"C’est bon, on est assez déconstruits, là ?" Mes fils de 15 et 23 ans s’amusent du mot "déconstruit". En quelques années, le plus grand est passé d’agacé à amusé, le temps de s’approprier le terme, d’y mettre une imagerie qui lui convient, déconstruit pour « gardien de ses frères », « protecteur de sa sœur ». Protecteur de sa mère, aussi, et je le laisse faire même si cela m’interroge sur notre société où un fils se sent tenu de protéger sa mère et sa sœur, sur la tristesse de celle-ci.
Leur imagerie, ce sont plutôt les mangas, la piraterie de One piece, et d’autres que par snobisme, je n’ai jamais feuilletés.
La mienne, c’est Perceval le Gallois.
Ensemble, nous ne parlons pas du procès de Mazan, du procès de Gisèle Pélicot comme préfèrent nommer, à raison, les féministes. Une forme de pudeur – un tabou ? – recouvre la violence masculine ordinaire, et je ne me vois pas les questionner, entre la soupe de potiron et le fromage de brebis, sur leur perception. Dommage. En taisant cela, le tabou demeure.
Je pourrais leur parler de Perceval en revanche, de ce chevalier qu’il est commun de peindre en bizarre, parfois idiot, comme dans Kaamelott, la série que l’un aime bien, et que l’autre déteste. Je leur dirais que Perceval est un modèle de « déconstruction », et que donc ça ne date pas d’hier. Que c’est tout l’inverse d’ailleurs, non pas une déconstruction mais une construction, ce qu’a réussi Chrétien de Troyes. Dans Le Conte du Graal, la ligne qui concerne Perceval est la plus structurée, la plus cohérente, elle possède une unité tandis que celle qui suit Gauvain se perd en confusion narrative où s’enchevêtrent errances et paradoxes. Le parcours de Perceval est clair : élevé par sa mère, il rêve de chevalerie et s’apprête à rejoindre la cour du roi Arthur, le boys club de l’époque. Sa mère lui a demandé de respecter les femmes, de rechercher la compagnie d’hommes de bien et de prier Dieu. Le jeune homme appliquera les conseils à l’envers (d’où son idiotie ?), commettra d’abord des erreurs puis, à mesure que le récit progresse, la réparation desdites erreurs. Cette construction me fascine. Croyant honorer la gente féminine, il se jette d’abord sur une jeune femme à qui il arrache des baisers, une vingtaine, sans doute davantage, mais le viol reste implicite. L’autre péché de Perceval est sa parole, il parle tout le temps, trop, à tort et à travers, provoque, fanfaronne, défie. Il ne sait pas se taire. Or quand il faudra parler, au château du Graal, à bon escient pour une fois, quand il faudra poser des questions au Roi Pêcheur, cet homme blessé à l’aine, stérile, qu’il est fréquent d’assimiler au Christ et qui garde le Graal (sorte de plat à poissons composé de l’or le plus pur), alors que les questions de Perceval permettraient la guérison du roi – ce qu’il comprendra plus tard – il se tait. Cette parole, muette, sera le point de bascule à partir duquel Perceval, sans identité le premier tiers du récit, renonce à la chevalerie pour entreprendre une quête différente, afin de consoler sa mère et la, les femme.s qu’il a déshonorées par sa naïveté et sa brusquerie. De conquérant bavard à pénitent. De brouillard en brouillard jusqu’à la lumière.
Je leur parlerais de la lance pleurant des larmes de sang et de cette image, la plus précieuse à mes yeux, de l’oie blessée qui meurt dans la neige, tandis que Perceval, auto-baptisé Chevalier Vermeil, bifurque. Un matin, parvenu sur une prairie enneigée où campe l’armée du roi, un vol d’oies sauvages l’éblouit. Levant le nez vers le ciel, Perceval assiste à l’arrivée soudaine d’un faucon fondant sur ses proies. Le rapace rattrape bientôt l’une d’elles qui s’est égarée, il la heurte, la fait tomber à terre. Blessée au cou, l’oie réussit finalement à s’échapper non sans avoir laissé auparavant sur la neige trois gouttes de son sang. Perceval s’approche et s’arrête aussitôt :
« Qant Percevaus vit defolee / La noif sor coi la gente jut / Et lo sans qui encor parut, / Si s’apoia desus sa lance / Por esgarder cele senblance. / Et li sanz et la nois ensanble / La fresche color li resanble / Qui est en la face s’amie / Et panse tant que toz s’oblie »
(Quand Perceval vit la neige qui était foulée, là où s’était couchée l’oie, et le sang qui apparaissant alentour, il s’appuya dessus sa lance pour regarder cette semblance. Car le sang et la neige ensemble sont à la ressemblance de la couleur fraîche qui est au visage de son amie. Tout à cette pensée, il s’en oublie lui-même.)
Absorbé dans la contemplation, Perceval ne voit qu’au dernier instant Sagremor le Démesuré, chevalier du roi Arthur, s’approcher de lui à bride abattue. Il le désarme alors sans peine et, tandis que Sagremor retourne humilié au campement, Perceval replonge dans le spectacle du sang frais piquetant la neige. Il en va de même pour le sénéchal Keu auquel Perceval, l’ayant aperçu juste à temps, déboîte la clavicule et brise l’os du bras droit avant de le laisser comme mort en plein champ, évanoui sous la douleur.
« Et Percevaus sor les .III. gotes / Se rapoia desus sa lance. »
(Cependant Perceval devant les trois gouttes a repris appui dessus sa lance.)
L’image de ce rouge sur fond blanc fascinera autant les lecteurs qu’en son temps (fictionnel) Perceval lui-même. Instant suspendu. Révélation d’un sens ouvert, réfléchissant, à l’instar de la neige, et qui, alors que le soleil efface une à une les gouttes de sang, scellera le destin du jeune Gallois : conduit jusqu’à la cour du roi Arthur, Perceval apprendra enfin ce qui l’attend de la bouche de la Demoiselle Hideuse – une vie d’errance et de recueillement. Ce qu’il a lu tantôt sur la surface enneigée, à quelle exigence intérieure cette composition l’a mené, le récit ne le dit pas. Le sang s’est déjà évaporé.