Il y a longtemps, un ami roumain m’a parlé d’un peuple d’Amérique du Sud qui perçoit le passé de façon singulière, spatialisé devant, justement parce qu’il peut être vu, compris, étudié. Le futur, zone aveugle, inconnu par définition, serait derrière, dans le dos, du vent dans les voiles. L’anecdote m’a marquée, on pourrait ne plus laisser les choses révolues flotter, proches ou lointaines, mais analyser leur résonance au quotidien – Gabriel Péri, par exemple, boulevard ou station de métro, qui était-il vraiment ? Bessières, gymnase et patronyme d’un de mes profs de littérature comparée, mais en vrai ? – les noms ouvrent des vertiges – d’autres détails m’importent davantage que ces vies plus ou moins historiques, connaître avec précision l’attitude des différents gouvernements français à l’égard du franquisme par exemple ou cette logique des noms qui nous échappe, chez les divinités grecques, Artémis dite aussi Hécate, Cynthia, Phébé, Séléné, autant de déesses qu’invoque Médée en manque de fureur.
Quand j’habitais Vichy, à l’adolescence, je passais chaque jour devant une maison cossue, Vichy en regorge, sur la façade de laquelle un nom, Albert Londres, m’intriguait. Ce devait forcément être un Anglais et, dans ma tête, je lui avais fait celle de Saint-Exupéry, cernes noires bonnet d’aviateur. J’ai oublié pourquoi. Il y avait aussi Valéry Larbaud, la médiathèque, où j’allais très souvent, ignorant que le bureau et la bibliothèque de l’écrivain jouxtaient l’espace discothèque. J’empruntais des vinyles de Bowie, Ferré, Higelin tandis que le fantôme de Larbaud, ligoté dans la reconstitution de ce qui avait été son intérieur, poussiéreux à force d’attente vaine, s’ennuyait. Fantôme ignoré, remisé derrière un cordon de sécurité. Valéry Larbaud était un bâtiment municipal alors qu’il est un être délicat, polyglotte, endeuillé dès l’enfance. Je le voyais bourgeois installé (Vichy) alors qu’il s’est épuisé par le monde en proie à l’insatisfaction. Je croyais qu’il écrivait comme Maurice Barrès alors qu’il se passionna pour le surréalisme.
Le sang des perce-oreilles environne les plantes dont on fait tenir les feuilles au moyen d’épingles de sûreté, a écrit André Breton en dédicace des Champs magnétiques, dans l’exemplaire de Larbaud exposé à Vichy.
Ce matin, je trouve sur Wikipédia cette anecdote dingue : frappé d’hémiplégie et d’aphasie à cinquante-quatre ans, Larbaud aurait passé les vingt-deux dernières années de sa vie cloué dans un fauteuil à ne pouvoir dire qu’une seule phrase : « Bonsoir les choses d’ici-bas ».
(J’écris tout ça car je ne supporte plus le monde)
Quand nous faisions nos devoirs au troisième étage de la médiathèque, nos rires d’adolescentes singeant l’arrogance des garçons du collège, le bruit des chaises que nous tirions sans grâce pour rapprocher nos têtes et livrer nos secrets, nos parfums bon marché achetés à Prisunic, fleur d’oranger patchouli, mêlés à l’odeur des Lucky Strike que Stéphanie recouvrait de déo avant de rentrer chez elle, l’électricité qui traversait nos corps, puissante, grisante, à l’âge où nous inventions tout de nous, l’apparence, les rêves pour plus tard, le désespoir en groupe (ô nos soirées de spiritisme à convoquer les morts, musique planante bougies, avant de vider une bouteille de Baileys), les baisers que nous testions en espérant la tendresse des hommes, cela amusait-il le fantôme aphasique ?
Et quand la bibliothécaire excédée finissait par nous chasser, nous voyait-il descendre l’escalier en pouffant, sac sur l’épaule, cahiers trousse serrés sur la poitrine ? Nous entendait-il depuis sa solitude étirer nos adieux, dehors, à la tombée de la nuit, quand on passe le jour au tamis et que l’angoisse émerge d’avoir si peu accompli ?
Le peuple en question, ce sont les Aymaras, que des « ethnologues » localisent entre le Pérou, la Bolivie et le Chili, un peuple par-delà les frontières, donc. Outre leur conception atypique du temps, les Aymaras affirment ainsi leur appréhension de l’espace, une identité andine qui transcende la cartographie des états. Est-ce d’avoir le passé devant, rétroviseur clément qui se soustrait à l’avenir incertain ? Un espace/temps à eux, un royaume d’Alice où les lois normatives n’ont pas lieu. Quel nom donner à ce territoire contesté par les géographes et la diplomatie ?
Un nom pour dire ce qui serait ni ceci ni cela, ou, plus juste, et ceci et cela. Car oui, cela existe, je l’ai vérifié récemment en amenant mon fils de quatre ans à l’école maternelle de la rue Dautancourt. Tadek, tout fier, voulait me montrer son cahier d’écriture où il recopie ses premiers mots :
DORMIR SQUALE PLAGE FORET EPEE DESERT TRESOR CITROUILLE MER
Je me suis bien sûr enthousiasmée devant l’exploit, émue, mais le mot SQUALE dénotait, incongru : pourquoi pas REQUIN ? J’ai lu la liste à haute voix, puis, bêtement : Et donc tu connais le mot SQUALE ?
Je n’ai pas tout de suite compris la réponse de Tadek : C’est écrit INDIEN.
SQUAW et non SQUALE, SQUAW pour INDIEN.
Les mots qui n’existent pas : et squaw et indien.