Nous promettons de combattre 13

PRENDRE LES ARMES (suite)

Ce soir-là, je m’arrête aux trois-quarts du premier cahier et glisse dans le sommeil, transportée par ce que je viens de lire. L’histoire de la Catalogne, de la guerre civile, étroitement liée à ma grand-mère, je ne l’ai jamais étudiée. La révolution — on sentait que quelcom de sublime se passait — s’incarne soudain dans une figure familière que je peux investir puisqu’en partie — ô Narcisse blessé — elle me constitue. Engagement politique, puissance de la lutte, ses mémoires sont aux antipodes de la vision défaitiste que j’associe depuis longtemps à ma mère. Pourquoi a-t-elle tenu les cahiers secrets ? Ils sont le point de fuite qui donne une perspective à nos existences, mesure-t-elle leur valeur ? Adeline, c’était quelqu’un. Mon père disait juste. Savoir qu’elle a combattu est une chose, lire sa parole, une parole qu’elle adresse est tout autre, impossible d’en rester là. Le lendemain, je parcours la suite à la hâte sans réussir à tout déchiffrer, le sens m’échappe peu importe, c’est l’émotion qui domine, quand bien même les faits remonteraient à plus de soixante ans. Lointains mais intacts, une preuve de leur retentissement. Et ceci, qui m’interpelle : au moment où Adeline rédige ses mémoires, elle n’est jamais revenue en Catalogne, le retour n’aura lieu qu’en 1975, après la mort de Franco. Le pays qu’elle décrit est donc celui de sa jeunesse, celui des luttes ouvrières des années 30 pour les droits sociaux, syndicaux, pour l’émancipation des femmes, celui de l’autonomie et de l’espoir libertaire arrêtés en plein vol. Or cette Catalogne dévoilée par d’incessants retours en arrière occupe les trois-quarts du récit, comme si le temps depuis s’était arrêté, qu’il n’était qu’une conséquence, étirée sur des décennies, des événements ayant mené à la guerre civile. Le passé prend toute la place. Avalanche de faits, de dates, de noms, échec de l’Èbre, trahison de l’Europe, Blum et son pacte de non-intervention, traversée de la frontière pyrénéenne jusqu’à Bagnères-de-Bigorre, la première commune française où la très jeune femme, après des jours sous les bombardements, sera parquée dans un camp de réfugiés. Légataire comme tant d’autres de la grande commotion.
« C’est exactement ça, conclut Olga sèchement. Ma mère vivait dans le passé ».
Sa naissance à elle en juin 1945 n’apparaît d’ailleurs que brièvement — presque un détail — dans l’épopée d’Adeline :

Olga est née. Oyez oyez ! La guerre se termine. A quoi bon discuter les choses d’ici ? Bientôt nous reviendrons chez nous. Franco suivra dans la débâcle des régimes fascistes. Nous avons un joli bébé…

Ma mère a l’air contrarié, oui, mais je ne m’attarde pas, tout à ce qui me préoccupe — comment préserver le récit ? Sur plusieurs pages, l’humidité a brouillé des bouts de phrase ; sur d’autres, l’encre noire a déteint. Le risque d’effacement est réel. Je suggère que nous transcrivions le contenu à la main et pars en quête de feuilles A4. J’ai déjà en tête « d’arranger » par ce biais la langue de ma grand-mère. C’était le mois d’août 1971 pourrait être un livre, un vrai, écrit en bon français. Cela se pressent dans la composition rigoureuse du texte qui alterne passé et présent, dialogues et narration. Adeline a beaucoup lu et la cohérence de l’ensemble, indéniable, m’impressionne. Ma mère s’avère sceptique : « Il y a des catalanismes à toutes les pages.
—  On va les corriger !
—  Et son style a un côté fleur bleue, tu ne trouves pas ?
—  Au moment des faits, elle avait dix-huit ans.
—  Elle en a plus de cinquante quand elle écrit…
—  Comme toi aujourd’hui.
—  Et cette façon qu’elle a de se mettre toujours en avant…
—  C’est difficile d’écrire. Essaie, tu verras ! »
Comme à chacun de mes coups de griffe, Olga ne répond pas, esquivant mes réactions abruptes, les reproches qu’encore je dégaine dès qu’elle me contredit. Ce soir-là, ça ne rate pas : déçue par son manque d’enthousiasme, je décide de sauver sans son aide les archives familiales et j’emporte avec moi, dans le train qui me ramène à Toulouse, les cahiers orange.

Durant les jours qui suivent, je me mets à ma tâche de copiste. L’idée de restaurer une parole, de bâtir un livre continue de m’emballer. Au départ, je me contente de redresser les accents, d’accorder les verbes aux sujets, de faire concorder les temps. Le récit doit pouvoir se lire aisément, et je redouble de minutie, reprenant le tracé précis qu’on acquiert au cours préparatoire — anses aux [p], voile aux [l]. Au fur et à mesure, je taille les paragraphes, norme la ponctuation, supprime les passés simples que je juge trop dix-neuvième ainsi que les expressions inconnues, incompréhensibles, que je range sans hésiter sous l’étiquette « catalanismes » — tout ce qui sonne bizarre. Prise au jeu de ces effets de gommage, j’apporte bientôt des nuances, une interprétation, substituant un mot à un autre. En modelant une mémoire qui n’est pas la mienne, j’ai même le sentiment d’écrire à mon tour, de cartographier mon propre territoire. D’une pierre, deux coups. Ma retranscription avance vite. Je tiens là une revanche qui n’a pas grand-chose à voir avec ma grand-mère, mais plus avec mon complexe de bonne élève. La maîtrise du français a toujours été un atout, qu’il s’agisse d’inventer, sous le préau du collège, les paroles d’éphémères groupes de musique ou de rédiger le courrier du cœur des copines, de décrocher la fonction honorifique de déléguée de classe ou de forcer l’estime des grandes gueules dont je corrigeais les rédactions et que je laissais copier sur moi, en dictée, par-dessus mon épaule. Un savoir-faire à ma portée.

Je m’en revint a l’usine et dans les semaines qui suivirent je me suis inscrite de des curs d’infermière. Le professeur, un étudiant en médecine qu’il avait du mal a finir ca carrière et qu’il continuait parce que son père déboursait, nous endormait presque avec ses leçons d’anatomie…

Adeline, renvoyée du front où les femmes sont devenues encombrantes, accepte d’apprendre à soigner les hommes. Infirmière à défaut de combattante. Et que je francise en :

Je suis donc revenue à l’usine et dans les semaines qui ont suivi, je me suis inscrite à des cours d’infirmière. Le professeur, un étudiant en médecine qui avait du mal à finir ses études mais qui continuait parce que son père le finançait, nous endormait avec ses leçons d’anatomie…

Ca ou rien je ne perdais pas mon temps.

Ça ou rien, au moins, je ne perdais pas mon temps.

En attendant je me rendais compte que mes pulsions avaient nettement un penchant par la pédagogie, la literature surtout. Parce que… comment expliquer cette irrésistible démangeaison d’écrire ? Je disais « mon journal » mais c’était pas vrai… J’inventais, j’imaginais. Ceux qui parlaient c’était d’autres qui passaient par moi, mais c’etait pas moi.

En attendant, je me rendais compte que j’avais vraiment un penchant pour la pédagogie, la littérature surtout. Parce que… Comment expliquer ce terrible besoin d’écrire ? Je disais « mon journal » mais ce n’était pas vrai… J’inventais, j’imaginais. Les personnages qui vivaient à travers moi parlaient, mais ce n’était pas moi qui parlais.

Qui est-ce qui ne doit pas avoir des fantasies ? me demandais-je.

Qui n’a pas ses fantaisies ? me rassurais-je.

Mais, pas sûrement le même penchant de les écrire, des passer des heures pour les graver noir sur blanc. J’avais l’assaut de mes aspirations et je ne trouvais mon repos qui je les avaient exprimées. Tout cela très confus, parce que j’avais la honte, ou la modestie, de ne pas être prise au sérieux, qu’on se moque de mes pretensions.

Mais sûrement pas ce goût de l’écriture, de passer ainsi des heures à graver des mots noir sur blanc. L’inspiration me prenait d’assaut et je n’avais de cesse que je n’aie exprimé ce qui me venait à l’esprit. Tout cela restait confus parce que je ressentais comme une fausse honte, la peur de ne pas être prise au sérieux et qu’on se moque de mes prétentions.

La honte que ma grand-mère trouve à écrire par peur qu’on se moque d’elle a rejailli sur moi, mais c’est une honte différente, celle de ses fautes, laquelle me fait effacer son récit.
Aux deux tiers du premier cahier, j’interromps finalement ma lancée.
Ma présomption me saute aux yeux. La version que j’ai tirée du journal est plate, comme blanchie, sa langue pareille à celle qu’on trouve dans certains livres mal traduits, que l’auteur soit chilien, turc ou japonais. Un français standard, appauvri. La matière de la réécriture est la même, j’en ai juste extrait le sel. Je n’ai pas rendu audible la voix d’Adeline, qui est aussi celle de mon enfance, je l’ai fait disparaître. « Mon » récit n’est plus qu’une idée : l’idée de la Catalogne, l’idée de la guerre d’Espagne, l’idée de ma grand-mère, et je sais déjà que je n’aurai aucun plaisir à relire mes A4 : le sens que j’ai voulu restaurer, à lui seul, dit bien moins que la langue — cette constatation frappe aussitôt ma démarche de nullité.

Cette déception coïncide avec une autre, la fin des représentations des Démons. Lors des dernières, affichant complet, les minutes d’applaudissements étaient si galvanisantes, un état de grâce, que l’arrêt de l’aventure me percute. Dégrisée brutalement, et triste : tout le monde a déjà un engagement ailleurs, on se dit à bientôt pour ne pas dire autre chose dans cette famille de théâtre qui, du jour au lendemain, perd sa raison d’être – les liens se desserreraient plus vite qu’ils ne se nouent ? Je n’ai rien anticipé. Seul le metteur en scène reste dans le paysage, je pourrais peut-être jouer dans sa prochaine création, Aye Carmela, une pièce catalane justement, dont l’action se déroule durant la guerre civile. Je lui ai en effet parlé des cahiers de ma grand-mère et même, rougissant, de mes aspirations (Rimbaud, etc.) qu’il a balayées d’un haussement d’épaules. Lis plutôt CélineGuignol’s band son préféré – ou Henry Miller. Je commence donc Sexus en m’identifiant, comme toujours, au narrateur, scènes de sexe comprises. Étrange dissonance cognitive, par le biais de la lecture mais sans phallus, que ces érections turgescentes devant des croupes féminines – est-ce un problème de traduction ? le mot croupe revient souvent. Sentiment d’incongruité là encore le jour où, de passage inopiné au T1bis, le metteur en scène soudain nu devant moi, me parle d’amour. L’érection en revanche ne viendra pas et je suis gênée pour lui quand, tandis qu’il se rhabille dans un mouvement de colère, le grotesque de la situation m’apparaît. Peine pour le gamin vexé – pour la gamine aucune.
Je me demande d’ailleurs avec sérieux, quelque temps, si cet amour est possible.
L’alternative, ou la fuite, émerge un matin de mars, frappée d’évidence : passer le baccalauréat ! Il est encore possible de viser la session de septembre en candidat libre. Si j’obtiens mon diplôme, je m’inscrirai en lettres à la faculté du Mirail. Ce désir d’étudier, je le dois aux mémoires d’Adeline, un levier salutaire, je veux faire honneur à cette grand-mère qui rêvait d’entrer à l’université, réparer une injustice en quelque sorte. L’abandon du lycée deux ans plus tôt était un caprice — la révolte facile d’une fille de profs. En claquant la porte de l’école républicaine, j’ai craché dans la soupe. Fini les cahiers bourrés de tournures poussives et de pensées tortueuses. Je n’ai rien à écrire : forcément, je n’ai rien vécu. Je dois rectifier le tir et, faute d’avoir de suite un propos, acquérir des techniques narratives. Aussitôt dit, aussitôt fait. Afin d’économiser l’argent gagné au théâtre, je décide de quitter mon studio de centre-ville pour une chambre de bonne vers le pont Saint-Pierre. Mobilisée par cette nouvelle idée fixe, bien plus accessible finalement que celle d’écrire, je mets les bouchées doubles, résumant sur des feuilles Bristol l’ensemble du programme de terminale 1994/1995, de Hamlet au Cahier d’un retour au pays natal, en passant par les déclinaisons allemandes et anglaises, les deux guerres mondiales, les cartes de géographie… Dans l’espoir de gagner des points et sans doute aussi pour me rapprocher un peu plus d’une grand-mère érigée en modèle, j’ai pris catalan en option. Ma mère me soutient, soulagée de me voir sur le chemin de la rescolarisation. Elle m’achète des annales, s’enquiert des progressions. Durant l’été, j’appelle Johanna en renfort, laquelle accepte de me faire avaler au pas de course les principales notions de philosophie, du mythe de la caverne à l’esthétique chez Kant. Pour l’heure, nous sommes à la veille de la première épreuve. Assise dans l’herbe de la Prairie des filtres face à la Garonne qui miroite, je suis en train de stabiloter des synthèses d’Histoire. La lumière de fin de journée vient par intermittence m’éblouir.