Nous promettons de combattre 4

L’ÉCHEC DU PROGRAMME COMMUN

Du train, tout m’apparaît gris, des toits d’ardoises plates aux églises granit des villages traversés. En gare de Vichy, l’amie nous attend dans une brume de novembre. J’ai six ans — bientôt sept — et ma mémoire grave déjà des images précises : l’intérieur beige de la Renault bordeaux où flotte une odeur de tabac froid, ses loquets de fermeture pareils à des pions d’échiquier. Le profil de ma mère à l’avant, tournée vers la conductrice. Au feu rouge, sa main se pose sur celle de l’amie, laquelle ne desserre pas le pommeau du levier de vitesse.
Les semaines qui ont précédé, Olga les appellera toujours le chantage aux filles. Mon père a mené la négociation jusqu’au bout, malgré les cris, les pleurs, maison contre enfants, et une dernière relation sexuelle, forcée, « pour se dire au revoir ». Ma mère ne le poursuivra pas pour violences et, prix de sa liberté négociée, renoncera à la pension alimentaire. Cela, je le reconstruirai plus tard. Le changement de lumière à mesure que s’approche la campagne bourbonnaise, en revanche, je m’en souviens vraiment, la baisse de luminosité s’accompagnait d’un sentiment étrange, jamais ma mère n’avait paru si fébrile. Une enfant craintive qui braverait l’inconnu.
L’arrivée au Mayet-de-Montagne, oui, je m’en souviens bien.
L’amie a garé la voiture sur le parking du collège, à la place réservée au chef d’établissement. Elle marche maintenant devant nous, dans le soir, trousseau de clés à la main. Je n’en ai jamais vu d’aussi gros. Elle seule peut ouvrir toutes les portes, explique-t-elle en nous faisant visiter. La gardienne et l’intendant vivent là avec leur famille — elle vient de pointer l’un des bâtiments qui encadrent la cour de goudron. Un internat accueille également quelques dizaines d’élèves venus des communes voisines. Au premier étage du plus grand bâtiment, nous habiterons l’appartement de fonction que je connais déjà, une succession de pièces distribuées le long d’un couloir, avec papier peint à fleurs, placards aux portes coulissantes et moquette beige. L’appartement dans le collège, c’est drôle, ça fait comme une maison double. Dorénavant, j’aurai deux mères, deux sœurs. Lina m’embrasse en riant ce soir-là avant de m’entraîner vers sa chambre, surexcitée : mon lit a été fait à côté du sien. Quant à Johanna, elle dormira dans le bureau de l’amie, sur un canapé-lit. Je suis rassurée qu’elle soit là, j’avais peur qu’on nous sépare elle et moi.
Le premier jour d’école, ma mère m’accompagne pour me confier au maître. Je dois grimper sur l’estrade devant le tableau noir, mains moites ventre noué. Après une brève présentation aux CE1/CE2, le maître demande à ce qu’une place me soit attribuée. Seule à une table, Clara lève aussitôt la main.
Dès lors, dans la maison double, les journées se superposent à celles de l’internat : brouhaha des élèves, le matin, qui traversent la cour jusqu’au réfectoire situé quelque part sous mes pieds. Bruits de couverts métalliques, de freins de chariots et de chaises qu’on tire. Sonnerie vrombissant à heures fixes. Pour partir à l’école primaire située en plein cœur du village, il nous faut franchir le portail dans le sens inverse des externes qui, peu à peu, envahissent la cour. Madame le Principal, ma belle-mère donc, est en train de blâmer ceux qui traînent encore devant l’enceinte. Je l’évite. Elle a exigé qu’on ne lui témoigne en public aucune familiarité.
Johanna, Lina et moi prenons un raccourci par un chemin de campagne bordé de barbelés distendus, nos bas de pantalon trempés par la rosée. Aux premiers matins de décembre, la neige craque sous les semelles. « Regarde Lina, ça tient ! » Je viens de saisir sa main, elle m’entraîne en arrière, sur le dos, bras et jambes grand ouverts, amorties par sa densité.
Lina.
Aussi brune que sa mère.
Notre venue au Mayet l’a métamorphosée, la fillette solitaire ne l’est plus, ensemble tout est prétexte à jouer. On fait la course pour les devoirs, ranger la chambre, s’habiller… C’est à celle qui boira le plus de carafes d’eau d’affilée, gardera les yeux fermés devant un épisode entier des Mystérieuses cités d’or, à celle qui osera demander aux mères — c’est leur nom — un rab de télé ou de dessert. « Cap ou pas cap ? », Lina qu’à défier pour que je m’exécute, hors de question d’être la petite. Nous partageons nos jouets, bains, vêtements, même si j’ai l’air boudiné dans les siens — délaissant ma sœur, « la grande » que nos gamineries, soupire-t-elle, ennuient.
La vie se modifie.
Plus de réunions enfumées, ni de grands-parents le dimanche, ni de bœufs, ni d’hommes. Sur la platine 33 tours, Jeanne Moreau et Barbara ont remplacé Coltrane. Je ne répète plus mes gammes sur le quart de queue laqué mais sur un piano droit de location niché dans le couloir, près du placard encastré. Toutes les fenêtres de l’appartement de fonction ont vue sur le collège, tantôt sur le bitume qui s’étend loin devant, mer de goudron infinie, tantôt sur les cuisines desquelles montent des filets de vapeur. Les soirs de semaine, nous descendons au réfectoire chercher les plateaux-repas. Les femmes de service plongent d’abord leur louche dans la soupière puis raclent à la palette les bacs métalliques remplis de viande ou de poisson en sauce. Surveillants et internes, déjà attablés, nous regardent passer mais Lina avance sans les saluer. En remontant l’escalier de granit qui mène à l’appartement — ses marches ont la longueur de deux fois mon corps — je tiens mon plateau coudes serrés, redoutant la chute. Tandis que j’agrippe fort mes doigts au point d’en voir blanchir le bout, le potage houle dans l’assiette creuse. Quand plus tard nous rapportons les plateaux, les femmes de service sont en train de lessiver les plans de travail et l’une d’elles, parfois, me donne un berlingot de lait sucré que je suce en mâchouillant le carton.

Durant la première année, mon père fait quelques apparitions qui s’achèvent chaque fois sur des hurlements, des claquements de porte. Lors de la dernière, Johanna, Lina et moi retrouvons un matin les parents dans le lit, comme du temps du bateau, et voulons les rejoindre sous les draps, mais le lit est trop petit pour nous six et mon père s’énerve. Après ça, il ne vient plus. Je suis soulagée, Lina ne pourra plus dire qu’il va venir nous frapper. Aux récrés, elle en a fait un ogre, elle et sa mère nous auraient recueillies, au désespoir, à deux doigts d’y passer. Quand les regards de pitié se tournent vers moi, je démens : mon père est un musicien de jazz, il a un bateau et il est communiste. D’où je viens, en plus, il fait toujours beau.
Cache-misère pour ne pas dire la perte.
Des grands frères et sœur, grands-parents, camarades de maternelle, et même de mon père.
Dorénavant, Johanna et moi le verrons durant la moitié des vacances scolaires. Il a vendu la maison et vit en appartement lui aussi, toujours à Auch, au sommet d’une tour résidentielle nommée Athos. À l’occasion du déménagement, il s’est débarrassé d’absolument tous mes jouets, y compris de mon Arbre magique. Nos séjours chez lui — quelques jours dans son trois-pièces encombré de cassettes VHS, de partitions et d’instruments de musique — se déroulent sans joie, même si ses colères explosent moins qu’avant. « Ça me fait trop mal de vous voir », dira-t-il finalement pour justifier ses silences, sa froideur et le fait qu’il préfère à l’avenir espacer les retrouvailles. J’apprendrai bientôt qu’il a encore refait sa vie.
Ma mère aussi tente de tourner la page. Un soir, un petit paquet-cadeau nous attend dans l’assiette à soupe. Chacune le sien. Olga a fait fondre ses bijoux dont l’alliance de mariage pour, annonce-t-elle rose aux joues, « sceller la nouvelle famille ».
Nous porterons à l’annulaire la même bague en or.
Pendant quelques jours, j’essaie d’appeler l’amie maman pour lui faire plaisir. Au début je crois d’ailleurs que tout ira bien. Les derniers mois ont été mouvementés mais la vie normale va reprendre, et comme dit ma mère, maintenant, oui, ça ira.
Mais pas longtemps.
Comme chez mon père, il y a deux personnes en l’amie. Comme mon père mais différemment. La journée, elle est Madame le Principal, veste stricte chignon bas, le corps enseignant s’adresse à elle avec déférence quand, au rez-de-chaussée du plus grand bâtiment, dans un fauteuil cuir pivotant — presque celui de JR dans Dallas — elle reçoit. À peine les collégiens l’aperçoivent-ils dans les couloirs qu’ils resserrent leurs rangs.
La transformation a lieu le soir.
En fonction du nombre de Ricard et de Carré de vigne.
Un flot de paroles sort alors de sa bouche, ramenant comme des vagues ses souvenirs d’Algérie, sans cesse les mêmes : les maisons fraîches de Bougie, sa ville natale, où l’on s’endort à même le sol, fenêtres ouvertes sur la montagne et la mer. La beauté des gens là-bas, plus nobles que ceux d’ici, ce bled franco-français. Au fur et à mesure qu’elle boit, l’émotion monte, la nostalgie aussi, elle entonne My Bonnie is over the ocean, my Bonnie is over the sea. Nous devons nous balancer en cadence, bring back, bring back, au gré du refrain. Oh, bring back Bonnie to me. Certains soirs s’arrêtent là, aux chansons marrantes qu’elle enchaîne en faisant le clown.
Les autres soirs dégénèrent en — une progression systématique — plainte puis mépris puis rage. Elle singe le personnel du collège, s’attaque au père de sa fille, le saucisson mou ou à l’autre, là, Cillaire le connard. Au rosé suivant, si ma mère ou Lina veulent la calmer, elle nous prend pour cibles, qui restons tétanisées. Sa fille est une perverse comme son père, nous — des trous. Des objets valsent, elle cogne sa tête contre les murs du couloir.
Ma mère nous envoie dans nos chambres.
Ces nuits-là, je gagne à tâtons le salon pour lui apporter mon oreiller et dormir avec elle sur le canapé, contre son ventre chaud, en face de Molière, le film d’Ariane Mnouchkine. L’affiche aux deux visages me terrifie, surtout la tête de mort, orbites vides dents proéminentes, qui émerge d’une silhouette en costume. Un matin, j’aperçois l’amie couchée sur le carrelage de la cuisine. « Ce n’est rien, explique ma mère, elle a trop bu. » Elle-même a les paupières gonflées, l’air ailleurs. Durant ce premier hiver, elle a beaucoup grossi. Une présence en retrait, aux aguets des crises. À trente-neuf ans, Olga a perdu l’allure de sa jeunesse. Le travail de sape de l’humiliation, je ne suis pas en mesure de le comprendre ni certaines évidences auxquelles, du haut de mes sept ans, je n’ai pas accès : ma mère n’a plus ni maison ni existence sociale. Au collège, elle n’est même pas l’épouse de. Sa valeur se réduit à celle que lui donne l’amie qui, à chaque fois qu’elle est saoule, lui rabâche qu’elle n’est rien.
Étrange maison double où personne ne sait ce qui se passe chez le Principal et où le week-end, en l’absence des internes, Johanna, Lina et moi gagnons les étages supérieurs. Là, au milieu des porte-manteaux saillants et des élèves fantômes, nous glissons le long des couloirs, riant fort pour couvrir le silence. Cache-cache derrière les portes à battants ou, contorsion après contorsion, dans les casiers à cartable. Quelques salles de classe sont restées ouvertes et ma sœur en profite pour jouer à la maîtresse. Sous les radiateurs froids dont la peinture s’écaille, Lina et moi ramassons des morceaux de craie égarés. La cour déserte est trop grande pour nos jeux, en revanche, on s’y perd. Nous nous contentons d’y tourner, hissées sur nos bicyclettes ; Johanna et Lina s’amusent des petites roues de sécurité encore fixées sur la mienne pendant que je pédale à tout rompre pour les rattraper.

À l’école communale du Mayet, mon accent du Sud-Ouest suscite les moqueries et j’entreprends vainement de le corriger — p(e)louse, om(e)lette, les « e » muets sautent, rôse et chôse, je ferme exagérément les « o ». Autre crève-cœur, le catéchisme où je n’ai pas le droit d’aller. De Dieu, on ne m’a pourtant rien appris, et je me vois déjà condamnée à déchoir, d’autant que personne ne m’explique le pourquoi du comment. Péché ? Sacrifice ? Je ne suis même pas baptisée. Sacré, si proche de sucré.
Le sacré délivre du mal, ils disent pourtant au caté.
Or je me sens coupable de mensonges frappés d’interdit.
Les mères nous ont investies de commandements : je ne dois jamais parler de leur amour et, si l’on me pose des questions, je dois toujours mentir. Ma sœur, Lina et moi avons reçu un seau d’eau, un jour, en passant sous les fenêtres de la vieille folle de la grand-route qui nous a appelées Filles de Satan.
Je vis donc avec « ma mère et ma marraine ».
Je dois aussi taire leur chambre où il est défendu d’entrer sans y être autorisées, surtout le dimanche matin quand elles traînent au lit, drap remonté sous les aisselles, à boire du café au lait. Le valet de nuit croule sous l’empilement des vêtements de la veille avec, tout en haut, deux soutiens-gorges à baleines couleur chair.
Sur la commode à tiroirs, un flacon L’Air du temps, une bombe à laque Elnett Satin.
Je ne dois pas parler des disputes non plus.
Les disputes, je connais déjà du temps de mon père.
Mais au Mayet tout se mélange, l’amour avec la tristesse de ma mère.
Alors quoi, dissimuler mentir me taire ?
J’attends un éclaircissement — mieux, une délivrance.
Aussi, je me suis mise à regarder « Le jour du Seigneur », la messe retransmise le dimanche matin sur TF1. Cette pénitence qui dure jusqu’au générique de fin est suivie d’une douche glacée et d’une tentative de ne boire que de l’eau chaude sans manger, tentative que les odeurs du déjeuner dominical, poulet et pommes de terre dorant au four, font systématiquement échouer. Le soir, je récite des bribes de Notre père à genoux front baissé. La rigueur de ma conduite, poulet et patates mis à part, doit fortifier ma volonté — tôt ou tard, ces efforts seront reconnus par une autorité divine.
À sept ans trois quarts, je me sens légitime de requérir la grâce.
Et comme je ne possède ni Bible ni Vierge Marie en médaillon, j’ai installé sur ma table de nuit l’ourson Michka qui, à sa façon, incarne toujours mon idée du Bien, celle que j’attribue, sans vraiment dissocier les éléments qui la composent, à une trinité en partie disparue : la Russie des Jeux Olympiques, ma famille d’avant et mon père quand il était gentil.
J’ai aussi retrouvé les contes Gründ, rapportés d’Auch par ma mère, emballés dans des sacs poubelle noirs. À mes yeux, ils constituent une armure, et même — je suis maintenant en mesure de les lire — un moyen d’escamoter le réel.
Dès qu’une tension émerge, j’en prends un au hasard.
Le récit commence toujours par une quête, une traversée — en quelques lignes me voilà loin. Je suis la fileuse aux doigts d’or fuyant l’horrible nain à grosse tête ou Médée hurlant sur son char en route vers le soleil. Je suis la sœur délivrant ses frères-loups de leur peine, le tsarévitch Ivan désarmant la Dame aux yeux bleus, je suis le jeune cordonnier prisonnier de la princesse-dragon, le petit tailleur qui en tua sept d’un coup… Ogres, sorcières, diables, dragons, maléfices, malédictions — les mêmes obstacles reviennent, légèrement dissemblables. Plus l’histoire est cruelle, plus le plaisir décuple, j’en déduis aussitôt un principe : sans violence, l’intrigue resterait au point mort. Je découvre surtout combien les belles-mères sont banales, ces dénommées marâtres capables d’empoisonner les enfants ou de les démembrer. L’amie perd sur-le-champ son mystère. Je ne me demande plus ce qui lui arrive les soirs ni si elle m’aime un peu. Dorénavant, elle incarne l’ennemie. Sa méchanceté ne doit plus m’atteindre et j’invente des rituels pour la conjurer : asperger trois fois mon visage d’eau glacée ou avaler cul sec, en guise de potion d’invincibilité, un verre de Sirop Sport à l’orgeat. À cœur vaillant rien d’impossible, le courage déjoue forcément le malheur — cette mystique du héros sublime à coup sûr mes peurs. La logique des Gründ, il faut la suivre à la lettre puisqu’à la fin, le bien triomphe et le mal disparaît.