Nous promettons de combattre 9

LES ARDENNES (suite)

Dès septembre toutefois, la réalité me rattrape, un programme d’étude complet attend la vingtaine d’élèves qui se destinent au métier de comédien : expression corporelle, technique vocale, cours d’interprétation… La journée commence à neuf heures par une marche martiale à petites foulées sur les trottoirs étroits qui mènent aux berges de la Garonne. Une fois face au fleuve, ayant formé une stricte horizontalité, nous devons lancer nos bras vers le ciel en poussant des cris conquérants, dans un geste censé faciliter l’ouverture de la cage thoracique, l’éveil des sens et l’affirmation de soi. Le professeur de préparation physique, un ancien danseur des ballets Béjart, vêtements amples cheveux flottant sur les épaules, entreprend de muscler nos corps par des exercices d’assouplissement et des séries d’abdominaux. « J’ai préféré la danse au théâtre parce que le métier d’acteur est trop difficile », confie-t-il avec l’humilité qui nous fait défaut. L’après-midi est consacré à la diction des alexandrins que nous récitons presque en apnée, aussi figés que des statues, exagérément respectueux des hiatus, césures et autres enjambements. Je suis la benjamine de la promotion et l’assurance des autres me déroute. L’atmosphère est à la compétition. Avant de pénétrer la scène, les jeunes hommes bombent le torse tandis que les aspirantes tragédiennes descendent artificiellement leur voix dans les graves. L’une d’elles s’est même mise à fumer la pipe. Une ambiance aux antipodes de la section A3 de Montluçon où quelques « déclassés » du système scolaire, en quête de camaraderie, avaient trouvé refuge. Arrimée à mon idéal de bohème, je prends en grippe mes congénères, jeunes gens de bonne famille qui briguent les écoles nationales. Alors que j’attends mon tour pour passer en jogging la tirade d’Andromaque, je me demande de plus en plus ce que je fais là.
Avant Noël, j’envoie tout balader, au désespoir de ma mère, toujours en arrêt-maladie, qui échoue une fois encore à me raisonner. Depuis l’été, mon père a changé de position. La vocation de comédienne, passait encore, mais lâcher le conservatoire, il n’en est pas question. Il hausse le ton, moi aussi, poussant ma mère à prendre ma défense. Finalement, tous deux consentent à ne pas me couper les vivres.
Le hasard, ou la chance, prendra le relais.
Le prof de versification qui m’aime bien a eu vent d’une audition pour un petit rôle dans Les Larmes amères de Petra von Kant de Rainer Werner Fassbinder. Le spectacle est une reprise, il n’y aura que quelques scènes, mais ce pourrait être un début. Il me recommande auprès du metteur en scène, lequel m’engage pour incarner la fille de Petra von Kant. Je devrai reproduire, sous sa direction, les gestes et intonations de celle qui a créé le rôle des années plus tôt. On m’attribue un costume, une loge, un contrat d’artiste-interprète. Les escarpins donnés par la costumière sont beaucoup trop petits, mais je n’ose rien dire. Dès les premières répétitions, j’exécute à la lettre les indications du metteur en scène, lequel me dirige, l’œil rivé sur une captation, depuis la régie.
Ces quelques cachets me donnent le sentiment de savoir mener ma barque.
Seule.
Dans la foulée, je décrète vouloir écrire, une décision parfaitement réfléchie.

Mon premier cahier date de cet hiver-là. Déscolarisée, murée dans une sacralisation des mots qui sert alors d’écran à mon mal-être adolescent et pallie en partie la défaillance de mes parents, les livres, et le projet naïf, romantique, d’en écrire un, m’apparaissent aujourd’hui comme un moindre mal. C’est surtout un absolu accessible — du temps et un stylo suffisent. Je ne dis d’ailleurs pas écrire un livre mais écrire, comme s’il s’agissait d’une profession de foi. Touchée par la grâce, enfin, quand le reste m’effraie, à commencer par l’état de ma mère dont je m’attribue en grande part, sans vraiment me l’avouer, la responsabilité.
À sa sortie de l’hôpital, Olga n’a pas repris le travail.
Consciente de figurer en bonne place parmi ses inquiétudes, j’évite les occasions de la voir, écourte nos échanges téléphoniques, refuse son soutien. Heureusement, quelqu’un veille sur moi. Marie, l’une des rares amies de l’époque d’Auch avec qui ma mère a renoué, une femme douce, généreuse, qui enseigne le français-latin-grec dans un établissement de centre-ville. Elle connaît l’histoire de mes parents et les difficultés rencontrées par ma mère depuis son retour à Toulouse. Ayant perçu mon isolement, elle suggère que je vienne chaque soir faire travailler son fils collégien et me garde à dîner, m’offrant, en même temps qu’un revenu supplémentaire, un foyer de substitution. Je m’entête, sinon, dès lors que je ne suis pas tenue d’être au théâtre, sur ce projet d’écrire, campant des heures dans un bar de la place Esquirol, mon cahier à portée, devant une tasse de café tiède, nez en l’air, regard torve. J’espère l’idée géniale ou, à défaut, deux trois fulgurances. Mais rien. Parfois, quelque chose venu par surprise, le souvenir d’une flaque d’eau boueuse évitée in extremis par mon pied ou un rayon de soleil enluminant la mie blanche d’une tranche de pain — sur la table d’à côté, là, dépassant de la corbeille en osier tressé, un détail de cet ordre, insignifiant, s’impose à moi et je me précipite sur mon stylo. Ces « visions » ont la puissance des mots, que je n’ai pas. DONNE-MOI LES MOTS — je me le répète souvent. En attendant, ce sont des quatrains corrigés sans fin ou des fragments de prose à la manière de, stigmatisés par mes lectures — néologismes à la pelle (Rimbaud), imparfaits mélancoliques, abus de majuscules (Verlaine, Apollinaire).
Nulle femme à mon panthéon — cela ne me frappe même pas.
J’ai d’ailleurs noué avec deux hommes une correspondance confraternelle : le premier intervenait sur le stage de théâtre effectué en Allemagne, l’été de mes quinze ans. Horst, la quarantaine bien tassée, une corpulence de rugbyman. À la fin du stage, il m’a laissé l’adresse du lieu qu’il dirige à Bell, en Rhénanie, un théâtre-cabaret consacré en partie à l’œuvre de Dario Fo. Depuis un an, je lui envoie des missives de plusieurs pages où mes considérations désabusées sur l’existence s’entremêlent à des citations de Cioran et de Schopenhauer. Le second, Bernard, est enseignant de français. Comme Horst, ce pourrait être mon père, mais c’est celui d’un ami de Montluçon qui, poète à ses heures, édite en Creuse une revue expérimentale. Quand son fils lui a parlé de mon goût pour la littérature, il s’est dit prêt à m’aider. Serait-ce lui, mon Izambard ? À chaque nouveau numéro, il me poste un exemplaire de sa revue, augmenté de conseils, lire René Char entre autres. En attendant de lui soumettre quoi que ce soit, je peaufine mes poèmes davantage.
Un travail de chaque jour.
Non loin de Saint-Sernin se trouve justement la bibliothèque Art déco dite « d’Étude et du Patrimoine ». Son perron, sa porte monumentale, les mosaïques du hall la font ressembler à un temple. La salle de lecture surprend par sa splendeur. Sous une majestueuse coupole en rosace suspendue dans les hauteurs, de part et d’autre de tables rectangulaires, les lecteurs bougent à peine, pareils à des êtres dormant. On dirait les disciples d’un ordre distingué. Silhouette dissimulée sous un pull trop grand, sacoche en bandoulière, je m’assieds parmi les étudiants et autres solitaires à carnet, après avoir emprunté un essai sur l’orphisme ou la Commune de Paris. La plupart de mes « recherches » convergent toujours vers l’enfant de Charleville, véritable obsession, et de même qu’on fétichise acteur ou chanteur, j’abreuve mon amour aux multiples monographies disposées dans les rayonnages puis, comme à une eau d’autant plus désaltérante qu’on la boit à la source, je relis ses poèmes de jeunesse ou sa correspondance. Alors que le soir tombe, mon regard se porte tantôt sur les visages éclairés par la lumière des lampes de bureau, tantôt sur les ombres entraperçues par les hautes fenêtres ornées de couronnes de laurier, peintes au sulfate de cuivre. Quand ce n’est pas Rimbaud, c’est Dostoïevski, lu avec dévotion lui aussi. Si je ne peux opérer d’identification, l’étendue de l’œuvre me rassure — de quoi occuper un nombre considérable de journées. Un matin, je déniche sur l’étal d’un bouquiniste de la rue du Taur un manuel de langue russe édité à Moscou dans les années cinquante. Le papier ocre s’effrite un peu, des marque-pages en tissu ont été cousus à même la tranche… J’entreprends illico d’étudier le cyrillique. En formant les lettres des premières leçons (Iгор дома ? — Дa, Iгор дома), j’ai presque la sensation de toucher la joue de Raskolnikov avant son départ pour le bagne.
Chaque retour hors fiction n’en est que plus abrupt car, en vérité, mon quotidien pèse du plomb. Taraudée autant que tétanisée par l’ambition de saisir le monde, je ne passe pas une journée sans écrire. Après avoir incrusté une strophe de termes que je juge particulièrement poétiques — ornière, estran ou déshérence — je songe déjà au titre oxymore du recueil à venir, Les Cirques du réel par exemple ou La Gigantesque Déconfiture. Le plus souvent cependant, je ne peux pas ne pas voir qu’en lieu et place de génie rimbaldien, mes cahiers contiennent une prose fastidieuse, empesée, embarrassante à la relecture. Mes nuits ne valent guère mieux : des mots m’apparaissent parfois, sorte de clés de voûte d’une langue hallucinée que je note à moitié endormie. Sorcière-capitaine, Quenouille de métal…. Au matin, je tente longtemps d’en percer le mystère.

Le 25 janvier 1994, la première des Larmes amères de Petra von Kant a lieu.
Malgré les petits mots épinglés en loge, malgré les merde ! lancés en coulisses, le trac est au rendez-vous. Le metteur en scène qui a organisé une saison de reprises pour renflouer les caisses du théâtre mise sur le succès passé d’une poignée de spectacles dont cette pièce de Fassbinder. Son espoir sera déçu. Le bouche-à-oreille ne prend pas et les abonnés, pourtant solidaires, ne remplissent qu’un tiers des gradins. Certains soirs de semaine, après des applaudissements clairsemés, la salle se rallume sur un petit groupe pressé de gagner la sortie. Je découvre la retombée d’euphorie propre au métier de comédien, quand l’absence de succès rend l’extinction des projecteurs douloureuse. Le jour où ma mère vient, la retombée sera plus raide encore, Olga s’excusant pour la énième fois de ne pas être « en état ». Tandis que nous buvons une bière pression dans le bar du théâtre, je grignote nerveusement des cacahuètes. Sa fierté maladroite alors qu’il n’y avait presque personne me fait honte. Qu’elle veuille me réconforter aussi.
Les vingt-quatre représentations s’enchaineront sans étincelles.
À l’issue de la dernière — grandeur et tristesse de la vie d’artiste — le régisseur range mon costume dans une housse et le metteur en scène, surmontant son dépit, offre un verre de champagne à l’équipe.

Me voilà de nouveau livrée à moi-même, en plein hiver et quête d’inspiration avec la bibliothèque du Périgord pour décor et, pour réconfort, les soirées chez Marie. J’erre de la sorte durant un mois, de plus en plus déprimée, jusqu’à ce que ma sœur m’invite à Clermont-Ferrand. Entre deux réunions de son comité trotskiste, Johanna bûche ses partiels de philosophie. Je ne comprends pas ses choix et juge facile le chemin qu’elle a décidé d’emprunter, rythmé par la fac et le militantisme, ne ratant jamais l’occasion de le lui signifier. Sans surprise, elle me demande de repartir.
Enfin, contre toute attente, la promesse d’aventure surgit !
Horst a écrit Komm ? en post-scriptum de sa dernière carte postale. Le sésame espéré ! Je trouverais certainement un meilleur élan en Allemagne et m’organise aussitôt pour faire reprendre le bail de la rue du Crucifix par une connaissance du conservatoire. La veille du grand voyage, j’entrevois longtemps les paysages mélancoliques, lacs dans le brouillard et forêts de bouleaux jonchées de fougères, qui ne manqueront pas d’inspirer mes futurs écrits. J’ai comme de juste déposé en premier dans mon sac à dos — Influx de vigueur et de tendresse réelle — les folio Rimbaud. Je viens d’avoir dix-sept ans, tout comme lui. Suffoquée par l’annonce de cette décision impromptue, ma mère parvient tout juste à me dire au revoir.