Nous promettons de combattre 8

LES ARDENNES

L’’appartement, près du monument aux morts de la Haute-Garonne, est sombre, un peu vieillot. J’ai une chambre étroite — ma mère a la sienne. Les meubles de Bagatelle tiennent à peine dans le salon aux fenêtres duquel, le soir de notre arrivée, Olga suspend les rideaux bleu ciel La Redoute. Dès le lendemain, elle m’entraîne dans la ville pour retrouver ses lieux, me les montrer enfin, nous nous arrêtons devant les façades anciennes de la rue des Filatiers — la famille Parera y a vécu des années avant d’être relogée en HLM, longeons la rue de Rome bordée de boutiques et qui débouche sur le Capitole, celle du Taur foulée des milliers de fois jusqu’au lycée Saint-Sernin où la jeune enseignante Sarah Kofman, dont elle m’a donné le prénom, lui a transmis autrefois le goût de la philosophie. J’y ferai bientôt ma rentrée, en section scientifique puisque mes résultats me permettent d’y prétendre. « Et tu pourras continuer le théâtre le mercredi », se félicite-t-elle, ravie d’avoir pu m’inscrire au conservatoire de région.
Les jours qui suivent, je la vois s’agiter en tous sens pour aménager les pièces. Transformée, comme rajeunie. Elle s’est fait couper les cheveux, a perdu beaucoup de poids. De Vichy nous n’avons pas emporté grand-chose, aussi ma mère court-elle les magasins sans compter — un autocuiseur, de la papeterie — creusant son déficit comme à chaque fluctuation de moral. Elle parle aussi d’obtenir un congé de formation, dès septembre prochain, pour s’inscrire en sciences du langage à la fac.
Le temps est aux grandes espérances, le Massif Central derrière nous.
Personne, pourtant, ne nous attend à Toulouse.
Son père et sa mère sont morts, son frère n’habite pas la ville et les quelques amies de jeunesse s’avèrent introuvables ou peu disponibles. Sa principale interlocutrice est une adolescente ombrageuse, le nez constamment dans les livres. Je viens de découvrir La Prose du Transsibérien et de la petite Jehanne de France et le portrait de Cendrars punaisé sur mon placard à habits — visage buriné cigarette aux lèvres —, me salue au réveil. Vite rejoint par Maïakovski, Rimbaud bien sûr et Beckett en col roulé (beau aussi).
Elle ne peut même pas se décharger de moi sur mon père car à mon tour je refuse de le voir.
Très vite, effectuer des remplacements à droite à gauche l’épuise.
Après l’euphorie, coyote de Tex Avery pédalant au-dessus du vide, la chute ne tarde pas : quand l’hiver s’installe, ma mère a déjà repris l’alcool du soir et les anxiolytiques du matin.

Parfois, nous allons boire un verre ensemble au Sylène, un bar voisin avec vue sur les remparts grandioses de la cathédrale Saint-Etienne. Devant nos chopes à pied — demi pour elle, Monaco pour moi — je critique le lycée Saint-Sernin, pas moins bourge que le collège de Vichy. Je regrette d’avoir choisi la filière scientifique. Les mathématiques, la physique m’ennuient. Mes camarades, visant pour la plupart des parcours d’ingénieur, se désintéressent de la littérature et du théâtre. À la pause de midi, je déserte le self pour lire sur un banc.
Olga m’écoute, l’air absent.
Depuis quelque temps, son visage bouge à peine, comme ankylosé, et je ne comprends pas ce qui chez elle dysfonctionne ni ce qui domine chez moi, l’inquiétude ou l’impuissance. Aucune réaction ? La dispute survient souvent peu après, dramatique, démesurée, comme si j’espérais provoquer un sursaut.
Le plus souvent cependant, je vise à enfouir. Livres et films à doses égales : une fiction généralisée. Ciné-club le vendredi, Cinéma de minuit le dimanche — et les autres jours Arte, en service depuis un an. Afin de constituer ma propre vidéothèque, je me fie aux T dans Télérama, scotchant les critiques de films sur les VHS. Les images de la rubrique « Littérature », je les découpe aussi pour en faire un collage, gagnée par une sorte d’idolâtrie : Vladimir Nabokov chassant le papillon, Boris Vian soufflant dans sa trompette, Antonin Artaud chez Dreyer, Carson McCullers et ses yeux cernés, Simone de Beauvoir en turban — écrivains avec chien, écrivains avec machine à écrire, écrivains avec verre de whisky, écrivains en compagnie d’écrivains — j’aimerai leurs visages avant même de les lire, une confrérie magnétique, l’unique autorité que je reconnais.

Je crois seulement que le fond de ma pensée est juste. Elle consiste à affirmer que les hommes peuvent être divisés en général selon l’ordre de la nature même, en deux catégories : l’une inférieure (individus ordinaires) ou encore le troupeau dont la seule fonction consiste à reproduire des êtres semblables à eux, et les autres, les vrais hommes, qui jouissent du don de faire résonner dans leur milieu des mots nouveaux. Les subdivisions sont naturellement infinies, mais les traits caractéristiques des deux catégories me semblent […]

Si ma mère m’interrompt alors que, plongée dans la tête de Raskolnikov, une sorte d’extase m’envahit, je lui réponds à peine. Depuis que j’ai emprunté au CDI Les Nuits blanches de Dostoïevski, par hasard et pour la bizarrerie de son titre, première pierre d’une série qui après Le Double, Le Joueur et Les Carnets du sous-sol m’a menée jusqu’à Crime et Châtiment, la Russie représente une référence en matière d’absolu. Je n’imagine pas qu’on y vive autrement qu’en débattant de la grandeur de l’âme et me rêve parcourant la perspective Nevski, en butte au vent glacé ou sous les ciels pâles des nuits d’été.
Rimbaud reste néanmoins l’étourdissement majeur, la sève est du champagne et vous monte à la tête… figé dans sa beauté adolescente par Etienne Carjat. Du portrait iconique, j’adopte la moue maussade, les cheveux courts en bataille — amoureuse autant que soucieuse de lui ressembler. À sept ans, il faisait des romans, sur la vie / Du grand désert, où luit la Liberté ravie, / Forêts, soleils, rives, savanes ! – Il s’aidait / De journaux illustrés où, rouge, il regardait / Des Espagnoles rire et des Italiennes. Que j’écoute Ferré, que je lise et relise ses lettres à Izambard, Verlaine, Delahaye, l’effet recherché est le même : les gestes ralentis de ma mère, son regard perdu et, en réaction, mes émotions confuses, débordantes, tout cela s’efface au bénéfice de visions, hameaux belges, meublé londonien, Ardennes lointaines. Ces paysages ne correspondent à aucune réalité physique, aucune carte existante, mais je me cramponne à leur loi, vérifiée autrefois dans les Gründ, le temps s’y arrête, la puissance qui émane des pages galvanise. Décidément, la littérature n’est réductible à rien, c’est un espace ouvert, sans limites, sans œuvre particulière, une sorte de contenant perpétuel où tout trouve sa place. À la fois le monde et le prisme par lequel le saisir, l’explication géniale comme, en chimie, le tableau périodique des éléments. Cette épiphanie me ravit à l’aube, après des heures passées à lire, quand l’esprit s’exalte facilement. Ne trouvant pas le sommeil, c’est pourtant dans le lit de ma mère que je me glisse, comme autrefois au Mayet lorsque je cherchais son odeur et son corps chaud. Au réveil, ma propre faiblesse me fait honte, mais c’est à elle que j’en veux, sans même savoir de quoi. « Tu étais incontrôlable », dira-t-elle plus tard. « Tu étais en dépression », voudrai-je me disculper en retour.
Le théâtre est l’autre échappatoire. Notre enseignant du conservatoire cite Hamlet, La Cerisaie, Le Misanthrope entre deux allusions à Vilar, son maître à penser. Volontiers dénigrant, il règne sur notre petit groupe d’adolescents, distribue faveurs et défaveurs. Seule façon de le contrer, qu’il ne trouve rien à redire, aussi je m’applique, même si les mots de Molière ou Shakespeare ne résonnent pas beaucoup dans mon corps — nous surjouons les scènes comme des enfants imiteraient les adultes. Au lycée, je m’endors maintenant en classe, la tête entre les mains, pendant que l’enseignante de français, plongée dans ses fiches, dicte d’une voix monocorde des grands A petits B, désossant un regroupement de textes à thème — en vue du bac, nous devons souligner les verbes, constituer des champs lexicaux, épingler dans des colonnes les figures de style. Quatrième paragraphe : deux hyperboles, une anaphore, trois métaphores — et ainsi de suite à longueur de cours. Le deuxième trimestre sera consacré à l’analyse méthodique de Manon Lescaut suivi des Fleurs du mal, troisième et dernier. Épuisée par mes nuits quasi blanches, je sèche de plus en plus — pas assez pour que la direction ne me sanctionne — et rentre dormir en journée. Trop de films, trop de romans. Le lien à l’école se distend.
Juste avant les vacances de février, ma mère m’annonce qu’un arrêt-maladie longue durée vient de lui être accordé.
À mes yeux, c’est une capitulation.
Dès lors, pas une semaine ne s’écoule sans tension. Olga surveille mon carnet de correspondance, mes heures de sommeil — moi, sa consommation d’alcool. Quand je tombe sur des bouteilles vides, enfouies sous des torchons de cuisine ou cachées derrière les produits ménagers, c’est l’explosion. Le voisin d’en dessous doit intervenir. De l’amour au mépris. « Tu ressembles à ton père », se défend ma mère, désarmée, l’absence de Johanna ayant renforcé la fusion.
L’année scolaire s’achève sur les épreuves de français, révisées entre deux répétitions au conservatoire pour l’examen de fin de cycle, au cours duquel l’un des profs de la classe supérieure me conseille de tenter le concours professionnel. L’âge vient d’être avancé à seize ans, c’est une chance à saisir.
Ni une ni deux.
Au premier tour, je présente une scène de Mademoiselle Julie de Strindberg et l’un des membres du jury m’avouera plus tard que j’offrais un spectacle assez pathétique, joufflue et tremblante comme une feuille, dans le rôle de la jeune aristocrate humiliée. Au second tour, je récite Les Assis de Rimbaud, poings serrés droite comme un i, en reprenant tout juste mon souffle. Quoi qu’il en soit, je suis acceptée et décide de claquer la porte de la maison avec celle du lycée.
Comme si elle pouvait enfin baisser les bras, ma mère se fait d’emblée hospitaliser.

Je ne me souviens plus vraiment de l’été qui a suivi si ce n’est qu’un mélange d’assurance et d’inconscience m’agite. Je ne doute alors pas de ma bonne étoile ! Le jour du quatorze juillet, le portrait de Ferré s’étale sur les kiosques à journaux de la ville, veste en jean époque prophète ou, époque Odéon, petites lunettes cerclées de métal. Le vieux lion est mort, j’y vois un signe, un appel à saisir le monde, comme l’écrit Rimbaud. Installée en plein quartier Saint-Cyprien, dans un petit studio rue du Crucifix payé par ma mère, je crois devenir adulte en inversant les journées, dormant jusqu’à quinze heures pour traîner ensuite aux terrasses à boire, modeste dérèglement de tous les sens, une Pelforth cassis. Et lire, la nuit toujours, essentiellement. Le Bruit et la Fureur, Les Frères Karamazov, Un artiste de la faim, Manhattan Transfer… La liste de cet été cible les « grands » auteurs, Dostoïevski toujours, aux côtés de Kafka, Faulkner, Dos Passos. Passer le bac ? À quoi bon désormais puisque tout est clair. L’avenir matériel reste vague, le cadet de mes soucis. À l’instar de ma mère, reléguée dans une nébuleuse, une boîte noire, à qui j’en veux toujours autant. Quant à mon père — elle l’a appelé à la rescousse depuis l’hôpital — il joue la carte de la complicité, me donnant raison de m’être sauvée, comme ma sœur Johanna restée à Clermont-Ferrand. « Ta mère est alcoolique, dit-il, c’est à elle de s’en sortir. » Lui seul emploie ce mot — un diagnostic qui me dédouane ? Avant de partir en Grèce à bord du Mélodie, il s’engage, grand seigneur, à me verser mille francs par mois.