PRENDRE LES ARMES
4 août 1971
La cloche sonne… Toutes s’avancen vers la maison. Une malade me fait signe. Elle est une compagne de table. Nous sommes quatre a chaque table. Le sujet de midi, ça a été, le plus, la qualité du repas. Ce sera toujours ainsi ? Je ne le souhaite pas. J’espère qu’elles auront d’autres « trésors » de conversation. Moi je trouve que j’ai bien mangé. Et… s’asseoir, etre servie, c’est la gloire. J’espère qu’elles ne seront pas penibles a raconter son « cas » de maladie. Dans ces établissements, on s’honore d’être plus malade que les autres. Et moi, quel effet je leur ai fait ? Il y en a une qu’elle m’a dit que derrière mes lunettes foncées, on voyait pas ce que je pouvais penser. Sûr que je lui déplais ! Ca arrive…
Ma grand-mère, je la retrouve dès les premières phrases à sa façon d’observer les choses avec ironie. L’écriture est fine, ornée de majuscules déliées comme des arabesques, tracées par sa main vigoureuse — je l’ai souvent vue tourner des pages, battre des œufs, faire du crochet.
Ses mémoires prennent la forme d’un journal de convalescence, rédigé entre le 4 août et le 8 septembre.
Depuis son opération à cœur ouvert, Adeline part chaque année se reposer au Blancat, un établissement de la banlieue de Pau. Elle y reçoit la visite régulière de Joan, un ami de jeunesse grandi comme elle à Rubí, installé dans le Béarn. Plusieurs jalons les relient, de leur condition ouvrière à la lutte républicaine, jusqu’à l’exil en France. Trajectoire commune et, pour Joan, un amour que le temps n’a pas amoindri, rendu même plus ardent par la nostalgie. Tandis que la plupart des patients font la sieste ou regardent la télévision, ils vont s’asseoir sur un banc ombragé pour parler du passé, Adeline surtout qui, depuis toujours, a le don de raconter. Face aux allées du parc où cheminent quelques rares malades en promenade, elle revient sur les événements qui ont mené à la guerre civile puis, de retour dans sa chambre, entreprend de retranscrire leur conversation. Les souvenirs remontent alors à la surface pour éclore les uns à la suite des autres.
L’application manuscrite d’Adeline tranche avec sa langue où le catalan se devine en palimpseste, qu’il s’agisse de la découverte précoce de l’anarquisme ou de la guerre, longue de trois anys. Sans parler des fautes de syntaxe et d’orthographe qui, étonnamment, ne gênent pas trop la compréhension. D’entre les lignes jaillissent parfois des mots non traduits, la plupart noms de lieux ou de partis politiques. L’histoire de cette femme qui a marqué les mémoires commence à Xerta, au Sud de la Catalogne, un village pauvre de la province de Tarragona. Les gens y vivent près de l’Èbre, à la merci du climat — des champs d’olives, une fabrique de turróns et la pêche, quelques semaines par an, qui améliore l’ordinaire.
L’école ? Est-ce qu’une fille en avait besoin ? C’était déjà un luxe pour un garçon. Quelques familles pauvres arrivaient avec tous les efforts possibles et imaginables à envoyé les fils après le ramassage des olives. Et quelle gloire et ostentation s’ils en sortaient avec de l’instruction qui se résumait a savoir lire et écrire (ne vous efforcez pas de savoir a combien de fautes d’orthographes et autant plus de sintaxe). Savoir les quatre opérations c’était déjà un prodige. Diviser par deux chiffres une apoteose. Les nombres décimaux étaient reservés aux gens de carrière comme l’algebre, la regle de trois etc. etc.
Les Martí tirent leurs revenus d’une petite exploitation d’oliviers. Adeline a deux frères aînés, Jaume et Martin, trois sœurs, Mercedes, Dolores et Teresina. En tant que cinquième, elle a échappé au statut de petite dernière tout en profitant de l’expérience des grands. Les six sont élevés à la dure par une mère inflexible.
Si on s’écoute, disait ma mère, notre machine a toujours des défaillances. Ma mère ! Elle m’est restée toujours suspendue entre hypothèses et suppositions. Elle se passait des tendresses et n’en prodiguait pas non plus. Les enfants qui étaient destinés à l’avoir pour mère, sans les désirer, probablement, furent toujours un poids. Seule exception, l’aîné, Jaume. C’était la loi du phalocratisme.
À peine arrivée à hauteur de l’évier, la mère s’est fait embaucher comme bonne à tout faire chez un notaire. C’était les gros travaux. Agenouillée par terre, et je te frotte les briques rouges avec de l’eau chloridrique… Heureusement, le mariage la sauve du statut de domestique — on saute le feu pour tomber sur des braises, mais du moins on est maîtresse chez soi, cingle Adeline. La vie des Martí change au début des années 20 grâce à Pepe, l’oncle paternel, qui a épousé une rubinenca, autrement dit une fille de Rubí, une petite ville située à l’ouest de Barcelone, en plein essor industriel. La belle-famille possède un atelier-boutique d’espadrilles et l’oncle occupe désormais une bonne situation. Le père d’Adeline voit là l’occasion de s’enrichir, aussi les Martí débarquent-ils un matin avec charrette, malles et matelas ficelés. La réception sera glaciale, la rubinenca battant froid ces paysans surgis sans égards qui fuient la campagne pour l’eldorado des usines.
Fait rare pour l’époque, Rubí dispose d’une école moderne construite selon les idées d’un mécène progressiste pour qui chaque enfant doit recevoir une instruction. L’homme a vu les choses en grand : un vaste hall, des classes bien meublées, une salle de musique et un parc aménagé. Il y a même, luxe inouï, le chauffage central. C’était inconnu pour nous, nous en pleurions le plaisir en arrivant a nos maisons pleines de courant d’air où avec nos cheminées et nos braseros nous nous broulions devant et gelions par derrière. L’établissement est gratuit, une aubaine pour les enfants d’ouvriers, même s’ils usent leur uniforme jusqu’à la corde et ne peuvent acheter l’ensemble des manuels, contrairement aux fils de bourgeois.
Et nous y sommes a notre lutte de classes. Les enfants de commerçants o des gens aises ne faisait pas des histoires ni des difficultés pour acheter livres, cahiers, crayons en couleur etc. Mais ma mère et, d’autres mères, c’était leur arracher une côte que de leur demander de l’argent ! Et, encore l’école était démocratique, ben oui, mais qui est-ce qui portaient des cadeaux aux maitres ? Qui portait toujours les uniformes en bon état ?… Ces privilèges se convertissait aux yeux de nos enseignants d’être plus patients, de considerer mieux les riches, de nous faire sentir qu’ils étaient… et oui, plus intelligents.
Les enfants d’ouvriers sont aussi sortis de l’école à douze ou treize ans pour travailler à l’usine, malgré l’absence de cadre légal. À chaque visite de l’inspecteur, les plus jeunes doivent se cacher derrière les piles de coton.
Il faut connaître une usine de tissage. Le tonnerre de bruit que cela fait, les machines avec le ZAS continu des courroies, le coup brusque du garrot qui pousse la navette, le CATROC-CATROC de l’arbre et le ZAP ZAP des peignes.
J’avais trois handicaps : la position debout pendant neuf dix heures m’étais très penible. Comme les autres se plaignaient aussi de la fatigue et personne m’avait examiné les pieds je n’ai su que beaucoup plus tard que j’avais les pieds plats. 2 – Vers la soirée, surtout avec les lumières mes yeux me piquaient, je voyais difficilement les trous des peignes. La medecine préventive n’existant pas, il a fallut longtemps a mes parents d’accepter d’aller voir un ophtalmo… Resultat j’étais strabique. 3 – Mon cœur par moments palpitait vite, vite. Je devenais pâle. Je maigrissais. C’est la croissance, la venue des regles, deduisaient ma mère et mon père. Aller chez le docteur coutait de l’argent, en plus que ceux-là ils ont et avaient la manie de faire passer chez le pharmacien.
Mercedes, la sœur aînée, prend un jour à sa charge d’amener Adeline chez un médecin, lequel diagnostique une maladie cardiaque due à des rhumatismes articulaires non soignés. L’adolescente doit se ménager, préconise-t-il, éviter tous efforts inutiles.
Ma sœur, doctoral, repete les mots du medecin a ma mère. Elle était en train d’effiler les haricots vers. Elle les casse plus vite, d’un crac nerveux. Quelles sont ses inquietudes. Elle reste un instant sans rien dire. Enfin elle va s’alarmer, devenir maternelle, elle aura un mot tendre ?
« Bon ! Il faudra voir ce que tu ne dois pas faire pour ne pas te fatiguer. Tout d’abord, néanmoins, aller faire des marches et ascensions de montagnes n’y pense plus, c’est fini. »
C’était clair pour elle, pour le travail nous verrions. Pour les excursions le veto net et clair. Alors j’ai décidé de ne pas me plaindre au travail, de supporter mon cœur et d’entrer en relation avec lui par une espèce de contrat d’entente.
Nous sommes au printemps 1931. La gauche espagnole vient de remporter les élections municipales et le roi Alphonse XIII a préféré s’exiler. Manuel Azaña, le chef de l’opposition républicaine, doit annoncer d’une minute à l’autre depuis Madrid la création de la Seconde République d’Espagne.
Bien sur les luttes contre l’esclavage, l’exploitation ouvrière, les luttes sociales, nous en entendions parlé. Qui plus, qui moins on retenait des épisodes, des racontars. Toute autre chose c’était commencer a vivre dans son entourage une certaine tension. Les journaux qu’on se passe de main en main… de l’empressement de quelques hommes pour souper et aller au café a la recherche des nouvelles, a l’écoute de quelque orateur de fortune qui en sait un peu plus long sur les événements et les résultats de je ne sais quelles elecions.
À Barcelone aussi, le moment est solennel : Francesc Macià qui dirige la Esquerra Republicana de Catalunya décide de précéder d’une heure le discours d’Azaña pour proclamer la République catalane comme état intégré à la fédération ibérique.
Et voilà qu’en fin d’une après midi tout s’agite. On entend courir, s’appeller, crier : L’avènement de la Republique ! Nous avons la Republique ! Les gens se passent les mots, s’appellent dans les cours. Se changent en vitesse leurs habits. Se mettent propres et sortent dans la rue. Une consigne, se trouver tous à la place de la Mairie. C’est comme des torrents. Des gens qui débouchent par les ruelles, par les rues, gagnent la grande avenue. C’est une fourmilière qui rempli cette place, les yeux tous leves vers le balcon de « l’Alcadia » […] La République, c’était la porte ouverte aux transformations, le droit du peuple a la parole et aux décisions. Ces mots nous produisaient un impact inefacable. Nous donnaient une valeur, un droit a la participation de nos droits et de nos devoirs. On sentait que quelcom de sublime se passait. Dans ce cri unanime de Vive la République fermentait un grand espoir collectif, prometeur. C’était impressionnant, magnanime, incomparable. Les levres tremblaient.
Adeline a treize ans.
Il me semble qu’à partir de ce moment, écrit-elle, je laissais d’être enfant.
Sous la pression de Madrid, Macià échange finalement le projet de république catalane contre un pouvoir politique indépendant, la Generalitat, et un statut d’autonomie. L’heure est au progrès social. Le secteur économique, les institutions culturelles sont les priorités. À mesure que la Catalogne poursuit son évolution, la conscience politique d’Adeline s’aiguise. Grâce à ses frères, Jaume, bientôt élu conseiller municipal, et Martin, fervent militant communiste, les livres sont depuis longtemps entrés dans la maison. On lit Kropotkine, Tolstoï, Elisée Reclus, mais aussi Blasco Ibañez, Zola, Dostoïevski, Machado, tous recensés par La Revista blanca, une revue libertaire éditée à Barcelone qui diffuse la pensée anarchiste.
J’avais le goût de la lecture. Ca aide… Ma mère ne voulait pas qu’on lise au lit. Economie de lumière et parce qu’on devait être en forme pour travailler. Qu’à cela ne tienne : nous mettions du linge au-dessous de la porte, au trou de la serrure. Et surtout, cacher nos livres. Je l’ai déjà dit : Kropotkine, Bakunine, Nietszche, Tolstoï étaient nos apôtres. Mais… on ne les comprenait pas toujours, peu préparés a la philosophie, a la dialectique. Je me rappelle « Les ruines de Palmyre », « La montagne magique ».
La vie se met à changer.
On décroche les portraits de roi dans les écoles, l’enseignement biblique fait place à la géologie. Les jeunes gens troquent bals et cinéma contre des excursions en montagne durant lesquelles, l’espoir naissant, on improvise des débats sur le syndicalisme, l’obscurantisme religieux, la liberté. Le mot d’ordre est s’instruire, chercher coûte que coûte à s’élever.
L’élan sera vite freiné.
Aux élections de 1933, le centre-droit triomphe, provoquant grèves et mouvements insurrectionnels à Madrid, Valence, Cadix… En octobre 1934, tandis que la révolution ouvrière des Asturies s’achève sous une répression sanglante, un immense cortège défile à Barcelone, de La Rambla à la place Sant Jaume. La foule implore Lluís Companys, successeur de Macià à la Generalitat, de proclamer l’État catalan. La tentative échoue. L’État catalan de la république fédérale d’Espagne n’aura duré que quelques heures. Les membres du gouvernement sont arrêtés, Companys lui-même condamné à trente ans de réclusion.
De 1934 à 1935, durant il bienio negre (les années noires), la gauche se remet en mouvement et sort de la clandestinité. Au sein des usines, les syndicats interviennent de plus en plus et les relations se tendent avec le patronat. Dans celle qui emploie Adeline, une grève vient justement d’être approuvée. Sermonnées par le patron, la plupart des employées craignent de s’interrompre, c’est alors qu’Adeline, dix-sept ans, prend la parole :
– Comment ? – je me sens quelqu’un – est-ce que vous n’êtes pas nombreuses a vous plaindre des conditions de travail ? Et maintenant vous reviendrez en arrière ? » J’avais fait sensation. Des acclamations, des cris. J’allais le payer. Le patron pour la moindre chose, pour le plus petit défaut dans les pièces tissées, m’appellait. C’était assez vexant davant tout le monde de l’arrière bureau, pièce ou on révisait avant l’expedition. Il m’annonçait que la prochaine fois je serais mise a la porte. Ainsi il en fut. Des larmes de rage. Il se debarrassait d’une future delegué sindical. Ma mère ne le voyait pas de cet œil. J’avais qu’à bien travaillé, c’était l’orgueil qu’on devait toujours avoir.
À la suite de son renvoi, Adeline part tenter sa chance à Terrassa, autre ville industrielle de la banlieue de Barcelone où sa sœur Mercedes, mariée depuis peu, accepte de l’héberger. C’est là qu’elle fait la connaissance de Claudí, mon futur grand-père. Vingt-cinq ans, bon joueur de foot, élégant, observateur. Il cultivait le mystère pour cacher son ignorance, résumera plus tard Adeline.
En février 1936, les élections voient la victoire éclatante du Frente Popular, en Espagne comme en Catalogne. Tout juste libéré de prison, Lluís Companys reprend la présidence et fait avancer le programme de la gauche.
Ce n’était trop pour nos militaires, pour la droite, pour le clergé. On sentait venir la menace. Le gouvernement pris dans ses contradictions ne voulait accepter l’offre de vigilance des organisations. La CNT anarchisante lui faisait peur aussi… Et… cela éclata. Le 18 juillet des généraux organisés donnerent le coup. La subversion declarée avec toute son ampleur. A ce moment-la le gouvernement dut accepter d’être aidé par le peuple qui, dans les premiers jours les arreta a Catalogne, a Madrid, aux provinces basques… Combien des morts, combien de misère, de drames a partir de ce moment !
Comme beaucoup, Adeline s’est ruée dans les bureaux de la CNT pour rejoindre les rangs des miliciennes et combattre l’armée franquiste. Elle vient tout juste d’avoir dix-huit ans.