Medea, tourné en 1969 par Pier Paolo Pasolini, est un film presque mutique — ses dialogues tiennent en une quinzaine de feuilles. On y trouve l’une des obsessions du poète, à savoir la disparition du sacré dans un monde gangréné par l’idée de progrès (veau d’or de l’Italie en plein boom économique dont Écrits corsaires, quelques années plus tard, dressera un portrait virulent). Le progrès versant illusoire, disons, celui de la vie appauvrie, l’effort même de vivre récupéré par la consommation. Cette obsession travaille le mythe des Argonautes. Comment ? Ben la beauté de Medea, tu vois, tient autant au mutisme qu’à la parole, cette parole donnée à Médée que Jason oubliera, reniera, tout comme il oublie, à mesure que le film avance, les paroles du Centaure, tout comme il oublie Argô. On prodigue une parole comme on prodigue des soins – c’est de ça dont je veux te parler.
Un enfant est juché sur la croupe d’un centaure, il est nu, mollets fesses joues rebondis, voilà l’une des images les plus fortes qu’il me reste, pour les formes de chérubin, pour le visage émacié de Laurent Terzieff, la maigreur de son torse, muscles noueux, et pour la croupe du Centaure, tout cela m’émeut : la vie à ses extrémités. Le Centaure parle, l’enfant écoute. Tout est saint, tout est saint, tout est saint. Il n’y a rien de naturel dans la nature, mon garçon ; ne perds jamais ça de vue. Quand la nature te semblera naturelle, ce sera la fin de tout – et le début d’autre chose.
Tu n’es pas cinéphile je sais, plutôt séries, mais regarde au moins les premières minutes, s’il te plaît, rien de ce que je dis n’aura de sens sinon.
Adieu le ciel, adieu la mer ! Quel beau ciel ! Tout près, heureux !
Le Centaure parle, l’enfant du début n’est plus, à présent Chiron s’adresse à un adolescent : Dis-moi, y a-t-il seulement un tout petit bout de ce qui nous entoure qui ne soit pas innaturel ?
(la traduction du scénario édité est atroce, le sous-titre du film bien mieux, écoute : « Te semble-t-il qu’un morceau seulement soit naturel ? »)
Qui ne soit pas possédé par un dieu ? La mer est comme cela, en ce jour où tu as treize ans, et où tu pêches, les pieds dans l’eau tiède. Regarde derrière toi ! Qu’est-ce que tu vois ? C’est quelque chose de naturel, peut-être ? Non, ce que tu vois derrière toi, c’est une apparition, ces nuages qui se mirent dans l’eau immobile, et lourde de ce milieu d’après-midi !... Regarde là-bas… cette traînée noire sur la mer brillante et rose comme l’huile. Et les ombres de ces arbres… ces roseaux… À chaque endroit où se posent tes regards, se cache un Dieu ! Et si, par hasard, il n’est pas là, il a laissé derrière lui les signes de sa présence sacrée, que ce soit le silence, ou l’odeur de l’herbe, ou la fraîcheur des eaux douces… Oui, tout est saint, mais la sainteté est aussi une malédiction. Les dieux qui aiment — en même temps — haïssent.
Jason est désormais adulte. J’ai failli dire il est devenu con car c’est un peu ça, pour preuve le centaure a disparu, Jason n’est plus qu’un homme ordinaire, et donc Chiron aussi, un vieillard bavard, sa part fabuleuse en allée.
Pourquoi je commence par ça ? Attends, tu vas comprendre.
Avant et après Medea, Pasolini cherchera d’autres paysages, réels, en Afrique notamment, et imaginaires : il écrira une demi-douzaine de tragédies et tournera la « trilogie de la vie » inspirée du Décaméron, des Contes de Canterbury et des Mille et une nuits.
Et donc Jason, adulte, ne voit plus la croupe du Centaure, il ne croit plus aux fables, il a oublié. Les hommes se sacrifient entre eux lors de rites qu’ils ne comprennent pas.