L’ORDRE NOUVEAU
À l’issue de ce troisième hiver, plus rude encore que les précédents, Olga entasse un matin nos affaires dans sa R5 garée sur le parking du collège. L’arrière et le coffre sont pleins à craquer et, à quelques décimètres cubes près, on a failli renoncer à la cocotte-minute. Adieu batailles de boules de neige avec Lina, pâtés de pommes de terre, adieu courses-poursuites à vélo dans la campagne, nous quittons la montagne bourbonnaise et prenons la route pour, faute de mieux, Vichy. Dans l’hypothèse d’une réconciliation, ma mère a préféré ne pas trop s’éloigner.
Vichy donc.
Un choc.
À chaque carrefour, des brasseries chic, confiseries, glaciers et boutiques de pastilles à la menthe, du luxe en vitrine sous les arcades des Sources, non loin de l’opéra Art Nouveau, du casino et du kiosque à musique, non loin des hôtels à étoiles et des villas cossues. Ici un golf et des clubs d’aviron, là l’immense hippodrome, le plus grand de la région. Dans les allées proprettes du Parc Napoléon III, des sportifs en short clair courent le long de l’Allier pendant que les curistes, nombreux, étanchent avec frénésie, gobelet d’osier en bandoulière, leur soif de Vichy Célestins.
Arrivée au CM1 en cours de trimestre, pourvue de mon année d’avance et d’un accent du Sud-Ouest persistant, je détonne parmi les enfants de la ville, ma parka de montagne s’ouvrant sur des pulls à grosses mailles, oreilles largement dégagées par des cheveux coupés courts. Blessée par la condescendance de certains regards — une meute de filles promptes à ostraciser la plouc — je tanne ma mère jusqu’à ce qu’elle m’achète des T-shirts à motifs et des baskets montantes.
À quarante-et-un ans, Olga tient désormais les rênes de l’avenir, et j’aime la croire comme ça, solide, déterminée. En quittant Auch puis Le Mayet — et Lina, restée dans l’appartement de fonction, à qui je téléphone souvent — un retournement a eu lieu, inespéré, la victoire surprenante du plus faible : David a terrassé deux Goliath. Ma mère s’est s’échappée des monstres. Pas un instant je n’imagine qu’elle puisse ressentir autre chose qu’un vertige exaltant. D’autant qu’elle n’est pas sans filet, il y a son métier, ma sœur et moi sommes bonnes élèves, alors oui, maintenant sûr, ça ira.
Preuve en est, après plusieurs mois dans un petit deux-pièces, Olga décide de consacrer son héritage — quelques dizaines de milliers de francs économisés sa vie durant par Adeline — à l’achat d’une maison. Ce projet, j’y suis pour beaucoup. Je l’ai suivie dans la tournée des agences immobilières avec, plein la tête, des visions de chaumières heureuses comme celles que l’on trouve dans les contes. Pas une semaine ne s’écoule sans que j’y fasse allusion et, le jour où nous tomberons sur une vieille maison à étages, mon enthousiasme éclate, débordant. L’escalier craque, dans une courette aux murs crépis fleurissent des hortensias bleu mauve — le foyer idéal. Il y a même une cave où ma mère déniche en riant, coincé derrière la cuve de fuel, un portrait oublié de Pétain. Après avoir contracté un prêt sur vingt-cinq ans, elle signe un matin l’acte de propriété : nous vivrons désormais dans l’interminable rue du Maréchal Joffre qui débouche, hasard heureux, place de la Victoire. Johanna et moi obtenons les chambres situées au second étage et ma mère s’endette encore davantage pour nous aménager un cabinet de toilette. Elle consent également à l’adoption de deux chats d’une même portée que, chacune le sien, nous baptisons Love et Story. Dès les premières semaines, j’investis chez nous avec fébrilité, scotchant mes dessins aux murs, repeignant en vert bouteille les plinthes du couloir. Un rosier planté de mes mains pousse bientôt entre les hortensias. Ma mère s’amuse de me voir cirer une à une les marches de l’escalier avec un produit qui sent bon, empiler soigneusement les provisions dans les placards ou occuper mes dimanches à confectionner des gâteaux au yaourt. Le soir, j’adore faire exploser du pop-corn dans une casserole pour qu’on le mange saupoudré de sucre, serrées devant Madame est servie. Johanna, elle, ne participe qu’en pointillé : depuis qu’elle est entrée au collège, ma sœur préfère écouter de la musique dans sa chambre, perchée sur le rebord de la fenêtre, ou s’éclipser chez ses nouvelles copines. Olga non plus n’est pas vraiment gagnée par ma ferveur. Vichy est tout sauf une destination choisie. C’est un point de chute, un lieu sans attaches. Quatre ans plus tôt, elle s’est certes libérée de mon père, mais elle a laissé derrière elle les paysages du Sud-Ouest et le lien à son frère, seul membre encore vivant des Parera, la famille formée autrefois à Toulouse. L’amour, de nouveau, s’est effondré, Vichy en est la conséquence. Une punition ? Qui rêverait de s’installer dans cette station thermale bourgeoise au charme démodé, où Pétain enterra l’idée même de République ? Ironie d’autant plus cruelle pour une enfant de la Guerre d’Espagne. Une ville où tout s’enterre, pétainisme compris, puisqu’on y vit comme si, pas de musée de la Collaboration, pas la moindre plaque commémorative. Une amnésie kitsch. L’Histoire enfouie sous le vernis des cures. Dépendante des affectations distribuées par l’Éducation Nationale, Olga n’enseigne d’ailleurs pas à Vichy mais ci et là, au gré des décisions administratives — Cournon d’Auvergne une fois encore, puis Bellerive, Gannat — le rectorat l’envoyant près ou loin, à la louche. Le matin, elle se lève très tôt pour prendre le train ou la voiture et rentre en fin d’après-midi, exténuée, son cartable à soufflets chargé de manuels et de copies d’élèves. II faut alors nous amener à l’école de musique, à la danse ou chez le dentiste, le généraliste, l’ophtalmo, et faire les courses du dîner. Le point d’orgue de la semaine, c’est la chorale du vendredi soir à la Maison des Jeunes et de la Culture où elle nous a inscrites, ma sœur et moi. Préparation des cours, lessives et repassage attendront le week-end. Cette vie de mère célibataire exerçant loin à temps complet, je n’en mesure pas la pesanteur. À mes yeux, maman est juste comme avant, c’est-à-dire constamment soucieuse, tendue. La palette de maquillage offerte à l’occasion de la dernière fête des mères est restée intacte dans son boîtier, cela m’attriste et je lui en veux de manquer d’entrain.
Quand j’observe maintenant les pages biffées de ses agendas de l’époque, les jours disparaissant sous les choses à faire, elles-mêmes disparaissant sous les biffures, je reconnais cette solitude avec enfants que je traverserai moi-même plus tard. Outre le travail, la fatigue, le manque de temps, ma mère doit faire face à des problèmes d’argent. Par peur du conflit avec mon père, elle a sacrifié la pension alimentaire, or son salaire ne permet pas d’absorber les échéances bancaires, les factures de fuel et d’essence, la cantine, nos loisirs, les vacances… Les coups de fil administratifs et les rendez-vous qu’elle multiplie à l’extérieur nous privent de sa présence. Maman est sortie, maman va rentrer — revers amer du conte. C’est d’ailleurs à Vichy qu’elle prend le pli de vivre à crédit, à coup de prêts à la consommation censés différer les privations. Routine des comptes à faire au même rythme lassant que la correction des copies. Souvent, en fin de mois, le même avertissement transformé en blague — On va devoir manger des patates, les filles — qu’elle n’applique jamais ; la même réponse à la voisine — je fonctionne — quand celle-ci lui demande du bout des lèvres comment elle va. Et pour l’aider à fonctionner, à tenir, autre terme qu’elle affectionne, elle s’est mise à consulter — psychologue, psychiatre, groupe de paroles — sollicitant auprès de l’Éducation Nationale, dès qu’elle ne tient plus, des congés-maladie. Bientôt, j’abandonne sa compagnie, mes rêves de chaumière, et reste de plus en plus dans ma chambre, comme Johanna, centrée sur mes priorités : enchainer plusieurs figures à l’élastique et obtenir une poupée Bella pour mon livret de CM2.
Plus tard, ma mère dira que nous étions trop grandes, déjà, à l’époque — dix et treize ans — pour reformer une famille, et que ça aussi, elle l’avait raté.
En vérité, elle aime encore l’ennemie et souffre de la séparation, cherchant à sauver quelque chose de leur déroute par de longues conversations téléphoniques ou des visites à l’appartement de fonction dont elle revient chaque fois plus défaite, refusant de voir qu’il n’y aura pas plus de réconciliation qu’il n’y a eu d’idylle véritable, anesthésiant ses soirées par le vin, une habitude prise au Mayet, et les anxiolytiques.
S’est-elle vraiment fourvoyée ?
Si elle refuse encore le désamour, ma mère ne regrette pour autant jamais d’avoir quitté mon père. La violence recouvre les quinze années de mariage.
Sa version à lui, les bribes que j’attrape quand je descends le voir, diffère du tout au tout. À choisir, il n’aurait jamais divorcé, Olga avait partagé sans fléchir la charge de ses aînés, et il lui devait, même infidèle, une forme de loyauté. Mon père parle-t-il alors d’un sentiment dont je pourrais dire après coup qu’il l’honore ? Je ne crois pas. Sa réécriture des faits visant à redorer son image, ne jamais regarder derrière, à l’instar de sa marche solitaire quand nous sortions en famille, autrefois, marche qui nous faisait intérioriser son indifférence de patriarche comme l’amour auquel nous avions droit, sera renforcée par l’échec du Mayet. Contrairement à notre mère — « la pauvre », prendra-t-il l’habitude d’ajouter —, il avait détecté à temps l’alcoolisme de l’ennemie. Olga avait manqué de clairvoyance, la pauvre était tombée dans le panneau, s’était surestimée. Votre mère a toujours voulu se prouver des choses. Au fil du temps, il ira jusqu’à se dégager de toutes responsabilités, à s’exclure serein du naufrage : Au fond, je pense que votre mère ne m’a jamais aimé.
Dès mon entrée en sixième, la réalité sociologique de Vichy me frappe plus encore de plein fouet. À l’image de la ville, le collège de secteur est un établissement bourgeois. Aux récrés, la plupart des collégiens portent haut gourmette, polo Lacoste et blouson Chevignon. À force d’écouter ma sœur se moquer des bourges, comme elle les appelle, j’apprends à les identifier, certains mots ne trompent pas : performances équestres, sports d’hiver, dernier « rallye » de la cousine machin, perspective d’un scooter en récompense du brevet. Prendre le mépris de vitesse devient un réflexe — attaquer la première plutôt que risquer l’humiliation. Depuis notre départ du Mayet, ma sœur a beaucoup changé, ses tics ont disparu, ses lunettes aussi, remplacées par des lentilles de contact. Doc Martens aux pieds, rouge à lèvres écarlate, elle s’est rapprochée des rares « punks » qui zonent vers la Poste centrale et s’enferme pour écouter Bérurier Noir ou The Dark Side of the Moon. Avec maladresse, je reproduis ses discours, découds comme elle les marques de mes vêtements, adopte son khôl charbon et son régime végétarien. À la rentrée suivante, j’ai rejoint un petit groupe de cinquièmes, des filles de classe moyenne ou de parents divorcés qui, comme moi, crachent sur Vichy, alias « la ville des nazis ». Baptisé autrefois L’Hôtel des Célestins, notre collège est une bâtisse étroite de style Art déco où le ministère de l’Intérieur, sous Pétain, avait installé ses bureaux. Ce passé honteux nourrit notre révolte : en séchant les heures de techno, de musique, en fumant crânement nos premières Gauloises blondes derrière les platanes de la cour, c’est un peu le régime vichyste que nous croyons braver. À cette époque, le cinéaste Pierre Bleuchot réalise L’Hôtel du parc, un documentaire fiction sur la France collaborationniste, et le tournage a justement lieu à quelques rues du collège. Beaucoup de Vichyssois en costume font office de figurants.
Je suis moi-même en pleine déconstruction : avec l’irruption fulgurante de la puberté en fin de cinquième, je revois mon histoire, l’expurgeant des premières années à Auch et de celles dans l’appartement de fonction, c’est-à-dire d’à peu près tout ce qui constitue cette enfance dont je cherche la déchirure, au grand dam de ma mère à qui je reproche maintenant, sans cesse et avec des arguments toujours plus tranchants, ses choix sentimentaux. Mais plus que ses erreurs passées, c’est voir ma mère perpétuellement angoissée qui déclenche mon agressivité et, sans transition, j’oscille entre adoration et rejet, aimante comme je l’ai toujours été pour l’accabler l’instant d’après, chargée de rancœur. « Je trinque pour ton père et le Mayet », déplore-t-elle alors, adoptant une posture mémorielle, sacrificielle, qui me mortifie. Pourquoi subit-elle toujours sans réagir ? Johanna prend systématiquement sa défense, agacée par cette sœur de douze ans qui se permet tout. Piégées dans nos rôles de grande et petite, nous nous disputons constamment ; une parole blessante, un vêtement emprunté sans permission, un service non rendu suffit à faire dégénérer les repas ou les trajets en voiture — quand ma sœur ne menace pas de sauter de la R5, c’est moi qui quitte la table en tapant des pieds, marche après marche, jusqu’au deuxième étage. Là encore, ma mère supplie, se désole, mais échoue à se faire entendre.
Le foyer idéal ressemble désormais à la cohabitation de nos solitudes.
Dès que je peux, je file à la médiathèque Valéry Larbaud, située en face du collège, un bâtiment de plusieurs étages flambant neuf, orné d’un renne ailé sur la façade. Les romans ont remplacé les contes, Jane Eyre, Les Hauts des Hurlevent, Autant en emporte le vent… fictions d’amours exaltées, tumultueuses, qui saturent mon imaginaire.
Une éducation sentimentale désastreuse.
L’amour, providentiel.
Versant inversé de la vie de ma mère.
Vichy m’apparaît terne, sans perspectives. Le samedi, elle et moi poussons le caddie à tour de rôle dans les allées du Cora avant que je ne retrouve mes amies à la cafétéria Casino de la rue de Paris, autour d’une assiette de frites ketchup et des mêmes conversations — parents qui saoulent et garçons du collège. Nul Heathcliff à l’horizon. Le dimanche, je tourne en rond pendant que ma mère corrige ses copies.
Septembre 1989.
Comme pour ma sœur, la classe de quatrième marquera un tournant.
En noir des pieds à la tête, un sac US à l’épaule et les cils lourds de mascara, je porte depuis peu un chapeau de feutre, une paire de bretelles, cachant les changements de mon corps sous une allure androgyne. Après avoir dévoré Moi, Christiane F., 13 ans, droguée, prostituée, acheté en poche à Cora, je passe plusieurs cours de grec ancien à tenter de me tatouer un serpent sur la main gauche, à l’aide d’un compas et d’une cartouche d’encre, comme j’ai vu Christiane F. le faire dans le film adapté du bouquin. J’emprunte aussi des vinyles de Bowie, l’idole de Christiane, que j’écoute à plein volume, les yeux rivés au plafond de ma chambre, jusqu’à ce que Johanna me hurle de baisser le son.
Premier henné rouge ardent, façon Ziggy Stardust. Premier parfum, patchouli.
Les conneries s’enchaînent, vol de collants à Prisunic, éther sniffé dans les toilettes du collège, cuites mémorables au Baileys chez celle qui peut inviter librement : moi. Tant que les notes suivent, ma mère ne s’aventure jamais dans notre dernier étage. La nuit, mon amie Valérie et moi nous défions de faire le mur pour parler du non-sens de la vie sous le sodium des éclairages urbains.
À quelques vacances scolaires, je descends toujours chez mon père, à contrecœur et sans ma sœur qui ne veut plus y aller. La dernière fois qu’il m’a frappée, j’ai hurlé si fort qu’il s’est retranché dans sa chambre et l’a fermée à clé. Depuis, il se tient à distance, évite l’escalade. Il ne me frappera plus jamais. Mes séjours consistent essentiellement à visionner des cassettes classées par ordre alphabétique — d’Almodovar à Billy Wilder, sa filmothèque en contient des centaines — lancée dans des cycles, voir « tout » Hitchcock, Renoir, Welles, Fellini, voir les westerns qu’il aime tant, de Johnny Guitar à L’Homme qui a tué Liberty Valence, suivant un œdipe contrarié, conquérant mais hargneux. Et quand nous partons au Cap d’Agde où le Mélodie est toujours amarré, je bouquine des livres « classe », exprès, allongée sur l’une des banquettes du carré rongées par le sel. J’irai cracher sur vos tombes, La Métamorphose, Le Vieil Homme et la mer… pour gagner des points quand il lève le nez de son bricolage.
Prendre le mépris de vitesse, avec lui surtout.
Léo Ferré débarque au même moment dans ma vie. La rencontre a lieu une fois de plus à Cora où j’achète, sans trop savoir pourquoi, le volume 3 des Poètes, celui qui regroupe Verlaine et Rimbaud, tout juste réédité chez Barclay. De Ferré, quand j’y repense, je connais déjà quelques chansons, C’est extra, Jolie Môme ou Avec le temps, reprises au sein de la chorale de la MJC.
Cet album sera un saisissement.
La voix puissante de Ferré envahit ma chambre, la rage retentissante de Rimbaud se mêle aux soleils noirs de Verlaine, révolte et mélancolie — un coup de maître de les avoir réunis. L’écoute répétée des morceaux m’ouvre à la poésie, un miroir où transposer mon quotidien : les Assis de Charleville, noirs de loupes, grêlés, les yeux cerclés de bagues, ont la laideur des vieux bourgeois de Vichy, le cafard du dimanche la tristesse poignante d’une aube affaiblie. Suivent les albums Baudelaire, Apollinaire, Aragon, les morceaux déchirants de l’après 68, Pépée, Les Étrangers, La Mémoire et la mer… Ferré devient ma solitude, aucune de mes amies ne comprenant l’admiration que je nourris pour le vieil anar dont quelques 33 tours constellent les discographies parentales, ni Johanna peu portée sur la chanson française, ni ma mère qui lui préfère Brel. Je délaisse alors Bowie, trop gentillet, et juge nul le grunge en vogue au collège.
Quand je regarde aujourd’hui certaines archives INA où mon « ni dieu ni maître », chemise noire crinière blanche, époque Grand échiquier, crache sur tout, je m’interroge sur l’adolescente que j’étais : Ferré est-il le père que j’aurais aimé avoir ? Sa véhémence n’est pas à craindre, même quand il vocifère, son humanité s’étend aux bêtes, Espagne et anarchie vont de pair. Y’en a pas un sur cent et pourtant ils existent / La plupart Espagnols allez savoir pourquoi / Faut croire qu’en Espagne on ne les comprend pas / Les anarchistes. Espagne et anarchie, oui. Le peu que j’en saisis tout du moins, et que j’associe à ma grand-mère maternelle dont mon père, toujours lui, répète dès qu’il est question d’elle : « Adeline, c’était quelqu’un », avant d’ajouter d’un air grave, admiratif : « Sa vie a rencontré l’Histoire ». Le sens de cette phrase, longtemps, m’aura échappé. Quelle histoire ? Ma grand-mère était une vieille femme aux jambes enflées, aux cheveux gris laqués, dont j’adorais le drôle d’accent et le potage au tapioca. Pourquoi son prénom revient-il dans les conversations, en France comme en Catalogne ? Sa présence continue de flotter. Chaque jour, je passe devant le portrait où elle pose, lunettes à la main — cheveux gris certes, mais regard frondeur — et que ma mère a mis en valeur sur les étagères acajou rapportées de Bagatelle. L’ombre de cette femme nous agrandit. Qui était-elle ? J’ai bien quelques éléments, saillis au fil du temps, une biographie aiguisée comme un fait d’armes :
Adeline Martí, épouse Parera, née de parents paysans.
Cinquième d’une fratrie de six.
Embauchée à douze ans dans une usine de textile.
Formée très jeune à l’anarcho-syndicalisme.
Militante pour l’amélioration des conditions de vie et d’instruction de la classe ouvrière.
Partie sur le front combattre Franco.