Ça a duré trois ans. Sans incidence ? On devient plutôt quelqu’un qu’on est longtemps : trois ans, c’est peu. On contourne le récit de bonne femme, loin s’en faut. De bonne femme également : recettes, remèdes, secrets. Celle qui aurait pu devenir quelqu’un qu’elle n’aurait pas souhaité être, appelons-la B.
A = premier protagoniste
B = deuxième protagoniste
C = enfant du premier mariage
D = bébé
Effets de mise en scène : il ferme la porte blanc mat de la salle à manger sur laquelle affleurent des traces de doigts, il s’abstrait des regards en tirant les rideaux, arrache la prise de téléphone à la couleur indéfinissable, entre beige velouté et chair de poisson pâle — côté des faits.
D’ailleurs, c’est du théâtre, puisqu’il ne l’a jamais tuée — jamais donné des coups ayant entraîné la mort sans intention de la donner.
Série policière, paysage urbain. La scène se passe sur la terrasse d’un toit : le criminel armé y a traîné l’otage, l’avant-bras passé sous le cou du type, il menace de tirer. Le flic a peu de temps pour trouver les mots. Musique additionnelle, champ contre-champ, tétanie de l’otage. Le flic parle, sans arrêt. Le coup, finalement, ne part pas.
D’un point de vue neurobiologique, la peur se situe dans les noyaux amygdaliens. Prendre des vessies pour des lanternes est parfois préférable : dès lors qu’il s’agit de saisir d’où provient la menace, la peur est une alliée. Durant cette phase, le silence se fait.
Aux coups succède une phase de calme apparent. Un rien (une phrase, une parole, un geste, un regard, le silence) déclenche l’explosion, elle le sait. Lui n’a jamais été aussi calme, d’un calme glaçant, dit l’expression. Lui énonce les reproches susceptibles de lui être adressés. Si elle les prononçait, les reproches qu’elle ferait seraient l’expression d’une indignation formulée de façon schématique comme suit : on ne tape pas.
L’indignation est un sentiment de colère soulevé par une action qui heurte la conscience morale. La conscience morale se laisse moins définir.
Suite à la douleur physique causée par autrui, on est en droit d’exprimer de l’indignation, en mesure d’éprouver de la rage, en proie à des émotions auxquelles on céderait facilement le pas. La colère vous submerge : vous êtes hors de vous, hors de vos gonds, vous ne vous vous reconnaissez pas, vous n’êtes plus vous-même. Mais vous-même, justement, depuis peu, ce n’est rien.
Dans le cas présent, l’indignation (la colère inhérente à la douleur des coups) revêt une forme immobile, tout intériorisée, étouffée sous un conditionnement qui détruit la colère, puisque la capacité de nous adapter à des milieux différents, nous l’avons.
La prise de téléphone, son boîtier arraché, laisse voir un plot entouré de gaines multicolores.
Le calme glaçant de A réduit B au silence. Des énoncés de reproches susceptibles de lui être adressés, il détache chaque syllabe. Elle ne relève pas : si on les mord, ces hameçons vous blessent.
Lui va jouer maintenant sa scène de contrition.
Réduire B au silence équivaut à profiter du laps de temps où elle est encore sous le choc pour feindre la contrition. Les reproches, ça les tue dans l’œuf.
Comptant sur la peur inhérente à la douleur physique ressentie par B, A feint la contrition et/ou s’en prend à C (enfant du premier mariage, Anna).
Anna, mon enfant.
Du récit aussi, les enfants sont otages.
Les motifs qui sous-tendent la colère et la contrition demeurent inconnus. La colère est plus grande ou égale à la contrition. S’en prendre à un tiers ventile un trop-plein de colère, nourrit la peur surtout, en effet secondaire.
L’arbitraire de ses réactions ruine toute tentative d’anticipation.
Sa colère à ELLE prend une forme immobile.
(ELLE ose, présomptueuse, les majuscules)
Pour camoufler les bleus, B applique du fond de teint sur le cou de C, puis noue un foulard sur les traces de doigts. En effectuant ces gestes, B voudrait seulement cacher. La honte (ce sentiment pénible d’infériorité), si elle modifie les rapports sociaux, altère également le sens du mensonge : afin de justifier le port d’un foulard, la mère convainc l’enfant du bien-fondé de son refroidissement.
Mensonge pieux, violence pieuse.
Une peau recouverte de fond de teint n’est pas agréable au toucher.
Un immeuble ancien : façade non ravalée, fissures grosses comme des bras. Dans la cage d’escalier, des câbles pendent, du stuc abîmé sert de décoration. L’appartement n’a jamais été refait : les derniers locataires, un couple âgé parti précipitamment, y ont vécu la guerre. Dans le placard de l’entrée, aux angles des tablettes, ELLE a décollé des spaghettis séchés.
Le temps de la vie matérielle, le seul.
Le papier peint d’origine, sur les murs, le plafond, avec de grandes fleurs marron, ELLE l’a mouillé à l’éponge avant de l’arracher. Sous la première couche, d’autres sont apparues qu’il a fallu racler, les coups de spatule ont creusé des entailles. Sur le mur brut, elle découvre deux bustes dessinés avec maladresse.
DITES-LE AVEC UN PLAT.
Corps enlacés avec tendresse.
Toutes les pièces de l’appartement communiquent. Le parquet en point de Hongrie craque sous les pas. Les lattes en se croisant forment de larges rainures. Les rugosités du bois font pointer des échardes qui entrent dans la chair sous la peau des pieds. À la pince à épiler, on les extirpe au mieux.
La vie matérielle.
C, enfant du premier mariage, monte au charbon.
Anna.
Моя Анна.
LUI ne réussit pas à faire en sorte que C ne dise ni ne fasse ce qu’il ne faut pas. L’enfant reste insensible à la punition. Ça l’énerve. La peur contribue au développement d’un enfant. C a trois ans. C’est toujours à cause d’un caprice idiot. Dans le cerveau de l’enfant, les noyaux amygdaliens présentent des symptômes de dysfonctionnement, car C ne plie pas, ni le gros dos ne fait.
Анна.
Scénographie inchangée, série de mouvements enchaînés : A fonce sur C, B fonce sur C et A, mêlés.
Épilogue : à nouveau le silence se fait.
Accessoires : glaçons en barquette, arnica.
Anna.
LUI dit : La petite causera ma perte, tu verras.
Foyers privés d’électricité, de chauffage, arbres déracinés.
Depuis la tempête de 1999, l’un des carreaux de la chambre d’enfant, Анна attention, est resté fendu : sur le verre coupé, sur le dénivelé, sur la brèche apparue, l’épiderme du doigt accroche. La vitre peut se briser sous une faible pression. En face de la chambre, au 63 de la rue, on aperçoit parfois, en train de fumer, un homme âgé, accoudé, chemise ouverte sur un tricot de peau.
(Anna, tu te souviens de ce voisin gentil ? Et de son visage, combien tendre il était ?)
À la suite d’une crise, quelques heures de stupeur dans le ventre, aux prises avec la douleur encore chaude qu’on vient de produire.
L’énervent aussi les pleurs de bébé (D). Il n’a pas fait exprès de serrer si fort : la douleur qu’il y avait à imprimer des bleus de la forme des doigts.
Lazar (D), pardonne-moi toi aussi.
Pardonne-moi aussi.
Temps : un jour de semaine, une fin d’après-midi, quand les traits des visages accusent la fatigue, alors que la plupart des usagers, malgré l’odeur d’urine, emprunte le couloir des correspondances.
Lieu : le métro parisien, un quai poussiéreux.
Protagonistes : A, B, une femme.
La femme bouscule A qui accélère le pas, mais la femme disparaît. A la rattrape. La colle de près. La femme, journée de travail sur le dos, habits du matin chiffonnés, marche vite.
A la laisse finalement s’échapper.
La femme ne remarque pas le manège. Elle ignore qu’après tel incident, il n’est plus question de continuer : l’hostilité du monde – les couloirs sales de Saint-Lazare pas encore carrelés où un aveugle stationné passe Brassens sur un ampli, l’issue qui débouche sur un centre commercial, je me souviens que mon coeur se serrait – si bien que rentrer, ça sera bien.
Les transports en commun sont dégradants : on sera toujours mieux à l’appartement.
J moins 4 semaines.
Resserrer le grain de peau en trois séances LASER sur le bas du visage, le cou, les bras et même sur les hanches pour celles qui portent une robe à découpes. L’avantage : pas de réactions visibles sur la peau dans les semaines qui précèdent les cérémonies et les soirées sélectes.
A = premier protagoniste
B = deuxième protagoniste
C = enfant du premier mariage
D = bébé
À Sarajevo depuis quelques années fleurit un tourisme de balles.
ELLE essaie d’apprendre le serbo-croate. LUI trouve morbide cet intérêt : le serbo-croato-bosniaque, le croato-bosniaco-serbe, le bosniaco-serbo-croate ne veut parler, ni français.
LUI se terre à la maison, parce qu’à la maison, en sécurité, assis sur le bois clair d’un tabouret, LUI remue son café de longues minutes durant. Le café refroidit sur la table de marbre. LUI (A) roule des cigarettes, les jambes croisées. Les débris de tabac délimitent sur le marbre un petit territoire. Après avoir piqueté sous les yeux la peau fine des cernes, la fumée du tabac jaunit le papier peint.
ELLE ne peut l’imaginer soldat serbe, soldat bosniaque, assistant aux meurtres, au pillage des maisons, enterrant des corps calcinés, elle ne peut l’imaginer. Questions ? Elle ne saura rien. Le tourisme fleurit.
En ce moment, LUI va mieux, répète Mendelssohn à l’accordéon.
ELLE se documente – même après, ne pas imaginer.
Temps : 2001
Lieu : l’agence bancaire de quartier où envoyer des mandats à Sarajevo.
Une mère, une soeur à qui envoyer de l’argent.
Protagonistes : A, B, une guichetière.
Dans l’agence, des affiches vert pâle de crédit maison, auto, travaux, rentrée, des dépliants sur des présentoirs, des sièges en plastique soudés au sol. La guichetière de l’agence postée derrière la vitre ne comprend pas ce qu’il veut. ELLE répète chaque phrase, répond à la place de LUI, remplit le bordereau. LUI dit en sortant : Je ne me sens pas bien, quelque chose ne va pas. Il dit : I lose myself. Le sentiment de perte est devenu obsession.
Ces phrases anglaises si pauvres pour dire la perte. You see ?
La fois suivante, la guichetière s’adresse à LUI. ELLE reste muette.
La guichetière (la patience des gens) change de cible, énonce lentement ses questions. Pouvez-vous répéter. Une fois. Deux. Il faut remplir le bordereau avec minutie sinon l’argent n’arrivera jamais, à Sarajevo qui plus est. ELLE ne dit rien mais la perte, ça ne va pas mieux = le soir, une dérouillée.
Chaque perte = une dérouillée.
LUI a besoin d’elle pour : remplir un formulaire, un chèque, faire des courses à Franprix, répondre au téléphone, passer un coup de fil, s’inscrire à l’ASSEDIC, obtenir la sécu, chaque mois faire sa déclaration, acheter des vêtements, se faire soigner les dents, envoyer des mandats, chercher un emploi.
LUI, au sol, suppliant, tendait les yeux, une main qui priait.
Ndt : Virgile, L’Enéide.
L’Histoire se répète.
Entre les carreaux en émail de la douche, sur le mastic un peu gris, prolifère de la mousse moisie qu’on gratte à l’éponge avec le côté vert.
Ne va pas plus loin dans la haine.
Il joue de l’accordéon depuis l’âge de cinq ans, participe à des concours de petits prodiges. Sa mère le bat. Son père rentrait très tard de l’usine.
À l’Académie de Sarajevo, il étudie le basson et la composition. Quand la guerre éclate, il commençait tout juste à gagner sa vie comme professeur, il avait vingt-cinq ans.
Il s’était ouvert les veines pour une jeune fille.
Sa famille avait fui en Serbie, il était seul à Sarajevo.
Et puis la guerre.
Pour éviter d’être enrôlé, il s’était planqué sous les toilettes d’un train à l’arrêt.
Debout, ardent sous ses armes,
Enée roulait les yeux et retenait son bras
Il s’était ouvert les veines pour une autre jeune fille.
Echappé à la guerre en recevant des paquets de merde sous les toilettes d’un train à l’arrêt.
Après la guerre,
on ne parlera pas de la guerre
il part en tournée européenne au sein de l’Orchestre Philharmonique de Sarajevo. On lui prête un basson. Un soir, l’Orchestre est dirigé par Riccardo Muti.
Le chef d’orchestre lui fait balayer la salle de répétition.
Au cours d’une escale en Suisse, il s’enfuit en France, à Toulouse. Un cousin réfugié accepte de l’héberger.
Il lui faudra des années, à ELLE, pour approcher son histoire à LUI.
Et quand la Serbie était bombardée ? Tu t’en souviens ? On parlait moins de l’éclipse de l’été 1999 que du Kosovo.
De nombreux Toulousains l’avaient aidé, LUI, dans ses démarches de régularisation. Un temps musicien-accordeur de pianos.
Un temps embauché dans une troupe de théâtre. On lui avait prêté un accordéon. Peu de temps après, ELLE se faisait engager. Vingt-deux ans, une fille de deux ans (Anna) à charge, un mari russe disparu.
Étrange sa pensée désertée, à croire qu’un barrage redirige tous les flux.
Étrange de penser qu’en 2001, ELLE et LUI vivaient à Paris, ELLE et LUI croyant en l’amour.
LUI devenu père, gagnant sa vie en tant qu’artiste, compositions à la SACEM, livret de famille franco-bosniaque.
C’est pour toi que j’écris cela.
Les rainures du parquet sont si larges qu’on y trouve parfois, coincées, des trombones, des punaises ou des croquettes pour chats.
À l’appartement, LUI ne compose de musique que dans le silence, tout autre musique que la sienne le dérange, les voix des enfants le dérangent. LUI roule longuement son papier bourré de tabac. La fumée se répand. LUI trace des portées avec application, remplit d’encre noire les ronds vides des notes. Echappe-toi du vide. Sa musique, il la compose au casque : du rock progressif d’influence folklorique. Il lui fait écouter ce qu’il a composé, guettant sur son visage, à ELLE, la moindre réaction. Son visage à ELLE n’est plus que son écran. Dans l’appartement où les pièces communiquent, si les bruits domestiques percent les écouteurs – cris aigus, rires, piaillements – LUI ne peut, attention, aligner les notes.
Mourir pour des notes ?
Leur enfant est un bébé 2000. Il lui a donné un prénom serbe, comme celui de son père, comme le sien.
Comme l’ennemi de la guerre fratricide.
Temps : 2002, fin d’après-midi
Lieu : Paris, l’appartement
Protagonistes : A, B.
B : Qu’est-ce que tu as fait aujourd’hui ?
A : Arrête de me provoquer.
Ou bien B ne demande pas à A s’il a travaillé.
A : Tu ne comprends rien à la création.
A (LUI) regarde souvent la télévision : sur fashion TV, des filles aux galbes parfaits défilent en permanence, ça ne s’arrête jamais comme, dans l’enfance, les sauts groupés de moutons au-dessus des barrières. Arte ?
B va à l’université. Dans les salles de travaux dirigés, il y a les livres que B étudie, les pages fraîches des livres, elle les étudie : récits de pogrom, pendus de Villon, charogne baudelairienne, décor parisien où Rilke aperçoit, au milieu de fous claudiquant, un enfant verdâtre.
On lui dit : Tu as deux enfants ? C’est génial !
Dans l’amphithéâtre, le prof lit Virgile. Dans la cafétéria, les salades sont comprimées dans des barquettes plastiques dont le couvercle est plein de jaune d’œuf collé. B a des outils – dictionnaires, grammaires. ELLE prend des notes dans de grands cahiers. Quand elle rentre de l’université, les enfants sont là, linge plié en piles sur la table de la salle à manger dont le plateau n’est pas fixé au socle – deux vis rien ça serait. B tape ses notes à l’ordinateur, elle annote des fragments de Malte Laurids Brigge ou d’autres, magnifiques, de L’Enéide.
Il lui plonge le fer en pleine poitrine,
brûlant de rage. Le corps de Turnus se glace et
s’affaisse, et sa vie en gémissant s’enfuit indignée sous
les ombres.
Les fenêtres n’ont plus aucune étanchéité : les jours de pluie, la boiserie vermoulue laisse l’eau s’infiltrer. Le long des plinthes se détachent des copeaux de peinture.
Un sourire peut déformer un visage.
Souriez.
Amabilité ? Amabilité.
B grimace à force de.
Là encore, elle vient de grimacer.
A va décoller la grimace, cette fois, A va décoller le masque, pour de bon, il est au-dessus d’elle, sur le canapé.
A s’applique à décoller le masque, il a les doigts près des yeux, le téléphone sonne.
La HIGH-TECH, c’est comme la mode.
Il y a tellement de nouveautés qu’on se prend à désirer un portable autant qu’un sac à main. Tour d’horizon des objets techno qu’on veut là, maintenant, tout de suite.
Humour de merde.
Après coup.
J moins un jour.
Supprimer un bouton sur le visage, le décolleté ou sur le dos.
Se déplacer en urgence à domicile jusqu’à la dernière minute pour faire une piqûre de cortisone dans le bouton en question. Le bouton disparaît en moins de huit heures.
Temps : 1999
Lieu : une pièce fermée
Protagonistes : A, B.
Le jour où il lui cassera le nez, c’était au tout début. B ne voulait pas sortir – ils étaient invités. Elle n’avait rien à se mettre, elle croyait que la vie était comme ça : elle n’avait rien à se mettre, elle était de mauvaise humeur, elle avait un bouton sur le menton, elle se trouvait laide, les bras croisés elle restait sur le lit, elle ne voulait pas sortir, pas avec un bouton bien qu’on les ait invités quelque part.
B ne savait pas encore, ne savait rien, ne savait rien de A, c’était au tout début, rien ne s’était passé, pour ce qui était de la vraie vie, ELLE ne savait pas.
A avait craché sur B puis, chose étonnante, frappé son visage avec le poing : la lèvre avait saigné, pas le nez. Rien entendre, rien regarder. A avait brandi au-dessus son pupitre en acier. C’est marrant le visage : on se dit qu’il ne va pas oser.
Le chirurgien des urgences avait conseillé à B de garder la radio : en cas d’opération plastique, elle pourrait essayer de se faire rembourser.
Une juriste : est-il bon d’enfermer les femmes dans la position de victimes ? Pourquoi les femmes n’ont-elles pas l’autonomie économique nécessaire pour quitter un compagnon violent ? N’est-ce pas, au fond, le fardeau de la reproduction que la société leur impose qui crée cette position dépendante et subordonnée des femmes ? Si l’on veut aider les femmes, le premier impératif ne serait-il pas de socialiser la reproduction ?
En 92, quand le conflit avait éclaté, A avait été d’abord enrôlé dans l’armée serbe (nom du père).
Il avait réussi à s’enfuir, déguisé en femme, s’était planqué à Sarajevo jusqu’à ce qu’on l’enrôle de nouveau, mais cette fois dans l’armée bosniaque (nom de la mère).
Alors, index fléchi sur la gâchette, IL avait troué sa jambe de part en part.
On l’avait remis sur pied. Pour ne pas retourner au front, A avait trafiqué son bulletin médical. Découvert puis jugé (lâche) par le tribunal militaire qui le condamnait à la réclusion. A (traître) avait passé la fin du siège en prison où l’on pratique une violence de circonstance (sale Serbe) et des abus sexuels (pédé).
Un spécialiste : plaindre les hommes violents, les victimiser, fait non seulement porter une part de responsabilité de la situation à sa compagne ou ses enfants, mais de plus empêche l’homme violent de pouvoir changer.
Il lui en voulait de mener une vie impunie : comment ne ployait-elle pas sous la honte ?
Pour un bon café turc, faire bouillir de l’eau froide dans une cafetière en cuivre pourvue d’un fond large et d’un long manche en bois.
Y verser le café moulu fin.
Remuer puis laisser reprendre l’ébullition.
Retirer du feu quelques secondes puis, à nouveau, reposer.
Attendre l’ébullition, retirer, reposer.
Faire bouillir et retirer du feu une dernière fois.
Dans une tasse, verser le café sur des morceaux de sucre.
Remuer.
Laisser reposer le mélange obtenu jusqu’à ce que le marc se dépose au fond de la tasse.
A disait : Tu es le seul lien qui me relie au monde. A disaitt : Tu es le seul lien qui me relie au monde.
Après qu’il avait donné des coups sur sa tête à elle, sa main à lui gonflait. Sur ses phalanges, des renflements rouges apparaissaient. Il regardait sa main aux renflements rouges. Sa main avait de longs doigts sur lesquels se détachait vers les métacarpes la peau devenue rouge.
Depuis hier, à cause des renflements, il ne pouvait composer à l’accordéon.
Le sexe de B aussi le souciait : ce sexe où étaient entrés d’autres sexes avant lui. Cette partie de B dans laquelle d’autres étaient entrés. C’est jamais assez pur. On ne pouvait rien y faire — y donner des coups de pieds ?
Chaque matin, il replongeait dans la léthargie, arrosait les fleurs, fumait des cigarettes, assis, faisait des piles de linge plié, traînait dans l’appartement, pieds nus sur le parquet, épaules voûtées, à l’affût, il observait l’enfant (Anna, pardon) mettre du vernis sur ses ongles de pieds, parvenant à se contrôler. Le bonheur devenait soulagement – la vie s’était simplifiée.
Les nuits de crise, il réveillait les enfants, les installait avec ELLE sur le lit. Il commençait à tourner en rond dans la pièce fermée, au passage faisait valser les objets, menaçait de jeter par la fenêtre le bébé en premier. ELLE s’excusait.
Il fallait toujours s’excuser, tu vois ?
Le dépôt de marc forme un sable poudreux.
La fenêtre de la cuisine donne sur le vide.
Ma sœur disait à ELLE (moi) : Tu dois t’aménager une porte de sortie.
Alors on peut faire ça, s’aménager des portes de sortie ?
Les portes de sortie existent. Les portes de sortie servent à sortir des impasses. Dans la vie, on s’aménage des portes de sortie. Tout le monde le fait. Il n’y a pas de honte à s’aménager des portes de sortie, ça n’est pas mesquin d’envisager des fuites possibles. On le fait pour autrui. En aménageant une porte de sortie, on évite à autrui d’aller trop loin, on évite le pire, en quelque sorte on le protège. On protège autrui d’un acte irréparable. À autrui aussi, on aménage une porte de sortie. En s’aménageant une porte de sortie, on aménage à autrui une porte également. On n’agit pas dans la vie comme s’il n’y avait pas de sortie possible. Agir comme s’il n’y avait pas de sortie possible, c’est irresponsable, comme pousser autrui à la perte.
La porte de sortie, ce serait pour LUI, elle ne devait pas être un monstre d’égoïsme.
Avec les autres, ELLE ressemblait à un singe, A ne la reconnaît pas, c’est fou. Plus grand-monde ne venait.
Sauver sa peau, tout le monde peut le faire. ELLE, va s’élever avec ses grands sentiments.
Tu me prends pour un con ?
Chaque jour, A préparait en moyenne une dizaine de cafés.
Une des portes de sortie possibles, c’est de prendre des photos, des preuves tangibles de ce qui a été. Avec les photos de ce qui a été, on peut faire en sorte qu’il n’y ait aucun doute sur ce qui a été, pour que ce qui a été ne puisse se reproduire. Les photographies, témoignant de ce qui a été, c’est simple, rendent le déni caduc. Pour la conjurer, avoir des photographies la violence prisonnière (faire des films, aussi). Grâce au dispositif complexe du miroir trois faces de la salle de bain, B photographiait les parties de son corps difficiles à voir.
La première année, pour que ce qui a été ne puisse se reproduire, LUI avait accepté, après coup, de prendre des photos.
Elle photographiait sa douleur après qu’il s’était lacéré le visage à la lame de rasoir — vois ce que tu me fais. Sur la photographie, il joue de l’accordéon : les traces de lacération dessinent sur son visage une grille verticale semblable à celle du soufflet de l’instrument, à l’inverse des touches horizontales du clavier où l’on pose la main. Au bord du canapé, vêtue d’une petite veste en peau de mouton, l’enfant a vu le visage être lacéré. Anna, pardon.
Ensuite, quand on ne croit plus que les scènes des photographies grâce aux photographies ne vont se reproduire (la troisième année), les photographies sont les pièces qu’on produira devant les institutions, policière, juridique.
PENDANT LES TRAVAUX, LA VIE CONTINUE.
Fût-elle de très bonne qualité, aucune peinture ne camoufle les taches jaunâtres laissées par les dégâts des eaux : il faut tout rénover.
Le soir, sur les trottoirs du quartier, il ramassait de quoi faire du feu dans la cheminée : cageots, plaques de contreplaqué, meubles faciles à scier.
Il s’accompagnait à l’accordéon : « Je ne me souviens pas / ai-je jamais su / quel était le nom de la rue / j’ai oublié la / couleur des balcons / ai-je vraiment vécu ? »
Forums Internet — les nez, constamment cassés.
Sous le vieux lino de la cuisine, sous la couche de ciment martelée, B mettra à nu des tomettes rouge brique. Un mois de coups de marteau. Certaines tomettes étaient fendues. Il avait fallu les rendre étanches, avec du joint carrelage !
Outre l’épisode de lacération, visage lacéré, se rappeler celui du passeport brûlé. Le passeport contenait le titre de séjour. Pour l’obtenir, il avait fallu du temps : le statut de réfugié politique, ça n’avait pas marché [eh, en Bosnie, la guerre est finie – même alors, ne pas imaginer].
des heures de piétinement à la préfecture
service des étrangers
un dédale de couloirs fléchés
des lettres de soutien en plusieurs exemplaires
des refus notifiés
des récépissés plastifiés dans un copy-top
des photocopies
toute attestation susceptible d’étayer le dossier
outre les faits des photographies d’identité
noir et blanc
de face
tête nue
Le tourisme de balles.
Ce titre de séjour, pour ne plus repartir, leur avait pris deux années.
Le titre de séjour, A l’avait brûlé après que B avait dit une phrase maladroite. Les phrases maladroites entraînent des actes irréparables, tu devrais savoir. Ça n’est que dans la vie d’avant (impunie) qu’on disait des phrases maladroites. B était intervenue avant que le passeport ne brûle tout entier.
Pardon pardon pardon.
Une fois, au milieu du repas, pour protester contre l’hostilité du monde, A avait brisé sur son front un pot de mayonnaise. D’ordinaire, les objets détruits appartenaient à B.
Il n’embrassait pas son visage maquillé : une peau recouverte de fond de teint n’est pas agréable au toucher.
Donne-lui une raison de sortir d’ici.
LES PASTELS NOUS BLUFFENT.
J’ai essayé ma force partout. Vous me l’aviez conseillé « pour me connaître ». Dans ces essais pour moi-même et pour la façade, comme toujours tout au long de ma vie, elle s’est avérée sans limite.
mannequins mutilés dressant leur croupe
lingerie Open lady
frou-frou
jarretières
colliers de chien
tétons pointés
perruques posées grossièrement sur des crânes en plastique
corps nus sous des cheveux jaunes
lèvres peintes
fouet comestible en gomme de fruits
lubrifiant vanille
gode réaliste
J’habite toujours non loin de Pigalle : photos retouchées d’un rond blanc sur le sexe des femmes, corps couchés à plat ventre ou sur le flanc. Toujours les femmes avec leur corps. Le corps des femmes n’est pas si important.
L’engagement devait être absolu.
Comme toujours, je suis capable de vouloir faire le bien, et j’en ressens du plaisir ; en même temps, je veux aussi du mal, et, là aussi, je ressens du plaisir. Mais le sentiment du bien et du mal, comme toujours auparavant, reste mesquin, jamais il n’a de puissance. Mes désirs manquent trop d’ardeur ; ils ne peuvent rien diriger.
Un homme qui bat battra encore. Je trouvais ça stupide : c’est comme on dit des chiens, après la vue du sang.
On peut traverser une rivière en se tenant à une poutre, mais pas à un copeau.
la tomber faire son assaut son siège la faire monter au plafond grimper aux rideaux sauter forer forcer trouer tringler prendre clouer
Racler la rouille de l’égouttoir.
L’obscène qu’il y a, à cela, le faire prendre en charge par les mots des pages fraîches des livres que B, d’ordinaire, étudie avec des outils.
Le psychanalyste : il faut chercher du côté de l’enfance (la petite) cette manie de soulager. Sans doute un abus sexuel d’une personne proche.
B : …
Le psychanalyste : Les choses sont compliquées.
B : Violence sociétale patriarcale, (avec une petite voix) le père égale la société.
Le psychanalyste : La névrose de soulager, non, un plaisir en réalité. Soulager le père (ses nerfs), quelque chose comme ça. Sortons le politique de mon cabinet.
La violence vous abstrait du présent, en sortir le rend supportable.
alors ELLE ne voyait rien seulement autour
sur le goudron
du chewing-gum écrasé en forme de nénuphars entre deux pavés
une flaque d’eau lisse
une touffe d’herbe
une pièce de monnaie
le bruit des voitures à chaque reprise d’accélérateur
directement sous les fenêtres moins crispant que celui des
deux-roues
la galerie muette des visages épuisés ligne 13
la musique égrenée dans les espaces publics magasins grandes
surfaces salles d’attente restaurants ascenseurs wc
corps en morceaux arts ménagers
alors rien ne heurtait comme le silence dans l’appartement.
Baisser les yeux.
Tandis qu’elle s’écrivait un récit de garde-malade ourdi de compassion, un récit sans nervures. En sortir ne résout rien, y être chaque jour projetée.
Affecter quelqu’un = atteindre une personne par une action sur l’organisme ou le psychisme. Un coup de poing affecte les deux.
Dans l’opinion, un chiffre versé dans les statistiques : combien déjà ?
En moyenne, une femme part dix fois avant de partir.
Dedans, porter le deuil de grands sentiments toujours en application, les sentir palpiter, faire bruisser les artères, prolonger le moignon.
Une morte tous les trois jours, en moyenne.
Un mort tous les quinze jours, tiens.
Dans trois-quarts de maricides, la femme se défend contre son conjoint.
À quoi bon se mentir à soi-même, simplement pour jouer les courageux ? L’indignation, la honte, jamais je n’arrive à les éprouver ; et donc, le désespoir, pas plus.
Dans la rue, B donne de la monnaie. Un jour, elle se fera injurier : C’est tout, connasse ? Elle s’était enfuie alors, tête basse, doublement humiliée.
La vie normale.
On explique à B ce qu’elle n’a pas compris : ne pas réagir = accepter = cautionner. Les verbes sont des actions accomplies ou subies par un même sujet. Dans la vie réelle, les actions ont un poids.
Maintenant, au centre de parentalité, Lazar peut voir son père deux heures, en présence d’éducateurs. La directrice : Vous non plus n’avez pas protégé les enfants (ne pas réagir = accepter = cautionner).
Enfin, le discernement, à tout le monde, ce n’est pas donné.
La directrice du centre de parentalité : Nous sommes ici pour construire le présent. Votre séparation remonte à cinq années. Je constate seulement un malentendu : notre espace de rencontre a pour fonction de maintenir, favoriser, si nécessaire créer le lien entre enfant et parent visiteur. En tant que parent hébergeant, votre parole ici n’a pas sa place. Non pas vous, personnellement, mais vous, parent hébergeant. C’est un fait. Même si vous cherchez à vous faire aider.
Je ne suis pas brutale, je suis claire : cela, vous ne le supportez pas. Ne m’interrompez pas, s’il vous plaît. Mettez-vous à ma place. Mes amis m’ont dit : Pourquoi diantre t’aventures-tu dans cette entreprise ? De ce qui se passe ici, nous ne vous dirons rien : voyez le visage de votre fils, voyez son sourire, n’est-ce pas là suffisant ? Madame, vous avez besoin d’être reconnue.
Notre espace de rencontre a pour fonction de maintenir, favoriser, si nécessaire créer le lien entre enfant et parent visiteur. En tant que parent hébergeant, votre lien à l’enfant n’est pas rompu.
Faites amener l’enfant par un tiers, cela vous évitera les désagréments.
Calmez-vous. Vous auriez dû porter plainte (ne pas réagir = accepter = cautionner). Pourquoi toujours vous victimiser ?
En moyenne, une femme part dix fois avant de partir.
Depuis 2002, depuis qu’il est parti, menotté, la voisine du dessous, à la moindre occasion, frappe le plafond de coups de balai.
A disait : Tu m’as fait miroiter l’amour.
Extraits de L’Énéide de Virgile, traduit par Philippe Heuzé et des Démons de Fédor Dostoïevski, traduit par André Markowicz.