Artur Pałyga sur "Une histoire inachevée" / traduction (2020)

Il ne se passe rien d’extraordinaire dans cette histoire. C’est un vieil immeuble ordinaire et chaque matin, les vieilles femmes ordinaires qui habitent l’immeuble depuis des années vont ensemble à l’église, lentement, pendant que les oiseaux chantent. Elles marchent dans la rue encore vide, jusqu’à l’église où une poignée de personnes âgées se réunit. Cela ne concerne plus qu’eux. Tous s’assemblent dans la pénombre, dans le silence et, pour commencer la journée, récitent d’anciennes prières. Nous croyons en un monde visible et invisible — disent-ils à l’unisson. Ils forment encore un chœur, une ancienne communauté dirigée par un chef de chœur qui n’a rien de particulier, si ce n’est d’être chef de chœur. C’est juste l’un d’eux. Juste celui qui dirige les prières. Pour cette raison, la narration dans la pièce est menée par un chœur dirigé par un chef de chœur.
L’événement qui suit, lui aussi, est assez ordinaire et prévisible. L’une des petites vieilles, Wiktoria, n’est pas venue à la messe du matin. Elle a glissé en allant du lit à la salle de bain, elle est tombée et elle est morte. Avant de mourir, elle se rappelle sa vie entière, très rapidement, en une aria composée de quelques vers. Elle s’étonne que le moment soit venu. Elle habite seule, c’est pourquoi il n’y a que son vieux mobilier usé pour lui dire adieu, et la radio qui chante pour elle une dernière prière.
Quand son amie, la vieille Aniela, apprend sa mort, elle décide de l’enterrer, c’est-à-dire de veiller à ce que les funérailles se déroulent en bonne et due forme. Personne ne s’en soucie à l’exception de cette vieille Aniela et de Maria, la directrice des pompes funèbres. Pourtant cette mort banale, inéluctable et sans importance, met quelque chose en mouvement, libère quelque chose. Plusieurs locataires du vieil immeuble dans lequel Wiktoria s’est éteinte, remarquent sa mort, plus ou moins, laquelle éveille en eux des réactions, des pensées. L’un d’eux met de la musique et réfléchit à sa façon de faire les courses, un autre se plonge dans « L’Épopée de Gilgamesh » et se demande ce qui était écrit sur la douzième tablette, aujourd’hui disparue. La recette de l’immortalité y figurait peut-être. Un autre encore feuillette la Bible au hasard et se dispute avec elle. Une jeune fille sèche l’école pour se rendre dans un parc et penser à la mort. Elle discute ensuite avec un prêtre. Celui-ci se souvient de sa jeunesse et d’une histoire d’amour du passé. Ces locataires ne forment pas une communauté. Chacun est seul, chacun est séparé. Les livres qu’ils consultent, les systèmes qu’ils essayent de créer sont comme les bribes d’un ancien monde, les ruines de temples sur lesquels le sens des inscriptions serait resté obscur. L’aria du directeur des pompes funèbres en constitue l’apogée. Quand Aniela confie à la directrice des pompes funèbres sa peur de la mort et ses doutes — et si ce en quoi elle avait cru toute sa vie était faux ? — l’histoire s’interrompt, inachevée. Et il est impossible de savoir si nous sommes juste avant la fin, ou pas encore tout à fait.
J’ai habité un immeuble semblable. J’ai emménagé dans un appartement où une petite vieille venait de décéder. Tout près, une autre petite vieille vivait seule, laquelle est morte peu après. J’ai eu le sentiment d’assister à l’extinction d’un ancien monde. Je restais à la fenêtre, regardais les arbres et le ruisseau de l’autre côté de la rue, et je me suis demandé en quoi avait consisté l’ancien monde de ces deux petites vieilles. Je me suis dit que, parmi les personnages des histoires contemporaines, pareilles petites vieilles étaient les moins héroïques et les moins représentées. Qu’elles mouraient en silence et seules, emportant leur ancien monde dans la tombe.
Près de l’immeuble se trouvait une vieille église baroque de la Providence où les deux petites vieilles avaient l’habitude de se rendre. Ce qui a d’abord motivé l’écriture de cette pièce, c’est la visite d’un vieux monsieur venu jusqu’à la porte de la seconde petite vieille morte. Il lui avait apporté du lait, du fromage et d’autres produits de la campagne. J’ai dû lui expliquer qu’elle n’était plus. Je ne parvenais pas à lui dire directement qu’elle était morte, et lui ne devinait pas, ne devinait pas, ne devinait pas… Il n’arrivait pas à le croire. Finalement, il lui a tout laissé devant la porte. Et c’est resté longtemps, comme une étrange offrande devant un vieil autel.

Artur Pałyga traduit du polonais par Sarah Cillaire et Monika Prochniewicz

Texte paru à l’occasion de l’édition 2020 du festival "Regards croisés", organisé par le Troisième bureau. L’ensemble du cahier consacré à Pałyga est visible ici.

Lire un fragment de Une histoire inachevée.