Nous promettons de combattre 10

« EIN FREUNDLICHES ZIMMER »

Première étape, Paris gare de l’Est.
Bousculade des touristes qui guettent l’entrée du métro, envol de pigeons.
Je tourne un moment dans le hall avant de repérer COBLENCE au-dessus d’une des voies, d’accélérer cœur battant. Quand le trainil le train s’élance, une sensation délicieuse m’envahit, un arrachement, comme si l’existence était neuve désormais, des banquettes orange de la SNCF aux paysages accélérant par la vitre. Je suis partie, enfin. Je n’en reviens pas. À mesure que les villes défilent, mes nerfs se détendent. Je relis quelques pages d’Une Saison en enfer, écoute sur mon baladeur-CD les quatuors à cordes de Chostakovitch, souris aux plaisanteries du contrôleur qui s’attarde dans le wagon. Forbach, ça y est, on va passer la frontière ! Saarbrücken — quelques heures encore jusqu’à Koblenz où le train s’arrête — je me précipite sur le quai.
Haute et large silhouette, Horst m’attend.
Il n’a pas menti.
Accolade, sourires furtifs.
Mon sac à dos sur son épaule, nous allons jusqu’à la voiture puis, deux minutes plus tard, roulons en en routdirection de Bell. Sur place, j’aperçois quelques rues autour d’une église, un marché couvert. Bell est donc un village — l’équivalent du Mayet-de-Montagne — au milieu de nulle part. Horst s’est garé devant la bâtisse qui abrite le théâtre. Je comprends qu’il dort à l’étage, un trois pièces qu’il s’empresse de me faire visiter, encombré d’affiches et d’accessoires de scène. Quelques plantes grasses poussiéreuses. Deux chambres à coucher dont celle für Freunde où il dépose mon sac avant d’aller décapsuler des Pilsner pour trinquer à mon arrivée.
J’informe ma mère par téléphone que le voyage s’est bien passé.
Le premier jour, je suis Horst partout, du coin-administration situé au rez-de-chaussée jusqu’à la salle où des comédiens répètent je ne sais quoi. Les regards qu’on m’adresse sont curieux, un peu hostiles. Je voudrais parler, mais l’allemand dont je connais assez bien les déclinaisons et les verbes forts reste coincé — aucune phrase, même la plus simple, ne me vient.
Dès le lendemain, Horst me confie un double des clés, libre à moi d’aller et venir comme je l’entends. Je traîne un peu dans le village, tâchant de masquer mon désœuvrement. Au troisième jour, je fais la connaissance d’Andreas, son fils âgé de deux ans. Horst l’a récupéré le temps d’un week-end et l’enfant devient mon compagnon d’ennui. Je le promène d’un étage à l’autre, l’amuse avec des Carabi titi, Carabo toto, lui prépare son plat préféré, des nudels au thon. Andreas ne quitte plus mes bras et son émerveillement devant toute chose me distrait. Tandis que nous jouons ensemble, Horst nous observe d’un œil attendri. Malheureusement, le petit doit bientôt retourner chez sa mère dans la ville voisine. De nouveau, c’est le désœuvrement. Chaque matin, je reste presque une heure dans la baignoire ronde qui occupe les trois-quarts de la salle de bain, seul luxe de l’appartement, installée par le frère de Horst, artisan plombier. J’essaie de lire le recueil de René Char qu’avec Rimbaud, j’ai pris avec moi. Sa lecture ne me suscite pas beaucoup de frissons. J’ose de moins en moins m’aventurer au rez-de-chaussée par peur de croiser des Allemands. Feuilletage des magazines entassés sur la table basse, ébauche d’une épopée rhénane façon Apollinaire. Je réalise que je suis là sans projet précis et Horst (« Tu peux m’appeler Hotte si tu veux ») ne me pose toujours pas de questions.
Le septième jour, je me risque à explorer les alentours de Bell. Point de forêt de bouleaux ni de fougères ni de marais, mais des routes plates goudronnées, bordées de champs géométriques vert avocat. Personne. Le ciel est bas, lourd, j’avance sans savoir où je suis, un peu hébétée, sans lien avec ce qui m’entoure. Au détour d’un hameau désert, je pousse la porte d’un salon de thé, commande un gâteau bizarre que je mange en compagnie des deux autres clientes, des vieilles dames poudrées qui impriment sur la faïence blanche, à chaque gorgée, leurs lèvres fuchsia. J’en profite pour rouler en réserve une dizaine de cigarettes. Je ne saisis pas plus leur conversation que les paroles des chansons de variété qui passent à la radio. De retour au village, je retrouve le chemin du théâtre puis, yeux baissés dans l’escalier, l’appartement du premier étage. Ce soir-là, j’emprunte à Horst ses ciseaux de cuisine pour couper plus court mes cheveux.
Le lendemain, il m’amène chez l’amie qui l’aide à monter son « Dario Fo Fest », le festival qu’il consacre au dramaturge italien. Une immense blonde nous ouvre la porte en souriant, un enfant calé sur sa hanche, et nous invite à la suivre dans une pièce recouverte de lambris. Par terre, un autre garçon est en train de jouer avec un camion en bois. Sur les étagères, parfaitement alignées, des rangées de bocaux remplis de céréales, miel brun, confiture faite maison. Birgit — c’est son prénom — nous prépare du thé puis sort du réfrigérateur un pot en verre géant, rempli de yaourt mauve. Tout en parlant avec Horst (je comprends ci et là wunderbar, Dario Fo, Theater), elle enfourne des cuillerées de yaourt dans la bouche de ses fils puis, discussion finie, nous raccompagne jusqu’au perron. Après l’habituel échange de Tschüssssss !, je marche derrière Horst jusqu’à la voiture, cheveux ras pull informe.
La période d’observation a-t-elle assez duré ?
Le soir suivant, nous sommes en train de converser en français selon un débit laborieux, moi sur le canapé défoncé du salon, lui sur la chaise en plastique qui fait face, quand il s’approche et colle son corps massif contre mon dos.
Ses mains sur mes épaules, une amorce de massage.
Ça va pas, non ?
Mouvement brusque suivi d’un claquement de porte.
Ô saison ô château quelle âme est sans défaut ?
Dans ma chambre fermée à clé, des questions se bousculent — ai-je mal interprété son geste ? L’ai-je provoqué ? La honte que je ressens me rappelle l’un des derniers séjours chez mon père, le soir de mes quinze ans. Pour marquer le coup, il avait acheté une tarte au Montlaur que nous avions mangée devant un western, La Captive aux yeux clairs dans mon souvenir. Au générique de fin, il avait quitté la pièce — Pense à éteindre — contrarié que je m’endorme une fois encore devant la télé, lumière allumée, devant un autre film. Après avoir choisi une VHS pour son titre — Les Galettes de Pont-Aven — j’enclenche le magnétoscope. Bonne pioche. Un représentant en parapluies écume les petites villes bretonnes à bord de sa R16. C’est marrant, oui, d’autant que l’acteur principal, Jean-Pierre Marielle, est le sosie de mon père. Mêmes nez, stature et calvitie, même voix caverneuse. Assez vite cependant, le scénario dérape. Marielle — mon père, donc — se met à tripoter Madame Licquois (Andréa Ferréol), la patronne de la boutique de parapluies puis les voilà au lit, mon père poilu sous un Marcel blanc, en train de malaxer les seins de la patronne et de lui susurrer à l’oreille « Tu sens la pisse, toi, pas l’eau bénite ! » de sa voix de crooner.
STOP.
Pourquoi n’ai-je rien vu venir ?
Naïve, jusqu’à l’idiotie.
En fin de soirée, je me résous à gagner la cuisine sur la pointe des pieds. Sous la lumière blafarde du néon, Horst est en train de boire une bière, qui brise la gêne le premier. À ses yeux, ma venue est motivée par des intentions claires : faire du théâtre et partager son intimité. Je l’ai rejoint comme on rejoint un amant — « Non ? » Lors du stage de théâtre deux ans auparavant, je n’avais pas remarqué les longs poils noirs qui parsèment sa nuque. « Si tu as changé d’avis ou si je me suis trompé, ajoute-t-il, tu n’es pas obligée de partir, tu restes la bienvenue ». Non, bien sûr, je ne suis pas ici pour… mais pour… Je ne sais pas au juste. La discussion prend fin. Horst me fait une tape affectueuse sur la tête avant de rejoindre son bureau. Dois-je partir en cachette ? Rester ? Un instant je m’imagine sous le corps en sueur du quadragénaire ventru. « Tu n’es pas la première jeune femme que je connais, tu sais », a-t-il dit tout à l’heure, et ses yeux ont roulé.
Au matin, j’aimerais que ma mère soit là, près de moi. Quand je finis par sortir de la chambre, Horst s’est déjà éclipsé en répétition. Le soir même, j’annonce qu’il nous est désormais impossible de vivre sous le même toit. Ma décision est prise, je préfère partir. « Okay. Je vais t’aider avec les horaires de train ».
Mon départ s’effectue sans plus d’éclat que mon arrivée.
Durant le trajet en voiture vers Koblenz, j’enclenche dans le lecteur CD mes quatuors de Chostakovitch. « C’est sympa », dit Horst, et nous roulons jusqu’à la gare sans parler, le déchaînement des cordes donnant corps à ma déception. Je me revois à l’aller, excitée, confiante en l’aventure qui s’annonçait. Jusqu’à l’idiotie. Un sentiment confus d’humiliation. Sur le quai de la gare, après une embrassade embarrassée, Horst me tend une banane en vue du voyage et m’aide à hisser mon sac. Je n’ai prévenu personne du revirement de ma fuite — « Je ne reviendrai probablement pas avant longtemps », avais-je cru bon d’affirmer à ma mère, lors de la petite cérémonie organisée la veille du départ par Marie. Dix jours à peine ont passé. Le bail de la rue du Crucifix a été résilié. Nous sommes en mars. Que vais-je faire à Toulouse ?
Le billet va jusqu’à Strasbourg où je descends, désorientée. Mon sac à dos pèse plus lourd qu’à l’aller. Je prospecte les alentours de la gare puis j’emprunte la rue du Vingt-Deux novembre, une artère animée aux enseignes familières, de celles qu’on voit dans les centres-villes, Kookaï, Pimkie, Brioche dorée. Les gens s’affairent, c’est l’heure de déjeuner. À l’affiche d’un petit cinéma coincé entre deux immeubles, on donne un cycle Carlos Saura. Enfant, j’ai vu plusieurs films de ce cinéaste espagnol que ma mère aime beaucoup : Ana y los lobos, Cría Cuervos ou encore Carmen qu’on projette justement à 14 heures. Le temps de manger un bretzel aux gros grains de sel acheté quelques francs et je m’engouffre dans le noir. Paco de Lucía n’a qu’à broder en rythme sur les pas martelés des danseuses pour que mon cœur se soulève. L’Espagne ! Amour, tragédie, flamenco — tout ce que ma famille catalane juge ridicule me fait malgré moi frissonner. Je me rappelle qu’à huit ans, lors de l’habituel séjour chez les grands-oncles et tantes, j’avais obtenu le droit « d’espagnoliser » ma chambre du Mayet. J’avais donc déscotché Jeanne Mas, Tina Turner et Patrick Bruel pour clouter à la place des posters Podium magazine les souvenirs folkloriques venus de Barcelone, une paire de castagnettes, un éventail Sagrada Familia déployé, un châle à franges brodé rouge et noir. Une Bailaora en plastique trônait sur mon lit. Fierté ultime, Lina m’avait imitée. Dans l’obscurité de la salle de cinéma, cette même séduction est en train d’opérer : alors qu’Antonio et Carmen se lancent des regards de braise avant de se jeter dans les bras l’un de l’autre, j’oublie Bell, Horst et les nudels au thon. À la fin de la projection, de retour dans les rues strasbourgeoises inondées de soleil, l’inquiétude m’a quittée. Je décide de m’offrir une nuit d’hôtel avec l’argent que, la veille de l’ex-grand départ, j’ai vidé de mon livret Caisse d’épargne. À la réception, l’employé me facture une nuitée sans poser de question. Je dépose mon sac dans la chambre au lit simple, prends une douche, noircis mes yeux de khôl et ressors dans la ville, bien résolue à flâner. À peine ai-je progressé au hasard que l’inquiétude me rattrape : où aller sans repères ? Le goût de l’aventure est fugace, je me dis en poussant la porte d’un restaurant de la chaîne Bistro romain, choisi pour la simple raison que j’y ai déjà mangé avec ma mère, place Wilson à Toulouse. Seule à une table, je commande une salade niçoise et, comme j’ai souvent vu Olga le faire, un quart de rosé.