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Le Cosidor

Longtemps, je n’ai pas su ce que cosidor signifiait.
Par ce mot catalan, ma mère désignait la pièce étroite et fraîche que Teresa, sa cousine préférée, avait transformée en atelier de couture.
Le mot cosidor revenait lorsqu’Olga (ma mère) évoquait son enfance et son adolescence en Catalogne où elle passait l’été seule avec son frère Claude. Seule, c’est-à-dire sans parents. Réfugiés antifranquistes, ma grand-mère et mon grand-père ne pouvaient en effet plus retourner au pays. Qu’à cela ne tienne, les enfants iraient quand même — sans eux.
Et le voyage vers la Catalogne s’effectuait toujours de la même façon.
La petite Olga tenant la main du petit Claude prenaient le train depuis Toulouse jusqu’à Irun, à la frontière franco-espagnole. Là, un oncle de la branche paternelle attendait les deux enfants français pour les amener jusqu’à Tarrassa, une ville industrielle située en banlieue de Barcelone. Les mois d’été s’écoulaient de maison en maison, de chez tiet Ramon à chez tieta Pepita, sans oublier tiet Joan, tiet Luis ou tieta Fiorentina.

Le cosidor, donc. C’était une pièce minuscule aux murs blancs.

Durant les longs après-midi de canicule, ma mère y trouvait refuge, fuyant la torpeur silencieuse des intérieurs de pénombre. Habile, expérimentée, la cousine Tereza confectionnait des vêtements mais formait aussi ses voisines venues préparer leur trousseau ou des apprenties se destinant au métier de couturière. Entourée d’un essaim de jeunes femmes, Teresa montrait comment piquer l’aiguille, bâtir un patron, tailler un tissu. Ma mère apprenait en même temps une technique et une langue : la couture et le catalan.
Jusqu’à ses vingt ans, elle passait ainsi dans le cosidor une grande partie des étés.

Par je ne sais quel effet de distorsion consonantique mon esprit a longtemps substitué corridor à cosidor. Cette permutation trouve sans doute son explication dans un film américain des années 60 qui, enfant, m’a bouleversée : Shock Corridor de Samuel Fuller. Ce jour-là, nous étions en fait trois enfants sidérées — ma soeur Johanna, Clara et moi. Les nombreuses scènes de folie et l’ambiance anxiogène du scénario se déroulant pour l’essentiel au sein d’un hôpital psychiatrique se sont gravées dans ma mémoire. Encore maintenant, si j’ai oublié la trame précise du film, je revois nettement les images noir et blanc des malades en camisole ou celles des fous éructant le long du couloir de l’asile, en proie à la démence. Comment les adultes avaient-ils pu nous laisser devant Shock corridor ? Je n’en ai aucune idée. Sûrement étions-nous comme souvent sans surveillance, piochant dans les cassettes VHS que nous sélectionnions par titre, privilégiant ceux qui a priori s’annonçaient joyeux : Les Galettes de Pont-Aven, Les Trois couronnes du matelot ou Le Charme discret de la bourgeoisie. Certains hasards plus cléments nous menaient vers La Comtesse aux pieds nus, La captive aux yeux clairs ou Sous le plus grand chapiteau du monde.

Toujours est-il qu’aujourd’hui encore, cosidor m’évoque presqu’en simultané l’atelier de couture de Teresa et le film de Samuel Fuller. À partir de ce mot, une sorte de fiction hybride s’est formée, dont il suffit de tirer un fil pour que surgissent en kaléidoscope la pédale bruyante d’une machine à coudre, ma mère, des séances d’électrochocs ou encore des sous-titres français difficiles à déchiffrer… À l’instar de ce mouvant cosidor/corridor, l’image ne peut se fixer. Trop d’éléments disparates la composent : l’enfance de ma mère se mêle à la mienne, l’Amérique à la Catalogne, le silence psychotique à l’ennui, les draps blancs de l’hôpital aux tissus de Teresa.
Si je m’y arrêtais, chaque effort d’éclaircissement, chaque essai de contextualisation transformeraient cette image impossible en tentative de récit.





 

Charte graphique du Cosidor : Philippe De Jonckheere
Mise en code, sous Spip, par Joachim Séné

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