Nous promettons de combattre 7

L’ORDRE NOUVEAU (suite)

Quand Ferré chante l’anarchie, c’est à elle que je pense, à la jeune combattante fusil à la main. L’Espagne égale la Catalogne, ce pays pas vraiment un pays, suspendu à sa langue et au sang d’un drapeau dont je ne sais pas grand-chose en réalité. L’héritage reste abstrait, symbolique, il se limite au fait d’avoir accolé Parera à mon nom de famille et refusé d’étudier l’espagnol en classe de quatrième — la langue de Franco ? jamais. Il m’arrive aussi de frimer avec cette histoire de grand-mère partie sur le front ¬— de quoi cingler les bourges s’ils s’avisent de me prendre de haut.
Car l’anarchie, la guerre d’Espagne, ma mère n’en parle pas. Il y a bien ces deux CD, l’un de Lluís Lach, l’autre de Paco Ibañez que, trop vite émue, elle n’écoute jamais en entier, et le drapeau jaune et rouge peint sur bois qu’elle a accroché à l’identique au-dessus du canapé.

La tierras, las tierras, las tierras de España
La grandes, la solas, desiertas llanuras.
Galopa, caballo cuatralbo,
jinete del pueblo,
al sol y a la luna.

No pasarán ! à Vichy.
Les racines se réactualisent l’été, quand nous partons à Terrassa et à Rubi, avec escale fréquente à Barcelone, décor de nombreux souvenirs d’enfance. J’ai quoi, sept ? Huit ans ? Dans la saleté des rues étroites du quartier gothique, je guette à chaque carrefour les marchands de churros, ces beignets pleins de sucre qu’on vous tend dans un cornet de papier imbibé d’huile de cuisson tandis qu’alentour résonnent des voix de femmes, bruits de télé et pépiements de perruches s’échappant des portes-fenêtres obstruées par les tubulures en plastique. Six ? Ma mère veut me montrer les façades noires criblées des balles de 1937 mais je l’écoute à peine, pressée d’arriver sur La Rambla pour voir les kiosques à jouets, les numéros d’automates et, par-dessus tout, les vendeurs d’animaux. L’espoir d’adopter un chaton ou un chiot brûle autant que la déception de ne pas réussir à convaincre mes parents. La Catalogne, ma mère y retourne chaque année, d’abord avec mon père, l’ennemie, maintenant seule avec nous. Quelle que soit la configuration, elle sera accueillie à bras ouverts, unique moment de l’année où je la vois détendue, choyée par celles et ceux qui l’ont connue enfant. Vacances sans surprise, au rythme des grands-oncles et tantes ralentis par l’âge, marché le matin, promenade l’après-midi, poussière du dehors chassée du dedans. Intérieurs briqués, heures sonnées à l’horloge. Ici, les hommes se partagent un prénom par lignée, Jaume le vieux, Jaume le père, Jaume le fils, et ainsi de suite même déclinaison avec Jordi, Joan ou Luis. Rare exception, tiet Ramon, mon grand-oncle préféré, a appelé son fils Salvador. Dès qu’il nous voit, Ramon s’éclipse quelques minutes à l’épicerie du coin pour ramener des bonbons et des canettes de Kas, cette limonade que je ne bois que là-bas, goût orange ou citron. Ses clowneries, ses tours de magie tranchent avec le sérieux des adultes. Il nous laisse arroser ses rosiers. Son fils Salvador aime les enfants tout autant. Parmi la génération née après-guerre, celle de ma mère, Salvador fait figure d’original. Homosexuel, diplômé des Beaux-Arts de Barcelone, il gagne sa vie comme céramiste. Il a plusieurs fois séjourné en France et parle un français presque parfait. Onze ans ? Je viens de me réfugier dans la fraîcheur de son atelier, au sous-sol de la maison de ses parents. Salvador cale ses jambes d’un côté et de l’autre du tour, un bloc de terre posé devant lui, allume le mécanisme. Le plateau tournoie, ses mains contiennent l’argile humide. Alors que la vitesse augmente, la terre monte et descend — un cylindre apparaît. Salvador plonge alors ses pouces et la terre change de forme — bol, vase, pot — métamorphoses qui égayent les lentes journées caniculaires traversées d’ennui, de repas prolongés, morceaux de lapin racorni et calamars caoutchouteux égarés dans le riz safrané des paëllas, vin rouge bu au porró, bonbonne d’eau de Seltz, pyramides de pa amb tomàquet, tables de cuisine en formica épongées maintes fois par des mains noueuses. Les vieux oncles portent des pantalons de toile, les vieilles tantes des robes tabliers à motifs, tous tapotent après la douche sur leur visage et leur cou la même colònia qui propage derrière elle le parfum du vétiver et, sur les rebords des lavabos, leurs dentiers mis à tremper flottent dans une eau trouble. L’Histoire rencontrée par Adeline, où est-elle ? Ma mère, devenue une étrangère, parle une langue que je ne comprends pas et devant les visages ridés qui nous observent en souriant, Johanna et moi reproduisons les quelques mots appris — bon dia, si us plau, bona nit ou fins demà.

En troisième, j’abandonne chorale, solfège et piano pour un cours de théâtre amateur. La découverte et la pratique du plateau adoucissent le clivage — monde réel versus monde fantasmé — l’existence un peu moins se fracture. Grâce au théâtre, un autre usage des textes s’amorce, non plus solitaire mais joyeux, les mots débordant enfin de ma tête.
Jouer — remède infaillible à la morosité.
Depuis la salle municipale où nous répétons le spectacle de fin d’année, je retrouve le plaisir que nous avions enfants, Lina et moi, à incarner des personnages dans les classes vides du Mayet. Nous sommes d’ailleurs toujours en relation, bien qu’elle habite maintenant Varennes où sa mère a été mutée. Un jour, elle m’annonce au téléphone comment nous réunir, en demandant le même lycée ! À l’approche du brevet, les vœux d’orientation doivent été déposés ; l’établissement de Montluçon, pile entre Varennes et Vichy, propose justement des options sélectives. Lina postule aussitôt pour la section « cinéma » et je rédige une lettre pour la section « théâtre ». Le plan fonctionne. Quelques semaines plus tard, nous sommes autorisées à intégrer Madame de Staël, le lycée-internat de Montluçon.
Pour ma mère, mon choix sonne comme un aveu d’échec. Elle n’a rien vu venir, essaye de me retenir, s’insurge puis abdique : campée sur mes quatorze ans bientôt quinze, sur mon brevet mention très bien, je revendique le droit de « mener ma vie » comme je l’entends, quitte à brandir, ultime argument, l’enfance pourrie qu’elle nous a faite. La culpabilisation, facile, opère à plein.

Montluçon, capitale du pneu Dunlop, creusera la brèche de l’émancipation.
Chaque lundi matin, ma mère m’accompagne à la gare aux aurores, lestée d’une valise de linge propre et de mon sac de cours. Je grimpe vite dans le train régional et m’assieds dos à elle pour ne pas la voir sur le quai en train de disparaître.
Au lycée, je découvre véritablement le théâtre, c’est-à-dire non seulement le travail d’interprétation durant la dizaine d’heures hebdomadaire, mais aussi l’engagement artistique au sein des Fédérés, le centre dramatique partenaire de la section. Installé dans une ancienne forge, ce lieu phare des écritures contemporaines dirigé par deux militants de la décentralisation, est porteur d’utopie : celles et ceux que nous croisons — au jeu, en régie ou mise en scène — parlent du théâtre comme d’une vocation, une façon risquée d’habiter le monde. Chaque mois, nous suivons des répétitions, assistons à plusieurs représentations, et je me prends à rêver vie de troupe et itinérance sur les routes de France, exactement comme dans le film Molière de Mnouchkine dont l’affiche, enfant, m’effrayait, mais que j’ai vu plusieurs fois depuis, absolument fascinée. Dans le journal de bord que nous tenons pour l’option, je recopie des extraits de pièce, colle des articles de presse et rédige avec sérieux mes premières critiques. Un soir, nous allons voir Violences de Didier-George Gabily, qui dure plus de huit heures. Entre deux pauses dans le hall pour boire du thé ou du café chaud en gobelet, nous passons la nuit au théâtre et quand, au petit matin, le noir s’est enfin fait sur scène, alors qu’il ne reste dans la salle qu’une grappe de spectateurs ensommeillés parmi lesquels plusieurs lycéens, l’auteur Gabily, ému aux larmes devant nos visages aussi perplexes qu’ébahis, nous prend tour à tour dans ses bras. Nous, ce sont les A3, autrement dit les artistes, ce qui suppose une panoplie : j’ai toujours les cheveux vaguement rouges, des pulls longs jusqu’aux genoux, une paire de Clarks et, quel que soit le temps, la même veste en jean. La section théâtre rassemble des élèves moyennement scolaires, internes pour la plupart. La sonnerie à heures fixes, le réfectoire javellisé, tout cela m’est familier. Les semaines s’organisent autour de moments collectifs, retrouvailles du lundi au Berry, un troquet de quartier élu pour ses tarifs imbattables, mercredi après-midi à boire des bières au parc Wilson ou, alternative pluvieuse, dans un café-billard du centre-ville, pauses-clopes en groupe à chaque interclasse. J’ai appris à rouler sans regarder mon tabac Amsterdamer. Durant cette année de seconde, décisive pour beaucoup, notre prof de français nous fait lire Camus, Vian, Sartre et, à l’occasion de la sortie du film Van Gogh, nous découvrons le cinéma de Pialat, lequel se hisse aussitôt, avec Ferré, au rang de déité. Pendant l’étude obligatoire, je poursuis mes lectures, du Rouge et le Noir au Manifeste du surréalisme en passant par Tendre est la nuit, par les pièces d’Aristophane, Sophocle, Genet — que j’ingurgite à la chaîne, sans en retenir grand-chose. Je lis aussi à bord du Vichy-Montluçon-Vichy, notant les titres dans un carnet. À mesure que la liste augmente, les jugements que je porte sur mon entourage se durcissent : bientôt rien ni personne ne trouve plus grâce à mes yeux qui, dans une comparaison systématique aux livres, perd la bataille du beau, ce mélange insaisissable d’adjectifs définitifs — intense, audacieux, radical. La tête farcie de références, tenant à tout propos des discours sur l’art, la politique, mêlant les imprécations de Ferré au féminisme de ma sœur, ou à des souvenirs imprécis de lecture, mal à l’aise avec le reste (le terrain mouvant de la séduction), je me suis créé un personnage d’intello.
Celle qui lit.
« Celle qui se la joue », disent plutôt certains, car les valeurs véhiculées par ces livres que j’enchaîne renforcent mon sentiment d’importance. D’aucuns m’appellent Jeanne d’Arc, ce que je prends pour un compliment, ne percevant pas l’allusion moqueuse à ma frange courte, mon ton péremptoire et ma virginité.
À l’inverse de moi, Lina assume sa féminité. Elle a déjà couché et sort avec Thomas, le beau gosse de la section cinéma. Depuis notre lit superposé d’internat, j’ai vue sur ses pots de crème et sa lingerie à dentelles. Elle m’agace. Notre amitié s’est érodée, teintée de ressentiment, de jalousie : les blessures de l’enfance ne ressurgiraient-elles que maintenant ? Me reviennent en mémoire la violence de l’ennemie, son mépris haineux quand elle avait bu et la détresse d’Olga. Contrairement à ma mère, surtout, Lina et la sienne s’en sont bien sorties. Aussi cinéphile que son père, mon amie se voit devenir réalisatrice. Quant à l’ennemie qui a gravi, malgré son alcoolisme, les échelons académiques, elle dirige à Varennes un établissement important.
Par contraste, Olga est sans conteste la perdante de l’histoire.
Bien que je fasse tout pour m’en défendre, cette vérité me frappe à peine ai-je posé un pied à Vichy, le vendredi soir : ma mère se bat toujours autant, toujours pour pas grand-chose. Après mon départ à Montluçon, elle a trouvé un deuxième revenu, des sous en plus comme elle dit, en logeant chez nous des étudiants étrangers venus apprendre le français. Chaque matin, elle se lève à 6h30 pour acheter des croissants et du pain frais à la boulangerie qui fait angle, préparer le petit-déjeuner puis partir au collège. Ses journées sont réglées à la demi-heure près. En fin d’après-midi, après avoir déposé son cartable, elle repart au Casino du coin. Le contrat d’hébergement suppose un dîner typiquement français, auquel elle s’attelle sans enthousiasme, n’ayant jamais aimé cuisiner, suivi d’une heure de conversation avec celle ou celui qu’elle héberge, le Japonais Ken’ichi, le Suédois Enrik, la Berlinoise Silke, venue d’Allemagne de l’est… Après la vaisselle, elle doit encore organiser les cours du lendemain et, bien sûr, corriger des copies. Loin de forcer mon admiration, ce quotidien agit comme un repoussoir. J’ai perdu tout intérêt pour la maison ou pour ce qu’elle appelle encore, parfois, la vie de famille. Johanna et moi faisons d’ailleurs preuve de la même indifférence à son égard, prises l’une et l’autre par nos aspirations. À l’occasion des manifestations contre la réforme Jospin, ma sœur est entrée en politique tout comme, depuis mon exil artistique, je suis entrée en théâtre, et nous estimons normal de préférer lire Le Deuxième sexe de Simone de Beauvoir plutôt que d’étendre le linge ou de passer l’aspirateur. Olga n’essaie même plus de nous solliciter, sachant qu’au moindre reproche, nous ferons front contre elle, exceptionnellement solidaires.
À la fin de cette année scolaire, alors que ma sœur enchaîne les épreuves du bac, un courrier change pourtant la donne : la demande de mutation pour l’Académie de Toulouse a été acceptée. Changement de cap à effet immédiat ! Alors qu’elle désespérait de partir, ma mère mobilise une énergie stupéfiante, elle m’expédie en Allemagne faire un stage de théâtre pour ne pas m’avoir dans les pattes et s’attaquer aux cartons. À mon retour, Love et Story ont été confiés à des voisins, la maison à une agence de location, il ne nous reste qu’à claquer la porte. Ma sœur ne sera pas du voyage, elle part étudier la philosophie à Clermont-Ferrand.
La soudaineté du départ me fait un drôle d’effet.
Si je me réjouis de quitter Vichy, j’abandonne à regret l’internat, la section théâtre, la bande des A3 et mon émancipation, à peine amorcée. Par une journée d’août, nous voilà en route vers le Sud-Ouest à bord de la R5 qui ploie sous nos affaires. Tandis que l’air par la vitre devient plus chaud, le paysage des nationales se transforme. Bientôt, des champs de maïs s’étendent alentour et les premiers vendeurs de brugnons en cagettes apparaissent sur les bas-côtés. 🎵 Oisive jeunesse, à tout asservie. Par délicatesse, j’ai perdu ma vie. 🎵 Sur le vieux radiocassette, Ferré scande de sa voix grinçante la rancœur de Rimbaud.