Épinettes/1

J’habite aux Épinettes, près du passage Petit-Cerf dont le nom caresse l’imaginaire, j’en oublierais sa voisine, une station-service Total aux odeurs d’essence, pour me croire en forêt. Je ne suis pas la seule puisque deux cariatides, l’une de Diane, l’autre d’Actéon, ornent l’angle formé par le passage Petit-Cerf et la rue Boulay. Figé dans sa stupeur, tête de bête aux abois sexe à l’air, Actéon sera bientôt dévoré par ses chiens. Il semble apeuré tandis que nue, les yeux fermés, un sourire aux lèvres, plus près de s’offrir que de hurler à l’offense, Diane lui fait face. La douceur du sourire me surprend toujours, nul triomphe dans le mouvement des lèvres qui donne à la chasseresse, à son visage ovale, une note apaisée. Si elle ne dort pas, est-ce un sourire de soulagement ? D’abandon ? Nul triomphe mais quand même un peu d’ironie, ou est-ce la mienne ?, car Actéon, frustré dans son désir, bientôt dévoré par ses amis les chiens, lève son bras droit, poing fermé, dans un geste énigmatique. Le poing pourrait être rageur, j’y lis surtout du désarroi (les deux ne s’opposent pas).

Pauvre Actéon, mourir sur un malentendu ! En effet, certaines interprétations du mythe privilégient la piste de l’erreur grossière plutôt que celle de l’intention de viol. Actéon brame-t-il (méchante ironie) son innocence avec, pour preuve, son refus de se défendre, de repousser violemment les mâchoires de la bête aux prises avec son avant-bras ? Quelle humiliation paie-t-il de sa chair ? Celle d’une femme sauvage que la compagnie des loups (ou des ours) charme davantage que celle des hommes ?
Actéon aurait-il violé Diane s’il avait pu ? Ou bien, comme il est dit, sa mort survient-elle d’avoir surpris la déesse dans sa vulnérabilité, fasciné par son corps désarmé dont on ne dit pas s’il était, ou non, désirant ? Le désir féminin, grand absent de l’art (les Vierge Marie en pâmoison, ça ne compte pas). Flèches et carquois à terre, Diane eut-elle honte au point de condamner ?

Ces cariatides en pierre synthétique m’émeuvent pour une autre raison. L’immeuble qu’elles font mine de soutenir est un logement social de la ville de Paris. Je me demande parfois comment s’est faite la transaction : qui a passé commande à l’architecte Philippe Rebuffet, disparu en février dernier ? Sur le Net, les hommages rendus à l’artiste, célébré pour son talent, ses compétences pédagogiques et son humilité, évoque aussi l’admiration qu’il nourrissait pour Caillebotte, Manet, Courbet, Rembrandt, le Titien, Tintoret… Combien j’aimerais que mon immeuble, dont j’aime pourtant les briques rouges, l’harmonie des volumes, la fonctionnalité (qu’un détail, comme le bow window du petit salon, suffit à rendre plus que fonctionnel, et même charmant) soit porté par des cariatides ! Nous y gagnerions toi et moi en légèreté, non ? Partir stressé.e au travail en saluant, ceinture du manteau nouée, le sort d’Actéon, figé dans son désir incompris. Rentrer crevé.e entre chien et loup, et, avant de taper le code à quatre touches, croiser d’un regard la douceur de Diane, ses courbes tendres, son sourire sans amertume. Bref.

La vie des travailleuses et des travailleurs était-elle plus supportable du temps où les architectes catalans sculptaient des fleurs dans les coiffeuses ou des fruits dans la pierre ? Pas sûr. Ni que les pierres s’en attendrissaient. Ni que les cariatides y changent quoi que ce soit.

Récemment, les logements du passage Petit-Cerf ont été renovés, j’ai eu peur pour les sculptures mais elles sont toujours là, blanchies, un peu trop mais le temps fera l’affaire. La Nature rend d’ailleurs justice à Diane, depuis quelques années, le feuillage d’un arbre la cache un peu mieux. La Nature est clémente, celle des hommes un peu moins, bien que l’espoir demeure. Actuellement, une femme renverse la honte, l’impunité du mal ordinaire, à visage découvert : un si grand merci à elle.

Petit-Cerf ? Le patronyme d’un propriétaire local, assez puissant pour qu’une rue porte sa mémoire, oublié depuis.

21 septembre 2024