Nous promettons de combattre 5

L’ÉCHEC DU PROGRAMME COMMUN (suite)

La deuxième année, le bien n’a pas encore triomphé.

Ma mère a obtenu un poste au collège de Cournon d’Auvergne, à plus d’une heure de voiture. À mon réveil, elle est déjà partie et, le soir, lorsque l’ennemie passe pour l’extinction des feux – à la fin du chapitre, promis – impossible d’obéir, quand bien même je tomberais de fatigue, lisant jusqu’au cliquetis de serrure, au bruit mat du cartable à soufflets tombé au sol qui annonce l’apparition de son visage, encore frais du dehors, dans l’embrasure de porte. Quelques instants plus tard, assise en bord de lit, ma mère m’écoute raconter ma journée. Sauf le vendredi soir où elle reste à Cournon pour corriger les copies du week-end, hébergée à l’infirmerie du collège ou chez sa collègue Véronique.
Nous voilà souvent seules avec l’ennemie.
Ma sœur et elle sont entrées en guerre ouverte, elles ne s’adressent presque plus la parole, l’ennemie lui ayant refusé quelques privilèges comme de se laver la tête plusieurs fois par semaine ou de veiller le mardi soir après La Dernière Séance. Johanna riposte par une lutte silencieuse d’occupation des lieux : mercredi après mercredi, elle dégrafe dans Okay magazine les posters de Madonna, Boy George, Duran Duran, Michael Jackson dont elle recouvre les murs du bureau qui lui sert de chambre. L’ennemie finit par transférer certains livres et dossiers au rez-de-chaussée du collège. Ma sœur obtient également le droit de ne plus replier le canapé en journée, une victoire arrachée, relative, car l’ennemie s’en prend désormais à Lina et moi, comme si notre amitié constituait une menace. Nous ne devrons plus partager ni bain, ni vêtements ni rien. Mon lit migre vers le cagibi de l’entrée, une pièce étroite qu’Olga passera un dimanche à retapisser. Son avantage, c’est le petit lavabo avec robinet d’eau froide qui permet d’opérer mes rituels protecteurs. Quant aux nuits, Lina et moi détournons l’interdit. Une fois les mères au lit, la chasse d’eau des toilettes nous sert de signal — d’abord elle, puis moi — pour nous retrouver dans sa chambre et parler encore. Hélas, Lina s’endort souvent avant la combine et je guette alors longtemps, en vain, le bruit de la chasse d’eau.
Comme avec mon père, ma mère laisse faire, dépassée par la dureté de sa compagne qui, répète régulièrement celle-ci, incarne une fonction au village, une fonction qu’on salue au loto de Noël de la salle communale, à la fête patronale, au marché du samedi matin.
Ma mère n’incarne rien.
Encore quelques années et je lui en voudrai de ne pas avoir été plus forte, plus lucide, d’avoir été cette femme qui consent à ne pas exister.
Un héritage poisseux.
Mais je n’ai pas encore l’âge des reproches et la voir anxieuse, si manifestement tracassée, me prouve que l’ennemie est, non pas la femme alcoolique et déracinée qu’elle est en grande partie, mais bien plutôt un monstre.

Le deuxième automne auvergnat s’ouvre sur la mort du petit Gregory.

Le monstre évoque un peu moins l’Algérie depuis qu’il a acheté une maison de campagne à l’extérieur du village. Ce sera « Le Pin », du nom du hameau, une bâtisse en pierres construite au bord d’une départementale et jouxtant un relais-routiers. Nous y débarquons le samedi avec un panier de victuailles — je déteste ce mot qui rime avec entrailles — c’est-à-dire quelques yaourts détachés de leur pack, de la charcuterie emballée dans du papier alu et la dernière bouteille de vin avec son bouchon de liège à moitié enfoncé. Le Pin compte également un verger sauvage, un puits condamné et une ancienne soue faisant office de débarras. Le week-end, nous y vivrons cachées, à l’abri, tournant le dos à la route.
Le Pin, comme l’Atlantique de Jean autrefois, doit être le grand projet.
À table, les mères parlent sans cesse de l’aménagement de la grange qui communiquera bientôt avec le reste, l’ennemie dessine même des plans — velux par ci, mezzanine par là — pendant que je m’amuse, jusqu’à ce qu’elle m’arrête sèchement, à superposer les verres empilables.
Pour nous les filles, le Pin sera l’expérience de la campagne.
Dès que le temps le permet, nous partons à vélo sur les chemins alentour — on m’a depuis peu retiré les petites roues — avec, accrochés au guidon, des sacs plastique remplis de châtaignes et de mûres vite écrabouillées, traversant à toute berzingue les champs à bestiaux. Non loin de la maison, Lina et moi inaugurons un cimetière où ensevelir les blattes, taupes, souris, coccinelles ramenées de nos expéditions, toutes raidies par la mort et que nous déposons dans une terre creusée à la main. Chaque tombe est parsemée de cailloux en hiver, de boutons d’or l’été. L’idée du cimetière, piquée à Jeux interdits, nous occupe un moment. Mais d’autres films nous inspirent et les jours d’intérieur, nous jouons à Bonnie and Clyde, mimant la mort des amants criminels criblés de balles ou au Choc des Titans, la charge des personnages secondaires me revenant — Pégase le cheval ailé, les sorcières du Styx, Méduse — quand Johanna et Lina incarnent les amoureux, Andromaque et Persée. Une injustice récurrente, comme quand on joue à Papa et maman et que je suis soit le chien soit l’enfant. En cette année 1985, notre cinéphilie fait le grand écart, enfants de la télé ne ratant aucun épisode de Santa Barbara, Dallas, Magnum, accros au Top 50, Champs-Élysées et, bien sûr, à Récré A2 — enfants de cinéma tout autant : des vacances à Auch, Lina rapporte les films de grands prêtés par son père, ainsi Spartacus, Sous le plus grand chapiteau du monde, Pas de printemps pour Marnie, ce père dont elle est si fière puisqu’il dirige plusieurs salles à Auch, et dont je jalouse l’aura, blessée que le mien, dans la version unanime du Mayet, soit le salaud, cette moitié de moi que j’aimerais enfouir, honteuse, ne plus voir surgir.
Le Pin, comme autrefois le Mélodie, est un fief.
Ma mère a contribué de façon minime à l’achat, elle n’est donc pas chez elle, un chantage qui revient souvent. Les week-ends se déroulent à la merci des crises, plus violentes qu’au collège, l’ennemie ayant le dimanche pour récupérer et personne, à part nous, pour entendre les cris. Ambiance de plomb, apéros qui dégénèrent, une fugue de ma sœur dans la nuit… Ce soir-là, même l’ennemie paraîtra inquiète et nous scruterons longtemps les petites routes de campagne, à quatre dans la voiture, jusqu’au cri de Lina : « C’est elle, je la vois ! » Johanna marche à grandes foulées sur la départementale, son dos frêle progressant dans l’obscurité, les coudes en équerre comme pour le cross de l’école. Depuis les vitres fermées de la voiture, j’assiste à une scène muette, ma mère échouant plusieurs fois à prendre sa fille dans les bras jusqu’à ce qu’elle consente à monter à l’arrière. Je me souviens des spasmes qui secouaient ses épaules sur le trajet du retour.
Du dimanche qui a suivi, aussi — sépulcral.
À chaque fin de week-end, je réintègre soulagée la chaleur tempérée de l’appartement de fonction où, sans doute par peur du scandale, l’ennemie se contient davantage. J’espère toujours rentrer à temps pour voir Jean Rochefort apparaître après le générique de Winnie l’ourson.
Il faut dire qu’au Mayet, la rumeur va bon train. Les regards qui assignent, je commence à les percevoir. De nouvelles catégories ont vu le jour, par-delà le bien et le mal, même parmi les enfants, dans la cour de l’école par exemple, où les normaux côtoient les durs, ceux de L’Entraide universitaire, la Maison d’enfants à caractère social qui compte une vingtaine de gamins placés en foyer rural. Des clans se sont formés, aux frontières étanches, que seuls quelques atypiques dont nous faisons partie, Johanna, Lina et moi, filles de profs filles de Satan, franchissent parfois. Les durs nous connaissent ou, plutôt, connaissent l’ennemie, la directrice du collège où la plupart iront. Et nous connaissons le directeur du foyer, l’un des rares amis des mères au Mayet. Normaux et durs ne se mélangent pas. Cette division prend une tournure comique quand les premiers chantent en chœur Au pays de Candie / comme dans tous les pays / il y a les méchants et les gentils tandis qu’à l’autre bout du préau, ceux de L’Entraide se marrent sur Un dimanche matin / avec ma putain / sur ma mobylette / Je lui passe la main / entre les deux seins / direction quéquette.
Ni normale ni dure.
Une appartenance insoluble qui, déjà, invente la solitude, instinct de survie plutôt que choix délibéré. Et puisqu’aucune parole n’est possible, des secrets enfouis sous une normalité de façade : à l’anniversaire de mes huit ans, une camarade a demandé où dormait ma mère, et j’ai désigné sans sourciller le canapé du salon. J’ai appris à mentir, ça y est, surtout depuis qu’on s’est fait punir de nos 10 francs du mercredi, Lina et moi, pour avoir déposé des pellicules Kodak chez le photographe de la place de l’église. « Dans un village, tout se sait », a crié l’ennemie et personne n’a osé récupérer les clichés montrant des scènes ordinaires, les deux femmes enlacées en robe de chambre dans la salle de bain, au lit en train de feuilleter La Camif, buvant du pastis dans le verger du Pin, les quarante ans d’Olga avec nos visages au-dessus des bougies et celui de Johanna à l’écart qui fait la gueule depuis que l’ennemie lui a interdit de porter ses boucles jaunes à clip, jugées vulgaires…
Ce qui devait arriver néanmoins arrive. Un matin, nous découvrons sur l’enceinte du collège une inscription peinte en rouge : LA DIRLO EST UNE GOUINE.
C’est donc comme ça qu’on dit.
Mes oreilles chauffent, j’ai honte. Le pire sera de ne pas savoir qui l’a vu avant que cela ne soit effacé.

Alors qu’on pourrait être si heureuses… En cette deuxième année que rien ne semble pouvoir adoucir, ma mère prononce ce genre de phrases et les points de suspension, ceux qui servent dit le maître à imaginer la suite de l’histoire, je les complète dans ma tête — sans les disputes ? Si tout le monde faisait des efforts ? Mais personne n’y arrive. Lina collectionne les zéros en orthographe, ce qui lui a valu un surnom par sa mère, la cancre, ou, variante alcoolisée, la coquette sale, parce qu’elle aime le vernis, les pulls chauve-souris mais qu’elle déteste se laver les dents. Ma sœur aussi l’agace avec son silence buté, ses cheveux gras et son visage secoué de tics nerveux. Quant à moi — est-ce dû aux rituels à l’eau froide ? — elle me laisse à peu près tranquille.
Même quand une femme de service m’entendra l’appeler la marâtre, et qu’elle le lui répètera.
La cruauté donne du sel à la vie.
Si les contes permettent d’entrevoir, après les épreuves, un dénouement heureux, Lina trouve une explication dans un film de Polanski montré par son père, Le Bal des vampires, dont l’affiche a depuis atterri dans sa chambre. Sa mère, le soir, se transformerait en créature. Une sorte de vampire, bien évidemment, pas un vrai ! Lina fait feu de tout bois, même de sa mère alcoolique, et j’aimerais la suivre dans son goût de l’horreur. Nos Barbie sautent maintenant par les fenêtres puis ressuscitent, plâtrées de papier toilette, marquées à vie de feutre noir — complexée par les verres épais de ses lunettes Sécu, Johanna leur a dessiné des montures. Nos Barbie vivent de folles aventures sans homme, frottant les uns contre les autres leurs membres en plastique. Les jeux ont gravi un palier, oui – s’allonger pour se laisser tirer par les cheveux le long du couloir, à tour de rôle et sans pleurer, va encore, jouer à mourir le plus longtemps possible, aussi. Mais Lina pousse le bouchon trop loin : répondre et mentir aux adultes, voler des bonbons à la Maison de la presse. Ou je suis trop petite. Dès que je peux, en cachette de peur qu’elle ne me traite de bébé, je regarde Bouba le petit ourson en léchant le glaçage à l’orange des biscuits Chamonix.
Un temps, les mères renouent avec la politique à l’occasion d’un meeting de Laurent Fabius, tout jeune Premier ministre, qui incarne le renouveau socialiste. Puis plus rien. Une autarcie à cinq. Le dehors passe par l’école, à travers Éthiopie, le 45 tours des Chanteurs sans frontières qui s’installe en tête du Top 50. Quand Lina jette son bol de lait dans l’évier, je lui reproche désormais de ne pas penser aux petits Africains qui meurent de faim. Regard noir. Elle me traite de cucul la praline, sans savoir combien faire de mon mieux m’importe, à l’instar de La Lettre à Elise que je connais par cœur avec la pédale, ou de mes bulletins de CE2, tous irréprochables. Mes combats contre la honte sont pourtant illusoires — le mois sans alcool initié par ma mère s’est soldé par une rechute carabinée des deux.
Car ma mère boit aussi, même si, différemment – jamais délirante, juste ailleurs ou — mais en silence — très émue.

Le père du petit Grégory a abattu le corbeau.

Ma grand-mère Adeline débarque en visite peu après.
Depuis la dernière fois, son visage s’est beaucoup creusé, elle peine à monter l’escalier en granit du collège, s’essouffle même en marchant. Sa présence pour autant me rassure, je retrouve le tic-tac de son cœur, son potage au tapioca. Elle a gardé sa façon d’observer les choses avec distance, et même une légère ironie. À Toulouse, elle partage ses journées entre le HLM de Bagatelle et la maison de son fils, située en périphérie. Olga veut la convaincre de déménager en Auvergne, près de nous, mais Adeline décline. Après un séjour rendu compliqué par les disputes habituelles, elle reprend le train non sans avoir exprimé à sa fille ses inquiétudes concernant la nouvelle famille.
Je ne la reverrai plus.
Je me souviens du jour où maman nous apprend sa mort. Elle nous a entraînées dans ma chambre-cagibi et nous assied sur ses genoux en bord de lit. Pendant qu’elle nous presse contre elle, je renonce à dire combien ses bras font mal. J’ai encore en mémoire le jeté de lit en coton blanc que je fixe pour ne pas la voir pleurer : rangées de franges verticales, motifs géométriques brodés au crochet. Ce qu’il y a en moi, je ne me souviens plus. Juste, l’immense chagrin de ma mère provoque en retour des crises démentielles, si souvent qu’un soir, l’ennemie mord Lina au front, et du sang perle. La morsure reste visible plusieurs jours sous la frange qu’en guise de camouflage, ma mère a dû tailler à la hâte. Dès lors, même les accalmies sont tendues. Johanna s’enferme dans un mutisme dont elle refuse de sortir tandis que je crois compenser quelque chose par mon exemplarité, épinglant mes barrettes selon une symétrie parfaite et rapportant de l’école des montagnes de TB.

Au Pin, les travaux n’ont pas commencé. Moquette râpée convecteurs d’appoint, ampoules nues qui pendouillent des plafonds, draps glacés qu’on réchauffe en battant des pieds.

À la Toussaint, les mères organisent leur premier tue-cochon. Dans la grange du Pin, la bête a été posée sur une table à tréteaux. On pourrait croire qu’elle dort s’il n’y avait, seul indice de mort, l’odeur de ses poils brûlés au chalumeau. Deux jours durant, j’observe le rinçage au vinaigre des boyaux, les jambons mis à saler, le sang cuit à feu doux devenir du boudin. Des andouillettes ont été mises à sécher au-dessus de la baignoire, suspendues à la barre métallique du rideau de douche, grisâtres, fripées, dégageant un fort relent de poivre. « On dirait des zizis d’homme », plaisante l’ennemie.
Le dimanche qui suit en sortant du Pin, j’aperçois trois tas noirs dans l’écuelle de lait destinée au chat du voisin. J’approche, remue le liquide avec un bâton : des taupes qui se seraient noyées.