Nous promettons de combattre 11

« EIN FREUNDLICHER ZIMMER » (suite)

Verlaine est arrivé ici l’autre jour, un chapelet aux pinces… Trois heures après on avait renié son dieu et fait saigner les 98 plaies de N.S. Il est resté deux jours et demi fort raisonnable et sur ma remonstration s’en est retourné à Paris, pour, de suite, aller finir d’étudier là-bas dans l’île.
Je n’ai plus qu’une semaine de Wagner et je regrette cette argent payant de la haine, tout ce temps foutu à rien. Le 15 j’aurai une Ein freundliches Zimmer n’importe où, et je fouaille la langue avec frénésie, tant et tant que j’aurai fini dans deux mois au plus.
Tout est assez inférieur ici, j’excèpe un : Riessling, dont j’en vite un ferre en vâce des godeaux qui l’onh fu naîdre, à ta santé imperbédueuse. Il soleille et gèle, c’est tannant.
(Après le 15, Poste restante Stuttgart.)
À toi.
Rimb.

Bouquin dans la main gauche, fourchette dans la droite, je relis pour la énième fois la correspondance de Rimbaud, parmi laquelle cette lettre de 1875 adressée à Delahaye avant son voyage vers l’Allemagne. Le serveur dépose une carafe d’eau sur la nappe épaisse. À la table voisine, un homme me regarde depuis un moment, un sourire amusé aux lèvres. Cheveux bouclés teint mat, une montre voyante au poignet. Au café, il se décide à entamer la conversation. Lui non plus n’est pas d’ici. « Pas touriste pour autant, non. » Professeur de mathématiques exilé de son Narbonne natal, muté en Alsace pour son premier poste. Le Sud lui manque, il se sent isolé à Strasbourg. « Un peu trop bronzé, je crois ! » résume-t-il en riant. Je raconte à mon tour d’où je viens, fabulant une propension à voyager seule, auto-stop sac à dos. « Tu es mineure ? — J’ai passé mon bac l’an dernier. » Il paraît soulagé. « Mes parents sont enseignants », je précise. « J’aime la littérature moi aussi, dit-il après avoir lorgné mon Rimbaud. Puis, ironique : « En « non-spécialiste » bien sûr ». Nous réglons chacun l’addition. « Tu ne connais pas le quartier de la Petite France ? » Bientôt nous déambulons côte à côte sur la Grande Île, parmi les canaux et les maisons à colombages, lui le Narbonnais alsacien malgré lui, moi l’aventurière déjà rapatriée. Il m’explique la dimension poétique que revêtent à ses yeux les mathématiques : parmi la multitude de symboles, on ne trouve de correspondances que par l’observation. « Mais pour ça, précise-t-il soudain sérieux, il faut savoir lâcher prise, sortir des protocoles, chercher à voir ce qui n’est pas visible. Ce que faisait ton Rimbaud, non ? » Quand il me raccompagne à l’hôtel, il n’est pas encore minuit. Nous échangeons nos numéros de téléphone sur des morceaux de papier. « On se croisera peut-être cet été ? Fais signe si tu passes à Narbonne, je peux t’héberger », et il disparaît.
Le lendemain, je quitte Strasbourg à pied, longeant dès la sortie de la ville de grands axes routiers. J’ai acheté chez un traiteur asiatique, en prévision, des gâteaux à la crème de coco. La clémence de la veille semble loin ; de nouveau, je ne sais pas du tout où aller. Un chauffeur poids lourds me prend en stop et accepte de me déposer à l’entrée de Colmar. Je marche encore longtemps, au hasard, tombant finalement sur la gare où une employée m’informe qu’aucun train ne circule plus. Décidée à passer la nuit dans le hall, je m’assoupis. « La gare va fermer, me réveille l’employée depuis son guichet, vous ne pouvez pas rester. » Le soir est tombé quand je quitte le bâtiment, circonvoluant au hasard, revenant sur mes pas, veillant à ne pas trop m’éloigner car la gare, a-t-elle précisé, ouvre ses portes à cinq heures. Tout à coup, l’impression qu’une voiture me suit. Je tourne dans une rue, la voiture aussi, tourne encore, la voiture derrière moi, anormalement lente. J’accélère le pas, prends plusieurs virages, une rue puis une autre avant de m’engouffrer dans une entrée d’immeuble. Derrière la porte vitrée, assise sur les marches en marbre qui mènent aux interphones, j’attends. Blottie contre un mur. Une lumière de phares passe, une deuxième, une troisième. Mon cœur bat. J’ai peur. Puis rien. Aucun bruit. Recroquevillée sur le sol froid, je ne fermerai pas l’œil de la nuit. Au petit matin, l’inconfort des heures dans l’obscurité a raison de mes velléités d’aventure. À l’ouverture de la gare, je suis la première au guichet. Un train pour Toulouse part justement dans quelques minutes, je dormirai en chemin.
En gare de Matabiau, l’appréhension me prend à l’idée de revoir ma mère. Je l’ai appelée depuis Strasbourg pour la prévenir que je partais sur les routes. Son affolement m’a fait lui raccrocher au nez. Au milieu de la rue Bayard, j’accélère le pas : pourquoi redouter après tout, je la connais, elle va être folle de joie. Rue Caffarelli, rue Bachelier. Je m’imagine déjà raconter mes déboires — rue Maury — Horst, l’Allemagne, les nudels. Rue Riquet qui n’en finit pas. Pour la nuit à Colmar, je ne dirai rien. J’ai hâte de prendre un bain, qu’on aille manger le long des allées Jean-Jaurès, en terrasse, comme on le fait parfois. Rue Bida. Olga ouvre la porte en peignoir, bouche bée yeux éteints, ensuquée par les médicaments. Son visage s’éclaire à ma vue – « Je suis tellement soulagée que tu sois là » — elle veut me prendre dans ses bras mais mon corps se raidit. Sa voix, pâteuse. Regard noir, le mien. « Ce n’est rien, j’ai juste augmenté la dose des anxiolytiques. » Rien n’a changé. Les larmes me montent aux yeux tandis que je réponds d’un ton dur : « Je ne compte pas rester longtemps, tu sais. »

La dépression se soigne, mais je ne le sais pas, ni ce dont elle souffre. Est-ce moi qui refuse de comprendre ?
Quand elle repart, assez vite, en clinique psychiatrique, je ne voudrai pas savoir.
Aucun mot.
L’abandon, même, n’est pas dit. Abandon ? Je suis juste en colère contre quelqu’un qui n’est pas là.
Même pas mal.
Voilà.

Et je me réfugie dans l’appartement de Marie près du Couvent des Jacobins. Cuisiner une moussaka, un gâteau à l’orange, repeindre en rose pâle la toile de verre des murs, sortir le chien, un cavalier King Charles — Marie me prend le bras alors, m’appelle sa fille — tout en parlant : douceur de la transmission lorsqu’elle est possible. Je lui corrige un paquet de copies, elle m’initie au fusain, je fais réviser son fils, elle m’offre un chevalet ou des tubes de peinture à l’huile. Quand je passe prendre des affaires chez ma mère, il n’y a rien. Le bruit des voitures dans la rue, la gravure grise de l’entrée. Personne. Le yuca en pot survit.

On croit que rien n’arrive, mais rien est rarement de ce bois-là.

À l’automne, tout a bougé, j’habite un T1bis près d’Esquirol et j’ai repris le théâtre, un metteur en scène ayant pensé à moi pour sa prochaine création, l’adaptation par Camus des Démons de Dostoïevski, dont j’ai lu les deux tomes d’une traite, il y a peu, loin de soupçonner que j’entrerais bientôt dans le roman, pour de vrai, en incarnant l’un des personnages. Incroyable ! Dostoïevski déboule de l’au-delà main tendue… On m’a confié le rôle de Dacha, la jeune orpheline amoureuse de Stavroguine, le héros tourmenté — ce que je suis pas mal également : à force de couper mes cheveux, la peau de mon crâne apparaît par endroits et un coiffeur de la rue Croix-Baragnon, rebutée par ma tête pelée, finit par la raser à sec. Le metteur en scène valide la proposition, Dacha gardera l’apparence de Sinead O’Connor. Il me prête d’ailleurs une drôle d’importance, amusé quoi que je dise, quoi que je fasse. Pour mon personnage, il a choisi un costume de collégienne — jupe courte, chaussettes blanches, chaussures plates — qui me déplaît, je dois même enfiler sur mon collant une culotte Petit Bateau fournie par la costumière. Histoire d’accentuer la référence à Lolita de Nabokov ? Pour qu’on ne voie pas mes fesses quand mon personnage se fait mettre à terre brutalement par le comédien qui joue Stavroguine, dans un mouvement chorégraphique pompé sur Pina Bausch ? Rien à voir avec le roman de Dostoïevski, mais l’effet saisit — tant pis pour mon coccyx.
Costume de gamine crâne rasé.
L’une des comédiennes exprime son malaise, je ne comprends pas trop, crois avoir déjoué la gêne que ce costume me fait vivre. Au fil des répétitions, le metteur en scène impose ma présence, muette, dans pas mal de scènes et, donc, à presque toutes les répétitions. Il m’a confié le monologue qui clôt le spectacle, sollicite mon avis.
J’ai appris qu’il avait un fils de mon âge.
Lui, quarante-cinq ans.
Instinctivement, je fais en sorte de ne pas me retrouver seule face à lui, surveille mes gestes, reste sur mes gardes même si son attention me trouble, il n’est jamais blessant avec moi comme avec les autres. Protecteur, je dirais.
Au même moment, je m’impose une liste de contraintes censées m’endurcir. Lire a minima deux livres par semaine, me nourrir principalement de café, de pain aux noix et de fromage blanc, dormir peu… Une discipline à même d’éloigner mes craintes ? Mécaniser les journées, ne pas mollir. Dans le même esprit, le T1bis loué au début des répétitions doit rester sans confort. Un clic-clac, une table et deux chaises. Mais cela ne suffit pas à pallier le cafard qui me tombe dessus régulièrement. Du haut de mes dix-sept ans, je manque clairement de repères, de liens, de soutien. Un dimanche de novembre, plus esseulée qu’à l’ordinaire, je pars à la SPA de Toulouse adopter un chiot, sans avoir aucune idée de comment l’éduquer. Luka — la boule de poils qu’on s’empresse de me confier — se métamorphose au fil des semaines en un molosse de près de quarante kilos. Incontrôlable sans laisse comme avec, je ne parviens pas à lui transmettre la moindre règle et dois l’enfermer dans l’appartement avant de partir répéter. Le chien ne cesse d’aboyer, poussant mes voisins à signifier leur exaspération par des mots que je découvre en rentrant, glissés sous le paillasson. Le mini frigo dont j’ai consolidé la fermeture par des bandes adhésives, est systématiquement ouvert, et pillé. Luka dévore tout, nourriture bien sûr, mais aussi papiers, garniture de coussin, chaussettes oubliées sur le sol. Un soir, je prends peur : l’animal montre les crocs à peine je fais mine d’approcher du clic-clac où il s’est installé. Non sans mal je le ramène à la SPA où son origine, restée vague lors de l’adoption, m’est révélée : Luka est un Rottweiler croisé. Le pauvre sera abandonné de nouveau. L’enfer est pavé de bonnes intentions — une leçon que je ne suis pas en mesure de tirer quand, au retour, plus soulagée que désolée, un Je ne voulais pas en arriver là tourne quand même dans ma tête.
La petite troupe formée au fil des répétions me prend heureusement sous son aile. Je suis la plus jeune de la distribution, la plus fauchée aussi. On m’offre volontiers des coups à boire, une assiette de frites. Quand les représentations des Démons commencent, les dîners s’enchaînent jusque tard dans la nuit, au bar qui jouxte le théâtre ou à L’Étincelle, près de la gare Matabiau, un restaurant ouvert 24h sur 24 connu des noctambules. Au milieu des bières et des verres de vin rouge, la soirée est passée au crible — frayeur en coulisse, oubli de réplique, fou rire réprimé — entrecoupée d’anecdotes d’autres spectacles, forcément dingues, désopilantes. L’attention se dispute dans une ambiance bon enfant, les souvenirs flamboient. Vers minuit, quand les plats arrivent, quelqu’un commande une énième bouteille et deux trois heures plus tard — je n’ai aucune envie de rentrer, m’accroche aux bras présents — il y a toujours quelqu’un pour me raccompagner au pied de mon immeuble. Malgré cette sollicitude toute parentale, ou peut-être justement à cause de celle-ci, je me sens aimantée par une spirale d’alcool dont les effets, au matin, mettent du temps à se dissiper. Je me promets de rentrer tôt. En vain. Pas un seul soir — costume suspendu, lumière de loge éteinte — je n’y suis parvenue. À cela s’ajoute l’attitude toujours désarmante du metteur en scène. Lors de la petite fête organisée pour mes dix-huit ans, alors que je découvre les vœux d’anniversaire signés au dos d’une affiche, le sien me fait sourire : « Enfin majeure, on va pouvoir passer aux choses sérieuses ! » Il me trouve donc vraiment du talent ?
Les relations avec ma mère se sont peu à peu adoucies.
Après sa dernière hospitalisation, Olga a été mutée à Tarbes dans les Hautes-Pyrénées pour un mi-temps thérapeutique. Je vais parfois la voir durant les deux jours de relâche, dans l’appartement qu’elle a loué en périphérie, au carrefour de plusieurs routes nationales, un trois pièces sans charme véritable trouvé dans la précipitation de la mutation.
Tarbes, berceau pyrénéen du Maréchal Foch, escale du tour de France.
Spécialités béarnaises : garbure et gâteau à la broche.
La ville abrite des régiments de parachutistes qu’on croise parfois dans les rues du centre, échappés de leur caserne, uniforme et bardas. Après Vichy, ma mère a le chic pour tomber sur des villes qui ne l’emballent pas, elle qui n’aime ni la montagne ni le tour de France. Mais elle s’accroche, à la veille de ses cinquante ans, au fait d’aller enfin mieux. Grâce à la reprise du travail de l’une comme de l’autre, nous nous réjouissons de remonter la pente et, ce jour-là, je suis venue l’aider à vider ses derniers cartons. Depuis un moment, je passe d’un souvenir à l’autre, déballant d’anciens carnets de correspondance, ma collection de fiches dessert que j’entourais d’un élastique au temps des rêves de chaumière ou encore plusieurs pochettes de mots griffonnés s’excusant d’un retard, d’un emportement. Trésors minuscules sauvegardés. « Et ça, c’est quoi ? » Je viens de piocher dans un bac en plastique deux cahiers orange à spirales noircis d’une écriture que je ne reconnais pas.
— Les mémoires d’Adeline.
— Tu veux dire… mamie ?
— Oui.
— Mamie a écrit ses mémoires ? Je ne savais pas…
— Elle a toujours beaucoup écrit. Claude a gardé ses romans et ses pièces de théâtre. J’ai préféré le journal. »
Ma mère ne m’en a jamais parlé. Je découvre du même coup que ces mémoires lui sont dédiées ainsi qu’à mon oncle et sa femme — et à nous, ses quatre petits-enfants. « S’ils veulent me lire », a précisé ma grand-mère à l’encre noire, en bas à droite de la page de garde. Un peu plus haut souligné à la règle, un titre se détache : C’était le mois d’août 1971.