Vladimir Iakovlevitch Propp est né en 1895 à Saint-Pétersbourg et meurt dans la même ville devenue Leningrad en 1970.
Issu d’une famille modeste, de parents d’origine germanique, il enseignera toute sa vie : d’abord comme instituteur puis comme professeur d’allemand, dans le secondaire puis dans le supérieur, il enseigne alors aussi le russe et devient, en 1938, professeur d’université à Leningrad.
En 1928 paraît Morphologie du conte. Propp fait déjà partie d’un courant de recherche qui réunit linguistes et théoriciens de la littérature appelé le formalisme (auquel appartiennent des penseurs très influents par la suite comme Roman Jakobson ou Mikhaël Bakhtine, suivant l’opposition courante Leningrad/Moscou…).
Ces chercheurs s’attachent à étudier l’œuvre littéraire en fonction de sa littéralité (« ce qui fait d’une œuvre une œuvre littéraire », selon l’expression de Jakobson), c’est-à-dire en fonction de sa structure (de laquelle dépend bien sûr le fond), la récurrence des motifs, le rythme, la densité des figures, etc. Bref, en fonction des « qualités intrinsèques du matériau littéraire ».
Ce courant s’oppose à une certaine critique qui analyse les œuvres selon un symbolisme préétabli ou à partir de phénomènes extra-littéraires (les mœurs, l’Histoire…).
Contrairement à ses collègues qui élargiront leur champ d’études (Jakobson et les différentes fonctions du langage, Bakhtine sur le dialogisme ou l’esthétique carnavalesque, Tynianov sur la dialectique des genres), Propp restera attaché toute sa vie à l’étude du folklore depuis Morphologie du conte (1928), Racines Historiques du contes merveilleux (1946), L’Épopée héroïque russe (1955), jusqu’aux Fêtes agraires russes (1963), en passant par de nombreux articles.
Paru en 1928, traduit en anglais (1958) et italien (1966), revu en 1969 par son auteur (traduit en français en 1965 puis en 1970, à partir de la 2e édition russe), Morphologie du conte rencontre trente ans après sa parution un succès considérable en Occident. Il est rare d’étudier les lettres modernes sans tomber sur ce livre. Moi-même, à l’occasion de ce texte, j’ai retrouvé mon exemplaire qui date de 1997, l’année de mes vingt ans.
Morphologie du conte (MDC) est un prélude au grand Œuvre, les Racines historiques du conte merveilleux (RH).
Première pierre de l’édifice, MDC est une étude synchronique (« à un moment précis »), formelle, de la composition du conte à partir d’un matériau russe, à savoir les contes d’Afanassiev (1826-1871 — 600 contes).
Les RH en revanche est une étude diachronique (« l’histoire de, l’étude de l’évolution »), une vaste enquête historique, ethnographique, folklorique, menée à l’échelle internationale.
Publié en 1946, RH a une théorie centrale : « le conte merveilleux en tant que genre relevant d’une composition déterminée est, en fin de compte, génétiquement lié aux rites et aux conceptions de sociétés primitives. »
Propp assoit l’idée que, je cite Daniel Fabre et Jean-Claude Schmitt dans leur préface : « le conte merveilleux forme un tout, un ensemble indissociable ; chaque récit n’est qu’une variation sur la mélodie de base, le chercheur ne doit donc jamais s’enfermer dans l’étude d’un type mais au contraire brasser toute cette matière dont l’homogénéité — formelle et sémantique ¬— est démontrée. Une fois tracés les contours de l’objet il est possible d’interroger son contenu, d’en penser l’origine : d’où viennent ces personnages, ces croyances, ces comportements, ces coutumes que tous les contes rapportent ? ».
Propp ne croit pas à la migration, c’est-à-dire à l’idée que les contes seraient « nés en un foyer unique, l’Inde par exemple, ni même en plusieurs foyers identifiables ; leur extension universelle rend stérile, à ses yeux, une histoire qui se fondrait sur l’actuelle répartition dans l’espace de tel ou tel récit. Il ne croit pas davantage à l’existence d’un symbolisme général, actif dans toutes les cultures et dont on pourrait traduire le lexique : peut-on admettre, avec Frobenius [Leo, 1873-1938, anthropologue allemand] que le dragon soit partout et toujours un symbole solaire ? Il refuse enfin la psychanalyse, à travers les œuvres de Freud et de Rank qu’il a directement pratiquées ; leur lecture des mythes lui semble tout à fait ignorante des exigences de l’ethnographie et de l’histoire, elle n’accède en aucun cas au sens « originel ». Il n’y a ni peuples élus, créateurs de contes, ni esprit humain partout peuplé des mêmes symboles ou traversé des mêmes conflits, il faut donc chercher ailleurs. »
Propp formule « l’hypothèse d’une formation des contes étalée dans le temps. […] Les thèmes, les personnages ne s’éliminent jamais totalement les uns les autres. Le plus souvent ils coexistent : le Diable du Christianisme peut prendre la place, dans le même rôle, d’un plus ancien dragon, toujours présent pourtant dans d’autres versions. Parfois ces figures se rencontrent, se superposent, se combinent. Donc le contenu s’offre au regard tel un paysage où les couches les plus anciennes affleurent aux côtés de plus récentes comme après un plissement géologique. Et Propp de classer et noter toutes ces relations d’équivalence qu’il nomme transformations.
Mais ce n’est que le premier moment de la recherche, celui du constat, de l’inventaire, de la mise en ordre hypothétique. Pour accéder à l’histoire proprement dite, il faut confronter le conte et le contexte. Or les dernières sociétés européennes détentrices de ces traditions orales, les sociétés paysannes qui, depuis le début du XIXe siècle, ont livré aux collecteurs des milliers de contes, situent, en principe, celui-ci dans le domaine de la fantaisie pure : « skazka-skladka, le conte est invention » se plaisent à rappeler les conteurs russes. Ce sentiment d’étrangeté confirme bien que seul un passé lointain, un passé effacé de la mémoire collective, détient la clef du sens ».
Propp s’oppose en cela à une certaine « science bourgeoise » (celle de l’anthropologue écossais Frazer 1854-1941 par exemple) qui établit maints parallélismes entre ce que narre le conte et des phénomènes sociaux tels le mariage, les croyances et les rites saisonniers.
Pour lui le conte garde mémoire d’une réalité faite d’usages, rituels, croyances, institutions ; c’est là la seule matière du récit. Il faut penser une théorie qui « pense d’une part, les rapports du contexte et du conte (car le conte n’est pas contemporain de son contexte) et, d’autre part, l’évolution des sociétés humaines ».
Les RH se présente comme un ensemble de près de 500 pages en traduction française, découpé en dix chapitres comme suit :
Un chapitre d’introduction
Huit chapitres consacrés à différents aspects ou leitmotive des contes : le début du conte, la forêt mystérieuse, la grande maison, les dons magiques, la traversée, près de la rivière de feu, par-delà trois fois neuf pays, la fiancée
Enfin un chapitre conclusif d’une dizaine de pages intitulé : Le conte envisagé comme un tout.
Chacun des huit chapitres centraux est lui-même partagé en sous chapitres et sous-sous chapitres qui permettent d’exposer le plus clairement possible la totalité des motifs pris en compte pour les besoins de l’enquête ethnographique
La méthode utilisée par Propp est la suivante : dans son chapitre introductif, Propp pose une dizaine de prémisses pour fixer des limites à son étude :
1. Question fondamentale à laquelle il prétend répondre : « rechercher à quels phénomènes (et non à quels événements) du passé historique remonte le conte, et dans quelles mesure ce passé historique le conditionne et l’appelle effectivement. »
2. Définition du conte merveilleux (voir ceux étudiés dans MDC) : il commence par un tort ou un dommage causé à quelqu’un (enlèvement, exil) ou par le désir de posséder quelque chose (le tsar envoie son fils chercher l’oiseau de feu), et dont le développement est le suivant : départ du héros de la maison, rencontre avec le donateur qui lui donne un moyen magique ou une aide magique qui lui permettront de trouver l’objet cherché. Puis viennent : le duel avec l’adversaire (la forme la plus importante en étant le combat avec le dragon), le retour [et la poursuite].
3. L’étude de la structure des contes merveilleux (MDC) montre l’étroite parenté de ces contes entre eux. Cette parenté amène deux autres principes : « pas un sujet de conte merveilleux ne peut être étudié » seul ET « pas un motif de conte merveilleux ne peut être étudié sans être rapporté à l’ensemble du conte ».
Propp affirme alors que le conte merveilleux est un TOUT (les sujets sont liés et conditionnés entre eux).
4. Propp pose le conte comme phénomène de superstructure. C’est-à-dire qu’il ne correspond pas à une forme de production concomitante à son existence (il est plus antérieur que le capitalisme, plus antérieur que le féodalisme, etc.) C’est à la réalité historique du passé qu’il faut confronter le conte et y chercher ses racines
5. Si certains motifs du conte peuvent renvoyer à des institutions sociales (ex : le héros cherche sa fiancée au loin, reflet de phénomène d’exogamie), d’autres motifs ne semblent liés à aucune institution du passé.
6. Propp rappelle alors l’idée avancée depuis longtemps de l’existence d’un rapport entre le conte d’une part et toute la sphère des cultes et la religion d’autre part. Mais de la même façon qu’on ne peut référer directement le conte à un régime social, on ne peut le référer à la religion en général. C’est à des manifestations concrètes de la religion qu’il faut le comparer.
Pour Engels, dit Propp, la religion est le reflet des forces de la nature et des forces sociales. Ce reflet est double : si le but cherché est la connaissance, il peut s’exprimer dans des dogmes et des enseignements, se manifester dans des moyens pour expliquer le monde.
Si le but cherché est la domination, il s’exprime dans des actes ou actions qui ont pour but d’agir sur la nature et de la soumettre. Ce sont ses actions que nous appelons rites et coutumes.
Rite et coutume ne sont pas la même chose. Une coutume est constituée de rites, c’est pourquoi il faut les étudier ENSEMBLE.
Le conte garde la trace de nombreux rites et coutumes ; c’est pourquoi il faut étudier le rapport du conte aux rites.
Parfois il y a une correspondance directe : exemple il est dit dans le conte qu’on enfermait les enfants royaux dans une cave (personne ne devait les voir) et c’est exactement ce qui se passait dans la réalité historique.
Le plus souvent, la correspondance n’est pas directe et on a ce qu’on appelle une « transposition du rite » (remplacement au sein d’un rite d’un ou plusieurs éléments devenu(s) inutile(s) ou obscur(s) en raison de modifications historiques, par un autre élément, plus compréhensible). La transposition devient alors une déformation.
Le lien initial est parfois si obscurci qu’il n’est pas toujours possible de le détecter.
7. On peut parler aussi parfois d’inversion de rite
Les formes du rite sont conservées dans le conte mais reçoivent un sens contraire à celui qu’elles avaient dans le rite.
Ex : dans certains rites, on conduisait une jeune fille en sacrifice à la rivière dont dépendait la fertilité. Dans le conte, un héros va surgir qui délivre la jeune fille du monstre qui allait la dévorer.
Dans le rite, un tel « libérateur » serait très mal perçu puisque mettant en danger le bien-être d’un peuple. Mais le conte a une attitude négative à l’égard de cette réalité historique « dépassée ». Le sujet naît d’une négation de cette réalité, une inversion.
Pour retrouver le sens initial du rite, le folkloriste doit se détourner du conte et devenir ethnographe.
À l’inverse, le conte permet également de remonter à des rites trop lointainement effacés ou incompris et de les éclairer (les légendes sibériennes, par exemple, ont permis de reconstruire les anciennes croyances totémiques). Mais il faut être extrêmement prudent. (Propp fait ainsi le reproche à Frazer d’avoir bâti sa reconstruction du Rameau d’or sur des prémisses tirés du conte mais mal compris et insuffisamment étudié.)
8. Le conte et le mythe
Par mythe, je cite : « nous comprendrons tout récit sur les dieux et les êtres divins en la réalité desquels un peuple croit effectivement ». Le mythe et le conte se distinguent non par leur forme mais par leur fonction sociale (le mythe d’Héraclès ressemble à un certain conte où le héros va également chercher des pommes d’or mais Héraclès était une divinité à qui l’on rendait un culte).
Propp estime que les mythes doivent être étudiés justement en tant que fait historique (souvent ils apparaissent comme des « contes primitifs », c’est-à-dire antérieurs à la plupart des contes).
« Le mythe qui a perdu sa signification sociale devient un conte » p.347 Tronsky (Le mythe antique et le conte moderne) voir si besoin p.346-347
Pour son étude, Propp privilégie les matériaux amérindiens et, partiellement, les matériaux océaniens et africains. En Asie, au peuple très cultivé, tous les stades de culture s’y trouvent ; du coup le mélange gêne l’étude.
Les mythes de l’Antiquité gréco-romaine, de Babylone, de l’Egypte, une partie des mythes de l’Inde et de la Chine sont parvenus par le prisme déformant de l’écriture. Leur forme n’est pas authentique (donc à prendre avec précaution). Il peut arriver que le conte russe fournisse un matériel plus archaïque que le mythe grec par exemple. (p.31)
9. Le conte et la pensée primitive
Vous me direz, à juste titre : mais le dragon ou le cheval ailé, la petite isba montée sur pattes de poule, à quelle réalité immédiate renvoient-ils ?
Or, nous dit Propp, « il n’y a jamais eu ni dragon ailé ni petite isba montée sur pattes de poule. Et cependant ils sont historiques, mais ce qui est historique, ce n’est pas eux, en eux-mêmes, mais leur présence dans le conte, et c’est celle-ci qui doit trouver une explication.
La pensée primitive ne connaît pas l’abstraction. Elle se manifeste dans des actes, des formes d’organisation sociale, le folklore et la langue. L’acte rituel est provoqué de façon indirecte à travers le prisme d’une certaine pensée, conditionnée en dernière analyse par le même facteur que l’action elle-même.
Le conte peut être le reflet de certaines formes de pensée (qui, dans ce sens, sont aussi historiques) et non pas de fait réels et vécus. »
10. Propp parle à propos de son travail d’une étude génétique, c’est-à-dire liée à la genèse, ayant donc pour but d’étudier l’origine d’un phénomène (/ étude historique)
11. Méthode et matériel
Pour Propp, le folklore est un phénomène international. Le matériel folklorique se répète et peut être soumis à des lois.
« Il n’est pas essentiel de savoir si les 200 ou 300 ou 500 variantes ou versions de chaque élément (ou de chaque partie de matériel) soumis à l’étude ont été effectivement prises en compte. Il en va de même pour les rites, les mythes, etc. » Propp cite alors Engels : « Si vous voulions attendre que tout le matériel soit débrouillé avant de formuler une loi, il nous faudrait remettre indéfiniment la recherche théorique et, rien que pour cette raison, nous n’obtiendrions pas la loi. »
Les RH utilise comme point de départ les contes merveilleux russes (le matériau des contes d’Afanassiev (1826-1871 — 600 contes ce qui était le cas dans MDC) mais également des corpus venus de Grèce, Égypte, Afrique, Asie, Inde…
12. Enfin, Propp affirme que les rites, les mythes, les formes de pensée primitive ainsi que certaines institutions sociales sont des productions antérieures au conte, susceptibles de l’expliquer.
Durant les quatre-cents-cinquante pages suivantes, Propp tâche de rattacher un grand nombre de motifs à des réalités remontant le plus souvent à des temps primitifs où les sociétés fonctionnent encore, le plus souvent, sans classes. De cet exposé, Propp élabore dans sa postface deux cycles principaux.
Le premier, auquel se rattachent le plus grand nombre de motifs, est celui dévolu au rite d’initiation. Propp considère que ce cycle est la base la plus archaïque du conte.
L’autre cycle à pouvoir être mis en correspondance avec le conte est le cycle des conceptions de la mort.
P.470 : « La combinaison de ces deux cycles donne presque toutes (mais cependant pas toutes) les composantes essentielles du conte. Il n’est pas possible de tracer une limite exacte entre ces deux cycles. Nous savons que tout le rite d’initiation était interprété comme un séjour dans le pays de la mort et, réciproquement, que le mort était censé subir tout ce que subissait l’initié : il recevait un aide, rencontrait un dévoreur, etc.
Si l’on s’efforce de se représenter tout ce qui arrivait à l’initié et de le raconter de façon suivie, on obtient justement la composition du conte merveilleux. Si l’on veut raconter de façon suivie ce que l’on imaginait se passer avec le mort, on obtient le même schéma, mais avec adjonction des éléments tout à l’heure manquants. Ces deux cycles pris ensemble donnent presque tous les éléments à partir desquels est construit le conte.
Qu’avons-nous donc trouvé ? Nous avons trouvé que l’unité de composition du conte ne réside pas dans de quelconques particularités du psychisme humain, mais dans la réalité historique du passé. Ce qui, à présent, se raconte, était autrefois agi, joué ou représenté de façon ou d’autre. De ces deux cycles, le premier à dépérir est le rite. Le rite disparaît alors que les conceptions sur la mort continuent à se développer, à se modifier, une fois perdu tout lien avec le rite. La disparition du rite est en rapport avec la disparition de la chasse en tant que source d’existence unique ou essentielle. »
Pour vous donner un aperçu de l’ampleur de la démarche de Propp et, d’une pierre deux coups, rapprocher les rites modernes des rites primitifs d’initiation, j’ai pioché au fil des chapitres et de ma lecture les motifs qui me semblent les plus pertinents.
Je laisse donc volontairement, aussi par souci de temps, l’exposé de motifs certes passionnants mais qui nous sortiraient du sujet de l’initiation, et des liens que vous ne manquerez pas de faire.
Dès le chapitre La forêt mystérieuse, il est question du rite d’initiation (p.68), celui qui avait lieu au moment de la puberté. Une institution propre au régime tribal. Pendant le rite, le garçon était censé mourir et ressuscité sous la forme d’un homme nouveau.
La mort et la résurrection étaient provoquées par des actions symbolisant l’engloutissement de l’enfant par un animal monstrueux qui le dévorait (voir Jonas et la baleine ou, plus récemment, Pinocchio).
En vue de l’accomplissement de ce rite, on construisait parfois des maisons ou des huttes spéciales, qui avaient la forme d’un animal, avec une porte représentant la gueule. C’est là que se faisait la circoncision (variantes : tortures et sévices physiques, doigts coupés, dents arrachées, etc.)
Une autre forme de mort momentanée trouvait son expression dans le fait que le garçon était symboliquement brûlé, bouilli, rôti, coupé en morceaux puis ressuscité. Le ressuscité recevait un nom nouveau, avait la peau marquée de sceaux ou autres signes révélateurs du rite subi.
L’isba sur pattes de poules qu’on trouve dans nombre de contes russes est sans doute un reste de ses maisons zoomorphes.
L’entrée dans la maison est alors précédée du rite d’appellation : autrement dit, mieux vaut connaître son mot de passe !
« Souvenons-nous du conte d’Ali Baba et des quarante voleurs, […]. Cette magie des mots et des noms de passe s’est conservée avec beaucoup de clarté dans le culte égyptien des morts. Au chapitre 127 du Livre des morts (appelé aussi Livre pour sortir au jour et qui remonte à l’Egypte antique) : « Nous ne te laisserons pas passer, disent les verrous de la porte, tant que tu n’auras pas prononcé notre nom. Je ne te laisserai pas passer, dit le pilier gauche de la porte, tant que tu n’auras pas prononcé mon nom. Ainsi dit le pilier droit ». Et ainsi de suite avec le seuil, la serrure, les nœuds, le linteau et le plancher.
Ainsi, le substrat le plus ancien est la construction d’une hutte de forme animale servant au rite d’initiation (création du rite tribal, il reflète les intérêts et les conceptions de peuples chasseurs). Le candidat était supposé descendre, à travers cette hutte, dans le royaume des morts. C’est la raison pour laquelle la hutte a ce caractère de passage vers l’autre monde. Dans les mythes, le caractère zoomorphe de la hutte disparaît, mais la porte (et dans le conte russe, les poteaux) conserve son aspect zoomorphe.
Avec l’apparition de l’État de type égyptien, il ne reste aucun trait remontant à l’initiation. Il y a une porte, qui est l’entrée de l’autre royaume, et le mort doit connaître le mot magique qui l’ouvrira. À ce stade, apparaissent la libation et le sacrifice, également conservés par le conte. La forêt qui est à l’origine une donnée obligatoire du rite est par la suite transportée, elle aussi, dans l’autre monde. Ici, le conte apparaît comme le dernier maillon de ce développement.
La cécité (89-90)
Dans les contes russes, la Yaga (puissance féminine ambivalente, bienfaitrice comme effrayante) est souvent aveugle. Et bien sûr on pense à Tirésias chez les Grecs, Polyphème aveuglé par Ulysse ou même encore à Œdipe qui, pour mieux voir la vérité, en vient à se crever les yeux.
Si on regarde l’étymologie de « cécité » dans beaucoup de langues (comme caecus en latin), le mot ne signifie pas seulement « celui qui ne voit pas » mais « celui qu’on ne voit pas ».
L’analyse du concept de cécité pourrait induire celui d’invisibilité. Et on retrouve les relations du monde des vivants dans le monde des morts : les morts ne voient pas les vivants, les vivants ne voient pas les morts. Le héros ne devrait-il pas alors être présenté comme aveugle ? Dans beaucoup de contes russes, comme d’ailleurs lors de nombreux rites d’initiation, l’initié perd la vue.
Il s’agissait bien sûr d’un aveuglement symbolique, dit Propp, on lui bouchait les yeux (cela a été décrit par Frazer en Afrique ou encore par Hans Nevermann 1902-1982, ethnologue allemand) en Océanie. Étape ultime de la cérémonie, l’initié recouvre la vue, symbole de l’acquisition d’une vision nouvelle, et acquiert un nom nouveau.
(en parallèle la circoncision, l’une des formes de l’ouverture magique)
De même l’interdiction de parole, également attestée, était alors levée.
Il y a eu par la suite inversion : dans le rite, l’initié est aveuglé, dans le mythe ou le conte il aveugle le monstre. Ou encore, dans le rite l’initié est brûlé, plus tard c’est lui qui brûle (une sorcière, par exemple).
En effet, le rite était une épreuve horrible, redoutée, en rapport étroit avec les procédés de la chasse primitive (l’initié acquérait la « puissance magique » sur les animaux)... Avec le perfectionnement des armes, le passage à l’agriculture et l’apparition d’un régime social nouveau, la cruauté des rites s’est, d’une certaine façon, retournée contre leurs exécutants. »
P.94 : La Yaga russe, figure souveraine appelée « maitresse de la forêt » reflète les traces d’une organisation sociale extrêmement archaïque basée sur un régime matriarcal.
Elle domine les animaux (l’être humain est alors en dépendance totale à l’égard du gibier de la forêt) et représente un phénomène connu en ethnographie sous le terme de maître.
D’où vient ce terme de « maître » ?
Le culte rendu aux animaux a évolué en culte rendu à un représentant de chaque espèce considéré comme sacré puis une anthropomorphisation du maître de l’espèce donnée a eu lieu. On a ensuite créé les maîtres des éléments, etc. jusqu’au dieux individuels.
Nous savons aussi qu’à un certain stade d’évolution, la mort est pensée comme transformation en animal. Il est donc logique que le maître des animaux (Yaga) garde l’entrée du royaume des morts.
Voir le recueil de Franz Boas (1858-1942, anthropologue américain) sur les Amérindiens
Pour rencontrer le chef-ancêtre totémique, il fallait forcément partir au royaume de la mort.
Avec le développement de l’agriculture, la gardienne commence à perdre son lien avec le monde animal mais reste la gardienne de l’entrée et l’aide qui montre le chemin de l’autre monde.
P.108 : « Les initiés formaient une sorte d’organisation, habituellement appelée « société masculine » ou suivant la terminologie anglaise « société secrète ». Le terme de secret ne convient pas exactement car ce qui est secret, ce n’est pas l’existence de la société, mais, pour les non-initiés, son organisation et sa vie intérieures. »
Ces sociétés jouent un rôle très important, le pouvoir politique, souvent, leur appartient, il en existe plusieurs selon le niveau d’initiation exigé.
Pour passer d’une société de degré inférieur à une société de degré supérieur, on vivait une initiation aux secrets de la société en question.
Il y avait parfois une admission qui se faisait avant la naissance. Comme chez les Douk-Douk (en Océanie) où l’enfant pouvait être vendu « en avance ».
Dans les contes, le partant se dirige alors chez son parrain (le rite du baptême et le rite de la circoncision ont une parenté historique), en apprentissage dit-on alors ; le parrain a ainsi pris le relais du maître. Dans les contes russes, « chez le parrain » signifie une église ou une grande maison et l’initié apprend peu à peu qu’il est chez Dieu et que son parrain gouverne le monde (p.185)
Durant le rite d’initiation, l’épreuve du feu ou autres cruautés pouvaient faire perdre la raison (favorisée par l’absorption de certaines boissons) : « qui faisait oublier à l’initié tout au monde. Il perdait la mémoire au point d’oublier son nom, de ne pas reconnaître ses parents et de croire, peut-être fermement, que, comme on le lui affirmait, il était mort et ressuscité » (112-113)
Le néophyte se trouvait plongé dans un état de démence, comme les chamanes bouriates (Sibérie). Voir par exemple la folie d’Oreste qui se coupe un doigt (l’amputation pouvait faire partie du rite initiatique). La mort symbolique pouvait être figurée par ce sang apparent, réel ou non. Les initiés étaient considérés comme tués.
La mort prenait des formes de déplacement dans l’espace, « il est mort et il est parti dans le monde des esprits » disait-on (voilà une clef aux pérégrinations du héros, dans les contes).
Cette mise à mort cependant, pour acquérir des capacités magiques, devait être suivie de re-naissance.
Pour figurer la mort temporaire liée à l’initiation (avant la renaissance), on retrouve souvent le motif de la mise en morceaux (voir également le démembrement d’Orphée ou la chambre secrète de Barbe-Bleue).
Quant à l’épreuve du feu, elle est commune aux stades les plus archaïques du rite d’initiation (brûlure, cuisson). EN Australie, on passait dans une sorte de four. En Haute-Guinée, les jeunes gens passaient sous une peau d’opossum (forme tardive du passage à travers l’animal) et on leur jetait des pelletées de tison et de cendres.
Le feu est conçu partout comme une force purifiante et rajeunissante, conception qui se prolongera jusqu’au purgatoire chrétien (p.127) et qui donne aussi des légendes sur le forgeron (le Christ, le Diable) qui forge un homme jeune à partir d’un vieux.
Mais comme on l’a déjà vu, le feu peut changer de statut et, au fur et à mesure qu’intervient le processus de désacralisation du récit, c’est la version « profane » (p.130) qui prime : le « sadisme » est retourné contre le fauteur du feu, jeté à son tour dans le four. Déméter, Achille.
À l’origine, celui qui prend en charge l’initié est un vieillard, un sage. Le rite d’initiation constituait une école, un enseignement. Les jeunes gens étaient initiés à toutes les conceptions mythiques, les rites, rituels et coutumes de la tribu. Mais il s’agissait « moins d’acquérir des connaissances (132) qu’un savoir-faire, moins de connaître le monde tel qu’on se le figurait alors, que de posséder un pouvoir sur lui ».
À travers la transmission de danses, de rites, on comptait avoir un moyen magique d’action sur la nature « L’initié apprenait très longuement et très soigneusement toutes les danses et les chansons. La moindre faute pouvait être fatale et mettre en cause toute la cérémonie ».
Il y avait des instruments de musique, etc. Bref on retrouve les rites rapportés à la Grèce antique et à Samothrace avec ses Dactyles métallurgistes magiciens et ses corybantes.
L’initié recevait un don et/ou une aide magique.
Par ailleurs, certains initiateurs se travestissaient en femme, reflet d’antiques relations matriarcales. « Ces relations sont entrées en conflit avec le pouvoir masculin élaboré par l’histoire » (140)
Voir l’hermaphrodisme de bien des dieux. Chez les Douk-Douk, l’Esprit suprême est appelé Toubouan (femme et mère de tous les masques Douk-Douk). Le degré supérieur de l’initiation comprend souvent l’art de se transformer en femme (voir aussi en Inde, avec de nombreux exemples de travestis). La transformation en femme a lieu dans la forêt ; maudite parce que les hommes craignant de s’y transformer en femmes l’évitent à tout prix. Elle est une allusion claire à la forêt interdite qu’on retrouve dans beaucoup de contes, légendes, jusqu’à… Harry Potter.
143… Observons maintenant le retour du néophyte à la maison. Soit il se marie, soit il reste dans l’isba, soit il rejoint la « maison des hommes » où il demeure quelques années.
La maison des hommes est une institution particulière propre au régime tribal. On trouve sa trace chez Froebenius, Boas, Van Genep, Nevermann, etc.
Elle est entourée d’une grande enceinte (l’accès est interdit aux femmes et aux non-initiés, sous peine de mort). Des crânes pouvaient être exposés sur la grille, les Douk-Douk élèvent un mur... Il est interdit d’y pénétrer.
Dans les contes, ces maisons s’apparentent à des palais ou à des temples. Les ouvertures sont masquées. « Seule une petite porte à peine visible dans un poteau » permet d’y entrer (147). Elles ont parfois un aspect magnifique.
Autre particularité de cette maison (durant la période consécutive à l’initiation), la table y est mise. « On mange là en communauté » nous dit Propp, car « on vit en frères ».
Leur nombre est de 2 à 12, mais il peut y en avoir 25, jusqu’à 30. Leur lien est très fort.
Leur organisation est primitive (154). Un chef est élu. Par exemple, celui qui lance la flèche ou la boule le plus loin l’emporte. Il existe une certaine répartition des tâches. « Dans le conte, les frères font toujours la cuisine, chacun leur tour » (155) pourtant il est historiquement avéré que les arrivants, en général, préparent la nourriture pour toute la maison et la tiennent propre. En Amérique, les nouveaux venus doivent faire un travail d’esclave deux années durant. En Asie, ceux qu’on appelle les « porteurs de bois » tiennent leur rang inférieur trois ans.
La présence des sœurs ?
Certaines femmes pouvaient être présentes dans la maison des hommes (employées aux taches ou disponibles sexuellement — voir les maisons closes). Elles étaient alors perçues comme des sœurs, étaient d’une certaine façon respectées. Avant d’être relâchées, elles vivaient certainement aussi le rite d’initiation (garantie que le secret serait gardée) et donc, elles aussi, le passage par une mort temporaire.
Elles étaient « tuées » par des objets introduits sous la peau, aiguilles, épingles, épines (coucou la Belle au bois dormant), par des substances introduites dans le corps (pépin de pomme avalé par Perséphone, pomme empoisonnée de Blanche-Neige…) ou par des vêtements funéraires qu’elles revêtaient et qui symbolisaient leur mort.
Motif de la tombe, phénomène plus tardif (p.165)
Une autre façon d’accéder à l’invisibilité est de ne pas se laver ; on a là le motif du souillon ou de la souillon (et donc Cendrillon, peau d’âne).
L’interdiction de se laver peut durer le temps du séjour dans la zone interdite et la permission peut aussi coïncider avec le moment de la moisson. Dans cette conception agricole, plus tardive, la « divinité » part sous terre pour favoriser la moisson. La récolte dépend alors du temps resté dans un état d’invisibilité, de saleté et de noirceur.
Dans les contes, le héros doit parfois se barbouiller de suie pour accomplir sa tâche. Ce héros sale, sali (Petit ramoneur), renvoie également au héros à la forme animale (il en est comme une extrapolation). Dans les cas où l’initiation a depuis longtemps perdu son lien avec la puberté, barbouillage et salissure continuent à se maintenir. Ainsi, dans les mystères grecs (174) l’initié se couvrait d’argile, de plâtre, ou encore de farine ou de son. On doit se rendre méconnaissable, l’incognito est une condition indispensable au retour du héros (il peut échanger ses vêtement avec un mendiant, comme Ulysse au retour d’Ithaque).
Le chamane sibérien qui accompagne l’âme du défunt au royaume des morts barbouille son visage de suie (nous dit Ernst Samter, 1868-1926, philologue et théologien allemand)
Ce motif du Souillon est lié à celui de « Je ne sais pas ». Revenu du pays des morts, l’initié doit avoir tout oublié de son ancienne vie et feint l’ignorance.
[s’ensuit tout un chapitre sur les cheveux, les chauves, la force qui réside dans la chevelure, etc.]
L’initié a aussi l’interdiction de se vanter. À son retour, il doit garder le plus grand silence sur ce qu’il a vu et entendu. Chez les Grimm, la jeune fille qui revient de la grande maison ne parle pas et ne rit pas pendant un temps déterminé.
Enfreindre l’interdit, c’est encourir la mort : « Tu comprendras désormais tout ce que disent les créatures de l’univers ; mais ne le raconte à personne car, si tu le faisais, tu périrais » (conte russe).
Si l’initié possède un aide ou un auxiliaire magique et qu’il s’en vante, l’aide en question peut se retourner contre lui. « Prends garde, ne raconte à personne que tu es revenu à cheval sur mon dos, sinon je t’écraserai ».
L’autre motif lié à la « grande maison » est celui de la pièce interdite. Quant l’initié pénètre la grande maison, on l’accueille en frères. Dans La chemise magique, les habitants ont un aspect animal (Boucle d’or) et le chargent d’une tâche comme mettre la table. On lui donne la clé d’une pièce interdite où il ne faut pas aller, etc. (Barbe-Bleue, encore).
L’existence de telles pièces est avérée d’un point de vue ethnographique. Aux iles Fidji, l’intérieur de la deuxième enceinte contenait le « Saint des saints ». Des animaux en bois sculpté s’y trouvaient (voir les aides-animaux qu’on retrouve dans la plupart des contes). On y conservait aussi des représentations du soleil et de la lune (p.183).
Au sein du cycle de l’initiation, les ancêtres ont une place et sont puissants du fait même de leur séjour dans l’autre monde, source de toutes choses (initiation et conception de la mort se rejoignent) p.192
À cette même idée est lié le motif de la Tête de mort (pp.196-197) ; ce peut être un mort non enterré.
Dans l’Edda (poésie scandinave qui représente la conception du monde et a inspiré la mythologie germanique), Odin, le Dieu principal, a préservé une tête de la putréfaction et lui a donné le pouvoir de parler. Depuis il lui demande souvent conseil. D’où la coutume de conserver un crâne, décoré ou non, qui est dans « l’obligation » d’aider les vivants.
[Frères p.202, animal reconnaissant qui devient frère de l’humain]
On trouve dans de nombreux contes russes le personnage Front de cuivre ou « Monstre de la forêt ». Le terme cuivre est davantage lié à sa couleur dorée qu’au métal. Ce sylvain (comme il est appelé dans la mythologie latine) renvoie au Silène antique : « La prise du Silène a pour but d’agir sur lui : il s’agit en effet de le contraindre à donner aux hommes la richesse, à leur révéler le sens de la vie humaine et les mystères de la création du monde, à leur chanter un chant merveilleux » (Tolstoï)
Avec l’apparition de l’agriculture, le silène devient un monstre terrible, dangereux. (inversion), destructeur des champs et des semailles.
On l’a dit, son nom renvoie à l’or. À son contact, on peut se transformer en or (voir le mythe du roi Midas, avec une interprétion tardive de l’or). À l’origine, l’or n’a pas une valeur matérielle, il renvoie au feu non au métal.
Propp évoque alors le dieu forgeron Völund chez les nordiques (Wieland chez les Saxons de Grande-Bretagne) que le roi enferme après lui avoir coupé les tendons des mollets (voir Héphaïstos) pour qu’il lui donne son pouvoir sur le gibier.
Ou encore Talos, le géant de bronze crétois qui serre les nouveaux venus contre sa poitrine (208) et se jette avec eux dans les flammes (on peut le comparer au Minotaure).
De nature sylvestre, Front de cuivre agit exactement comme la Yaga. On le rencontre par hasard et cette absence de motivation est l’indice d’une grande antiquité.
[rites agricoles]
Propp insiste sur, selon la conception archaïque, la bienfaisance du maître transmetteur et sur les aides magiques, parfois, des animaux psychopompes (c’est-à-dire qui conduisent les âmes des morts dans l’autre mort — tels des anges chrétiens).
Sur nombre d’icônes figurant Saint Georges (229), la robe du cheval est rouge. Pourquoi la figure du cheval est-elle liée au concept de feu (flammes s’échappant de ses naseaux, fumée de ses oreilles, etc.) ?
Le cheval est celui qui emporte dans l’autre monde, les trois fois dixième royaume. Il a un rôle d’intermédiaire. Or, dans différents mythes d’Amérique, d’Afrique, d’Océanie et de Sibérie, le héros ne monte pas au ciel grâce aux animaux mais grâce au feu.
Le feu est parfois perçu comme médiateur entre les deux mondes.
Dans le védisme (civilisation apportée en Inde antique par un peuple descendu des plateaux de l’Iran), on trouve ainsi le cheval feu sous la forme du dieu Agni (seigneur du feu sacrificiel et du foyer).
Le rôle d’intermédiaire peut être aussi tenu par le chamane (qui agit lui aussi à l’aide du cheval), par exemple chez les Yakoutes : « Le chamane entre. On l’aide à endosser son costume. On lui donne une poignée de crins blancs dont il jette une partie dans le feu, ceci en sacrifice propitiatoire aux esprits qui aiment beaucoup la fumée du crin brûlé » décrit l’éthnologue russe Andreï Popov (232)
Voir aussi le cheval solaire comme chez les Grecs le char du dieu-soleil Hélios (234)
Ainsi, l’aide acquise dans le royaume de la mort (l’initié est censé être mort) a aussi un rapport avec le monde des ancêtres. La capacité de transformation (l’initié se transforme en son aide) était transmise par les ancêtres, les aînés du rite s’accompagnait de danses et chants. Plus tard, elle sera remplacée par la formule magique (242).
On voit comment le rite d’initiation, sorti des traditions liées à la chasse, devient de plus en plus lié aux conceptions de la mort et de l’au-delà.
Parmi les objets servant à susciter les esprits, Propp cite une tribu d’Afrique qui « connaît des anneaux ayant la propriété de mettre celui qui les porte en relation avec eux » – Frobenius (255)
Après ces différents voyages, sur terre et dans l’air, voici maintenant le passage par l’eau. On trouve aussi toujours dans les contes mention d’eau de vie et d’eau de mort, d’eau de force ou d’eau de faiblesse (258), une seule et même entité. Celui qui a pris le chemin de la mort et désire revenir à la vie utilise les deux eaux, l’une après l’autre.
Le passage dans l’autre monde, autrement dit la traversée (p.264) est en quelque sorte l’axe du conte, grossi, dramatisé. Il peut se faire à dos d’animal (le plus ancien animal qu’on ait monté en Europe est le Renne ;-) ou enveloppé dans une peau de bête (en Grèce, ce sont les Dieux et non les morts qu’on enveloppe d’une peau de bête - voir Héraclès, Dionysos et sa peau de taureau) sous la forme d’un vol ou d’un voyage en barque (Grèce, Egypte).
Je pense aussi au Hollandais volant ou au chasseur Gracchus (chasseur accidenté qui tombe dans la Forêt Noire, condamné à errer éternellement, dont Kafka a tiré un récit dans lequel il fait d’ailleurs référence aux Bochman, l’une des grandes ethnies d’Afrique).
Propp consacre ensuite de nombreuses pages à la figure du dragon qui réunit à lui seul les motifs de l’eau, du feu et de la tempête (+ forgeron p.289). Avec également le dragon avaleur qui dévore et régurgite l’initié.
On est renvoyé ici à la base antéhistorique du rite : pour communier avec l’animal totémique, s’identifier à lui et, par là, entrer dans le clan totémique, il faut être mangé par cet animal. La nourriture, tout comme la cécité, peut être passive ou active (voir le motif de Cronos dévorant et recrachant ses enfants, 302).
Le dragon peut donc être une figure bienfaitrice et en général une figure duelle. Dans un conte grec moderne, il avale le héros pour lui apprendre la langue des oiseaux (langue des initiés) puis le recrache. Dans le Kalevala (épopée composée au XIXe à partir des mythologies finnoises), le héros pour apprendre trois mots magiques se fait dévorer par un monstre énorme. Dans le ventre de celui-ci, il fait un feu et se met à forger. Le monstre alors le recrache, lui révèle les trois mots magiques puis lui raconte l’histoire de l’univers et lui confère l’omniscience.
[Salomon p.304-305]
La forêt des débuts a été remplacée par la mer. Puis, selon l’inversion, le monstre n’apprend plus de pouvoir magique mais devient dangereux, commence alors le combat (contre le monstre marin, contre le dragon). Voir Propp contre Frobenius qui n’aurait rien compris dans L’Âge du Dieu-Soleil.
Dans le rite, le héros était celui qui était avalé et recraché, dans le mythe il apparaît comme celui qui tue l’avaleur (313).
P.317-318 L’évolution est fonction des stades de culture des peuples, visibles par des détails. Le dragon est vaincu d’abord avec des flèches, puis avec des lances enfin avec une épée. Il est clair qu’il ne peut être vaincu avec une épée que chez un peuple connaissant la métallurgie et le métier des forgerons, comme chez les Kabyles, nous dit Propp. Les Kabyles sont un peuple sédentaire, agriculteur, qui cultive l’olivier et les arbres fruitiers, et qui connaît depuis lgtps la poterie et la forge. C’est aussi un peuple courageux et guerrier. C’est justement à ce stade qu’apparaissent l’épée et le cheval. Le régime féodal revêt le héros combattant le dragon d’une armure de chevalier. La modification des formes de lutte chez les Kabyles entraîne une modification de la nature, devenue agricole, du dragon (on conduit tous les ans un dragon une jeune fille pour victime).
Voir bien sûr aussi le mythe de Jason et la Toison d’or qui, dans une version, se jette dans la gueule du dragon pour le tuer.
Le dragon aquatique (vivant dans des eaux à la surface de la terre), apparaissant au début des contes (et gardien de l’au-delà comme Cerbère qui garde l’embouchure de l’Achéron), devient ensuite un dragon solaire, céleste (à la fin des contes) qu’il faut tuer pour renaître. (348/349)
[Je passe sur la Psychostasie (pesée des âmes 361) et arrive à]
L’aboutissement de la traversée dans les airs qui est le royaume du soleil (362)
On l’aura compris, le cycle de l’initiation qui englobe les conceptions de l’au-delà est une 2e naissance (363)
Propp évoque alors le serpent qui peut figurer le père, conception très répandue en Afrique (le dragon devient alors symbole phallique).
P.364 : « Chez les peuples qui parlent la langue ouvo (?), on pense que si un serpent s’approche d’une femme, cela signifie qu’elle est enceinte. Les femmes stériles implorent les serpents […] Si une femme enceinte rêve à un serpent ou à un esprit aquatique, elle pense que son enfant incarnera cet esprit […] Ici transparaît déjà clairement l’idée que celui qui est né d’un serpent a la force et la nature d’un serpent.
Dans la Grèce antique, Cécrops était né de ces ancêtres-serpents. On le figurait mi-homme mi-serpent ou dragon. Cadmos, le fondateur de Thèbes, et Harmonie, son épouse, furent transformés en serpents-dragons au terme de leur vie. D’après certaines sources (Frazer), Harmonie était la fille du dragon tué par Cécrops.
MAIS
SI celui qui est né du dragon est le dragon, et si celui qui est né du dragon tue le dragon, n’est-ce pas parce que, historiquement, il est le dragon, ou né du dragon, c’est-à-dire sorti du dragon ?
Les deux dragons (p.368), le vainqueur et le vaincu, se fondent ici en une seule créature. Le dragon est un ennemi tel qu’il ne peut y en avoir un autre (c’est pourquoi le dragon connaît souvent son adversaire puisqu’il est né de lui).
Le Dragon, on le voit, en tant que phénomène historique, est extrêmement complexe. Toutes les tentatives pour le ramener à une explication unique sont vouées à l’échec.
« Il y a tant de matériaux qui dorment encore dans les recueils de ces peuples que l’on appelle sauvages ou non civilisés ! déplore Propp. L’étude des cultures du bassin méditerranéen existe depuis des générations. Mais l’étude des cultures plus primitives n’a encore été commencée par personne. Or c’est là qu’il faut chercher la clef de l’énigme, et c’est un travail qui demandera bien des années de recherche ».
« Le folklore, insiste-t-il, ne doit pas être étudié comme quelque chose de séparé de l’économie et du régime social mais, au contraire, comme en dérivant. »
Le dragon n’est ni le soleil ni une créature végétative mais un phénomène historique dont les fonctions et les formes ont évolué.
Le conte reflète toutes les étapes de cette évolution (archaïque/entendement de la langue des oiseaux, intermédiaire/déplacement vers des pays lointains dans l’estomac, tardive/combat avec l’aide d’un cheval ou d’une épée). C’est-à-dire tout le processus de transformation du dragon bienfaisant en son contraire.
375 : Le royaume où nul n’est jamais allé a toujours lien avec le soleil, la lumière, l’or (synonyme de feu).
385 : C’est le pays de l’abondance (abondance de gibier, de Nature pour l’initié archaïque). Celui où l’on n’a jamais faim (gibier, etc.). D’où la nappe-toujours-servie-du-conte ou le repas-communion chez les Arabes, le sang bu en guise d’union chez les aborigènes d’Australie (399)
En guise de solidarité il est dit dans un mythe lapon (398) « Mêlons notre sang, unissons nos cœurs pour la joie et pour la peine ! ».
Plus tard, ce « paradis » devient celui de l’abondance éternelle où il n’est pas besoin de travailler pour produire. L’horticulture étant la forme plus ancienne de l’économie agricole, on a là le mythe du jardin d’eden où tout n’est qu’oisiveté et plaisir.
Cela témoigne d’une modification dans la façon d’envisager le travail : avec l’apparition de la propriété privée concomitante de celle de l’agriculture, le travail est devenu forcé.
« Plus tard, le clergé s’empare de cette conception de l’autre monde comme du monde des souhaits et désirs réalisés, et il s’en sert pour endormir le peuple par la perspective de la récompense qui suivra une vie de labeur ».
Voir le motif de la boîte ou la cassette, comme celle de Pandore qui sous couvert de répandre les bienfaits entraîne le malheur sur terre (387).
Heureusement, le faucon vert ou, chez les Egyptiens, l’étoile du berger, guide le voyageur dans sa traversée.
P.392 Les Grecs sont vraisemblablement les premiers à avoir introduit dans l’autre monde la musique (flûtes, cordes, chants). Les Hespérides qui gardent le jardin du soleil sont appelées « les chanteuses aux voix claires ».
Le palais d’Hélios, lui, est monté sur des colonnes (exactement comme dans les contes russes) qui soutiennent la voûte céleste.
L’or est présent dans de nombreux rites funéraires, en Grèce mais aussi chez les taoïstes (celui qui avale de l’or ou une perle prolonge sa vie). En Chine, on met de l’or dans la bouche du défunt. Les empereurs romains poudraient leur visage d’une poudre d’or. Ainsi, l’explication des masques d’or des défunts de Mycènes. Dans l’Apocalypse de Saint Paul, le séjour des bienheureux est décrit comme une ville d’or.
Voilà pour expliquer l’origine du motif de la quête des objets en or (objets de l’autre monde qui ont perdu la fonction magique consistant à procurer longévité et immortalité).
La Katabasis (descente dans les Enfers) des épopées grecques est la condition de l’héroïsation. 413
Propp consacre alors 60 pages au motif de la fiancée (400-463) où se retrouve l’idée d’initiation appliquée aux us et coutumes du mariage (le fiancé se faisait initier par le clan de sa future femme) ainsi qu’à la succession du trône.
On y retrouve la plupart des éléments déjà évoqués : ambivalence des figures (fiancée douce mais aussi hostile car son mariage signifie la destitution de son père, mélange des sangs, marques sur le corps, tonsure, traversée vers l’au-delà, dragon, etc.)
[Ainsi, nous voyons grâce à Propp que le conte réside dans la réalité historique du passé. Le rite d’initiation a dépéri le premier alors que les conceptions sur la mort se poursuivent.
On voit aussi que l’essentiel des éléments du conte remonte à des faits et conceptions datant d’une société sans classes.
Quant au stade le plus ancien du récit, il correspond sans doute à ce qu’on racontait aux jeunes gens pendant l’initiation, c’est-à-dire aux événements qui allaient leur advenir mais raconté comme accomplis par un ancêtre, un fondateur de tribu et de coutumes, lequel, après une naissance miraculeuse et un séjour dans le royaume des ours, des loups, etc. rapportait de là-bas le feu, les danses magiques et autres. Ces événements étaient moins racontés que joués et étaient également représentés dans les arts figuratifs.
De cette façon, le sens des épreuves qu’on lui faisait subir était révélé à l’initié.
Ce récit, tenu secret, faisait partie du culte. Le rapport entre l’acte de raconter et le rite proprement dit était direct.
Les recueils de récits des peuples dits primitifs sont malheureusement essentiellement des textes et donnent peu d’éléments sur leur environnement.
Exceptions : George Dorsey (1868-1931), traditions of the Skidi-Pawnee, ethnographe américain, décrit bien le rôle des amulettes chez les Indiens (traces des dons magiques). Celui qui en détient une connaît le récit de son acquisition, qu’il peut transmettre. Le récit fait ainsi partie du rituel, une sorte d’amulette verbale.
Ce qui nous éclaire aussi sur l’interdiction de raconter, non pas en vertu d’une quelconque étiquette mais en raison de fonction magiques, inhérentes au récit et à l’acte même de raconter.
De même, les récits des rites ne sont compréhensibles qu’après connaissance de l’organisation sociale de telle ou telle tribu (voir le recueil de Boas 474).
Partie intégrante de la vie sociale, ils constituent également, aux yeux des primitifs, une condition nécessaire à la vie, au même titre que les armes ou les amulettes, et sont protégés, conservés comme des choses sacrées. Les sages, souvent muets comme des Sphynxs, en gardent jalousement le secret.
Ces mythes font partie de la vie en général mais également de l’individu — priver celui-ci de son récit équivaut à le priver de la vie.
1Le mythe remplit ici des fonctions économiques et sociales, ce n’est pas un cas isolé, c’est une LOI).
Le conte apparaît quand le régime qui l’a engendré disparaît. L’utilisation du mythe devient purement esthétique (voir l’intro : Le mythe qui a perdu sa signification sociale devient un conte). Il y a une correspondance directe entre infrastructure et superstructure.
Cette « dégénérescence » (Dorsey) se fait sentir dans le détachement du sujet, et de l’acte même de raconter, d’avec le rituel.
477 : Ce moment de détachement coïncide avec le début de l’histoire du conte, alors que la période de syncrétisme entre mythe et rite en constitue la préhistoire.
Libéré de l’étau du conditionnement religieux, le conte prend alors son essor dans l’air libre de la création artistique.
Propp émet alors l’hypothèse pour d’autres contes, non pas ceux dits « merveilleux » mais ceux sur les animaux, par exemple) d’une tradition purement esthétique dès le départ. Mais non.
Il est donc visible que, très tôt déjà, commence la profanation du sujet sacré si par « profanation » on entend la transformation du récit sacré en récit profane, c’est-à-dire non spirituel, non ésotérique, mais artistique.