gants, habits vides, cheveux roux, déroulés. Creux du coude, veine percée. Mauve. Nacre. Aucune. Carreau. Petit igloo lustré. Parfaitement. Pourvu que personne. Carreau.
Nous sommes peu nombreux, nos regards sont brillants. C’est la première des réunions nocturnes qui causeront notre perte, réunions secrètes dont il ne sera plus jamais question, ni ici, ni ailleurs, où tente de s’organiser, non par l’offensive mais par l’inertie, une forme de résistance à ce qui approche et ne manquera pas de nous engloutir. Elle est mon amie et c’est elle qui ce soir prend la parole, une lune très ronde entre, claire, par le soupirail, j’entends la voix de mon amie :

des jours plus durs sont à venir. Il ne s’agira pas d’une lutte ouverte, mais souterraine, d’une contagion espérée. Nos souvenirs seront nos armes. Revoyez à présent toute chose saillante, toute chose tranchante, qui inexplicablement aura marqué votre mémoire, parce que plus intense, ou parce qu’elle recelait une part de vérité qui ne vous a pas encore été révélée. Fermez les yeux, plongez au plus profond. Le jour viendra où nous serons dépourvus, séparés, désolés, où nous n’aurons plus rien que cette manne, ce qui nous constitue, où nous puisons ce soir la force de nous réunir, où nous trouverons, alors, celle de ne pas sombrer.

Un renard passe dans l’herbe sèche. C’est un jour d’août, je ne suis pas ici, un renard, frôlement, haute herbe sèche, une rousseur. Furtif et suspendu, dans le temps illimité de la vision, infiniment plus lent, plus long que celui de la parole, une image vivante contemplée, de l’intérieur. Chien de traîneau, petit igloo, louve la bouche en sang, carreau. Carreau.
Un renard passe dans l’herbe sèche.
Lorsque je m’éveille, je suis la seule à la surface, il est près de 3 heures, souffle court, malgré la bienfaisance de l’exercice, de nouveau je contemple les corps singuliers, certains agités d’images invisibles, d’autres si calmes qu’on les croirait morts. La salle n’est pas fermée à clef, c’est un simple sous-sol qui sert je crois, le jour, de salle de danse, on pourrait nous trouver, mais qui se douterait de ce qui se prépare ici ? Un petit groupe d’hommes, quelques femmes, vulnérables, exposés, que rien ne lie entre eux, sinon la voix de mon amie, une sorte de foi.

Ce soir, nous peuplerons ce lieu de nos souvenirs les plus chers. Lorsque nos corps n’y seront plus, les souvenirs, eux, resteront, comme ombres persistantes, entre ces quatre murs obscurs. Et peu importera, alors, à qui ils appartiennent : chaque souvenir, mêlé aux autres, aura perdu son origine. Formant trame, ou filet, nous retenant lorsque viendra la chute. Cette nuit ne prendra pas fin, ce lieu restera noir, éclairé seulement d’une lumière lunaire.

[…]

L’aube n’est pas loin, il reste peu de temps. Il nous faudra alors quitter ce lieu, retrouver nos vies. J’entends les trois prénoms, Faith, Love, Hope. Revois, fugace, parmi les ombres innombrables qui hantent désormais la chambre obscure, une conversation nocturne avec l’ami commun, la braise de sa cigarette, notre ivresse, sa mélancolie, son séjour en Californie du Sud, cette femme très religieuse, lui, au pair. La plus jeune des filles s’appelle Hope. Je ferme les yeux, inspire profondément, à plusieurs reprises. Puis je retiens ma respiration, la mer est vaste et douce, sa fraîcheur mord mon visage.
Au loin, J’entends la voix de mon amie.

[…] comme on range ses coutelas, par ordre de grandeur, comme on astique son fusil, comme on aiguise sa hache. Avec minutie, précision, chacun des souvenirs que vous aurez, ce soir, recueilli, conservez-le, à l’abri, accessible, conservez-le, en un lieu vif et chaud, qu’il vous nourrisse et vous rappelle ce que vous avez été, ce que vous êtes, et pour quoi je me refuse à employer aucun mot : ce que vous êtes, chacun de vous, au plus intime et au plus vaste.

Ils sont venus et m’ont trouvée. Ils m’ont assise m’ont vêtue. Ils m’ont nourrie. Leurs visages derrière ces casques affreux. Cosmonautes, médecins, station orbitale, silencieux soleil, nous avons pris la navette, nous conduisant jusqu’ici, cet océan mais rien, sans doute un avenir, plus incarné que chair, livre lu ou aimé. Je ne vois pas leurs yeux, lorsqu’ils, n’entendent pas mon cri lorsqu’ils – de quelle guerre, de quelle haine ou : me guérir, étrangement, c’est toi qui m’as conduite ici.
Ce qui se passe à l’extérieur ne se passe pas à l’intérieur.
Lorsque j’ai retrouvé la pièce, je me suis retrouvée dedans. J’ai regardé les murs très blancs, mon corps n’avait plus d’odeur. Ils me guérissent ainsi. Ils purifient mon âme, mon corps, de cette sale, sale maladie. Cette sale, sale maladie n’est pas mienne. Cette sale, sale souffrance, ils l’infligent, n’est pas mienne, ni moi. Ici, me retrouvant, retrouvant mes souvenirs, un à un, dans le plus grand désordre, rassemblant ce qu’à l’extérieur ils disloquent. Un thé vert et matcha, une amertume douce.
Je traduisais.
Je n’ai plus aucune autre langue désormais, pourtant : je traduisais. Petit igloo de porcelaine, tout est parfaitement safe, pourvu que personne n’y mette les pieds.

[...]

Cette pensée de ta mort qui t’accable et te poursuit, que tu n’acceptes pas, le surf ou la musique pour y échapper, car c’est précisément, sans religion aucune (qui te mène à ta mort) ce que vous recherchez, vous recherchez ce que tu trouves lorsque tu saisis cette vague, au moment opportun mais jamais attendu, tu te laisses bercer et saisis cette vague et interromps le temps (qui te berce et te trompe de ce rythme doux incessant continu comme si cela ne devait jamais avoir de fin ce balancement des jours et des nuits, ce balancement doux une vague après l’autre on s’habitue si bien à voir le jour se lever) qui te mène à ta mort.
Ton corps souverain, ton esprit détaché, tu retrouves dans et par la matière la sensation d’un infini ce n’est pas une pensée mais ton corps t’y conduit ton corps périssable ta viande fragile, tu te sens bien au cœur de cet espace je sais comme tu respires légèrement et amplement je sais quelle vigueur en tous tes muscles et la fatigue encore est vigueur et vie tu te sens vif non par l’esprit mais par le corps vif et sans doute libéré de toute entrave et tu ne peux que t’étonner de la vie que tu mènes chaque jour ici (comme on vit mal) lorsqu’on a trouvé ça on ne s’en passe plus, cette liberté ce bien-être, qui n’a rien de commun avec les séances vendues dans nos villes sous le même nom les séjours et les soins cette quête absurde et méprisable de bien-être et de wellness et la voix insupportable de ma voisine au restaurant qui raconte fière et ravie qu’elle part acheter des moules à madeleines – elle se vante – pour une nouvelle recette car entre collègues tous les vendredis chacun tour à tour chacun une recette et chacun amène et partage et c’est vraiment sympa entre collègues vraiment sympa je mettrais ma main à couper que ce sont des madeleines au thé matcha mais elle ne dit pas matcha elle ne réalise pas sans doute que matcha rimerait idéalement avec sympa et ce serait l’extase mais l’interlocutrice n’en demande pas tant et s’extasie déjà ou simule ah c’est bien avec une voix aiguë et une pointe d’intérêt probablement non feint elle se réjouit infiniment des madeleines de la recette de la convivialité et surtout des moules, ce genre de petites choses qui éclairent un quotidien une semaine et parfois même une vie entière.

[...]

Celle qu’ils y ont mise est furieuse. Ils le savent cette fureur prend forme de taches sur mon corps apparaissant puis disparues cette fureur prend la forme anodine d’un saignement de nez chez le coiffeur beaux cheveux roux en permanente « puis cette enfant sur mes genoux suffoquant, manquant de, étouffée au milieu d’elles, cette fureur entre mes quatre, ma soumission lorsqu’ils me guérissent sortent mon corps sans vie de la pièce blanche et l’emportent, le traitent et le rapportent, je me suis entre-temps absentée mais j’ai vu et senti tout ce qu’ils me faisaient, à l’extérieur il n’y a ni mots ni voix à l’extérieur, ce qui a lieu, ne se dit pas, on ne s’en souvient pas, il n’en sera nulle part fait mention, chaque jour de nouveau chaque jour, c’est là que je suis conduite, et rien ne me protège, allées, venues, porte ouverte, fermée, sommeil administré, réveil prévu, perfusion, sondes, gestes, niant et honorant mon corps, en ma disparition.
Elle ne se contrôle pas.
Ici, la seule blancheur, plus aucun goût, tout son amorti, toute menace indistincte. Ici, l’air est suspect. Leur main toujours gantée quand elle est dans mon corps. Substances invisibles et s’immisçant. Douleurs diffuses, des entrailles, qui me scient puis se dissolvent. Seuls : vivaces, insaisissables, souvenirs, désordonnés, fugitifs.
Il me faut saisir, dans la mienne, une autre main humaine, caresser un visage ou le gifler, il me faut trouver la ressource, le passage vers un autre espace. Est-ce vraiment ce lieu que j’ai appelé de mes vœux lorsque dans la nuit je hurlais au poison, à la peste, lorsque je voyais monstrueuses apparaître puis disparaître, manger mon corps puis le restituer, taches comme colonies, lorsque m’arrachant les cheveux par poignées, ne me laissant approcher de personne, me défiant de tous et de tout, devinant en chacun cette toxicité, cette nuisance, le projet de me détruire, et mes semblables, tous ceux qui, comme moi – mais qu’avions-nous de particulier ? N’étions-nous pas gens ordinaires, demandant simplement un peu de joie, un peu de feu, riant à tous les contes ? Lorsque mon temps viendra, je ne serai pas seule héritière. Meurtrie. Luttant désormais contre la fatigue qui pèse sur mon regard, contre le sommeil qui me cerne et me livre à leur manège. Te parlant pour lutter, ma bouche très près de toi, mon souffle un peu court et inquiet, il me faudrait ta paume pour m’y reposer, la pensée de ton corps me rassure et de nouveau, comme une douceur, le piège se referme sur moi, je cède à la confiance, desserre le poing, et le sommeil…

[...]

Lorsque j’ai rouvert les yeux, de nouveau, les gants, la perfusion, cette combinaison, à mon front un bandage, à mon épaule aussi, j’ai retrouvé cette conscience, et ce goût du danger, et braver la peur, enfin, c’est à ce prix l’une puis l’autre vie, puis l’autre encore, c’est à ce prix.
J’ai recouvert mon visage du drap blanc de mon lit, la lumière aveuglante, qui m’étouffait, la forme de mes lèvres, je le savais, pour qui, de l’autre côté, j’ai recouvert mon visage et mon corps de ce drap le plus blanc, rien ne filtrait en transparence, la forme de mes lèvres, le souffle, se soulève et s’abaisse, d’où vient la lumière ? Il y eut, jadis, une fenêtre, et il y eut un espoir. Un conte cruel où se taire est l’issue, et pour sauver mes frères, ne pas fermer les yeux, cueillir la fleur, franchir le bois, ne pas craindre les ronces, ni le bûcher. Un conte cruel où vient la rédemption.
Je cherche à feindre, pour la première fois. Je cherche à feindre le sommeil et pour la première fois le feins. Alors la porte s’ouvre, et entrent un corps, puis deux, dans leur scaphandre blanc. Que je devine entre mes paupières mi-closes. Ils me saisissent, l’un par les pieds, l’autre par la tête, et ce qui va avoir lieu, que je ne peux pas arrêter, je l’ai déjà vécu. Je connais cette suite et n’ai besoin de rien voir ni entendre pour savoir, très précisément, qu’il n’aurait jamais fallu feindre, mais je suis éveillée, ils m’emmènent où je sais qu’ils m’emmènent, bientôt cela commencera. Casqués ou masqués, que rien n’arrête. Quand arrivent-ils, ceux qui me sauvent ? Ils n’arrivent pas. Si j’ouvre les yeux maintenant, cela ne prend pas fin mais empire. Mains qui expertes me dévêtissent.
Une aiguille dans mon bras, sans passion, presque sans douleur. Je ne suis pas faite pour cette histoire et je veux qu’elle cesse. Mes yeux s’emplissent de larmes et je les ouvre. Une salle très claire, une lumière très douce, des visages inexpressifs, sans regard, qui ne voient pas que je les vois. C’est un leurre pour cacher l’autre histoire, celle où je suis vraiment, celle d’où je ne m’échappe pas.
Comme on le fait pour ceux qui viennent de mourir, dernière sollicitude ou pour cacher l’obscène, je recouvre du drap mon visage.

[...]

Dans un souvenir, je l’ai puisée, celui d’une étreinte, celui d’une nuit de ronces, celui de tes canines à mon épaule, l’odeur de ton front, la nuit ne s’achevait pas, recommençait, de nouveau : ne s’achevait pas. Je l’ai puisée à cet instant précis, les yeux vert clair, teint olivâtre, tête de côté, Hope, comme elle te voyait cet été-là, une idée derrière la tête, une dévotion, aucune promesse, tu marchais derrière elle, les herbes un peu hautes griffaient tes mollets, ses sœurs te regardaient avec une crainte tendue, elle finirait par s’en aller, sans retour, Hope a mal tourné, la dernière fois que tu leur parles au téléphone, demandant des nouvelles de Faith, puis de Love, l’une fiancée, l’autre déjà mère, et ta voix tremble, bute un peu, « Comment va Hope ? » Ils ne répondront rien d’autre, mais tu sais qu’elle a échappé au destin qu’ils lui réservaient, la maison, la permanente, un mari un peu plus aisé qu’elle, quelque chose de triste et de définitif, un décor, un enclos, (Todd Haynes disant de Carol, l’héroïne de SAFE, que les premières images du film la montrent, dans sa maison, comme pièce du mobilier, parmi d’autres. Quelques mois après le commencement des troubles, suffocation, nausées, vomissements, saignements de nez, elle est assise, sans maquillage, épuisée, face à son amie perplexe, et lui révèle la complète toxicité du canapé brun, dans leur salon). Je ne sais pas comment nous pourrions vivre plus librement. Si tu la retrouvais, elle aurait peut-être une réponse, mais tu préfères ne pas imaginer, ne pas la rechercher, tu te souviens de cet été, et dans ce souvenir, je puise, depuis mon lit très blanc, mon corps sans force, mon souffle haletant, manque d’air continuel, détresse respiratoire, lumière aveuglante qui semble diffusée par les murs eux-mêmes, une hargne sans pareille, me lève de nouveau, et de nouveau arrache la perfusion, les gants, la combinaison, de nouveau nue, à découvert, c’est à la fenêtre que je m’attaque désormais, calfeutrée, barricadée, il faut qu’il y ait une faille, une brèche où s’engouffrer, quelque chose à détruire, je me sers de tout ce qui me tombe sous la main, le tissu, incroyablement résistant, comme empli d’une mousse dure, ou laine de verre, qui écorche, irrite, échardes métalliques dans le bout de mes doigts, cela cède un peu, mais insuffisamment, la chair se défait, l’aiguille de la perfusion s’y brise, je n’y parviendrai pas ainsi, mais retourner sur ce lit, retrouver ce sommeil, je ne peux m’y résoudre, et m’acharne, les doigts en sang, tremblant de froid bientôt, pleurant de rage, avec une énergie cependant, qui dément toute maladie, toute fragilité, toute intolérance à quoi que ce soit, une énergie qui refuse tout, et toujours, la peur, et affronte, la porte s’ouvre, l’homme de l’autre fois, ou un autre, avec lenteur, comme pour ne pas m’effrayer, s’approche de moi, il a dans la main une lame argentée, comme pour ne pas m’effrayer, je lui sauterais à la gorge, il ôte son masque et me regarde doucement, il s’approche encore, de la fenêtre, je m’en écarte un peu et lui laisse la place. Comme dans du beurre, cette lame dessine un grand carré, puis d’un coup de poing bref, au centre, il fait chuter dans le vide l’étoffe rembourrée.
Le ciel.
Très bas, le sol.
Un ciel morne, une plaine, un peu plus loin la mer, ou autre plaine grise. Il ressort sans un mot, il ne me regarde pas, je respire à pleins poumons, je remets la combinaison, les gants, et demeure un instant, à la fenêtre, à contempler, et me penchant, beaucoup plus bas, je ne discerne pas l’herbe.

[...]

Je me suis réveillée dans la chambre blanche, la perfusion en place, mains bandées, que j’avais eues rouges. Une odeur m’a sortie du sommeil, une odeur agressive de détergent ou autre, quelque chose de toxique et d’efficace, et, à peine les yeux ouverts, ce fut éblouissant et terrible : les murs brillaient, uniformément ; je n’ai pas compris tout de suite, j’étais si faible que je ne parvenais pas à me lever, j’ai tenté de fixer mon regard, précisément, sur le mur le plus proche de moi, et j’ai vu des carreaux de porcelaine, ils couvraient toute la surface de la pièce, du sol au plafond, parfaitement uniformes, d’une blancheur sans défaut, étincelante.
J’ai alors songé qu’il ne fallait plus respirer. J’ai retenu mon souffle aussi longtemps que je le pouvais, en apnée, jusqu’à la panique, puis violemment, j’ai cherché l’air, une inspiration brusque et profonde – une autre, une autre encore, l’odeur toxique sur ma langue, dans mon sang, un affolement de tout mon corps, blancheur comme vertige, se noyer, ici et maintenant, sans eau,

[...]

J’ai entrouvert les yeux, le souffle court, la vue brouillée, tu me regardais avec douceur, c’était une hallucination, se dissipant, pour laisser voir le seul mur blanc, bruit blanc, odeur blanche, ici je pourrais m’asseoir et je pourrais sans hésiter reprendre le cours, sans hésiter m’asseoir et d’une langue à l’autre, avec efficacité, minutie, je pourrais, s’ils me laissaient, plus efficacement encore qu’une machine, car j’ai ce don (cerveau humain) des nuances, ce touché précis, ce goût blanc dans la bouche, quelque chose de pâteux, une ignorance, une chute, désespoir certains matins d’être encore là, qui ne m’a pas quittée, qui m’a accompagnée partout, à chaque étape, là seulement ce corps très lourd, et ce refus, non de l’impur, il faudrait être naïf pour y persister, ce refus radical, en réalité : du nom, du travail, et de l’air qu’on se donne pour franchir les seuils, je ne le veux pas, on peut prétendre que c’est une maladie, ou un mépris de soi, mais je suis née sans nom, sans ambitions, mes mains pour saisir, mes jambes pour enlacer, ma bouche pour cueillir, on ne me sortira pas de ce trou, si j’en sors, on ne m’en sortira pas.

Pour la première fois, depuis ton départ, me voici, enfin, protégée. Je me lève, vacille, tends la main vers les carreaux, étrangement, ils ne sont pas froids, mais d’une tiédeur caressante, et au toucher, rien ne distingue la porcelaine des joints, un travail d’une précision telle ne peut avoir été réalisé sans amour, je le perçois, et me sens soudain infiniment précieuse, toutes ces attentions, tous ces efforts, pour moi seule et ma déraison, qui n’en est pas une, puisque chacun de ces carreaux, dans sa suave perfection, la justifie, la confirme. La pièce entière, ainsi revêtue, et pour effrayante que puisse apparaître la perspective d’y rester à jamais, exauce le plus intime et le plus ancien de mes vœux. Elle incarne ce désir radical de sécurité qui m’anime depuis si longtemps.
Elle en est la pure réalisation. Ai-je jamais rien contemplé de plus beau ?
Je ne résiste pas à la tentation de compter les carreaux, d’en connaître le nombre exact, rangée par rangée, le premier, le deuxième, le troisième, le quatrième. Ainsi peuplée de chiffres, la pièce devient temple de la pure pensée, où plus rien de mon passé n’a place, où toute remémoration prend fin, où règne ce présent continu et heureux dans lequel mon esprit, délié, souverain, n’aura plus qu’à scander le seul mot qui, désormais, signifie tout : carreau.
Dire, comme une prière, de ma voix la plus silencieuse : carreau, carreau, carreau, ne pas dire, mais voir, les yeux clos encore, de cette vue abstraite qui traverse toute matière, carreau, carreau, langage sans syllabes, dissolution consciente, délibérée, rédemption de la chair, plus haute intelligence où scintille, invisible, la géométrie du réel, close et infinie, au centre de laquelle, concentrée, déployée, l’idée d’un mot, unique, sa suprématie : carreau."