La littérature ne sert à rien / manuscrit

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Parmi ce nombre minuscule d’étudiants, j’identifie tout de suite deux catégories : ceux qui voulaient s’inscrire en « Communication » mais qu’on a réorientés faute de places en « Lettres Option communication » — objet d’une vive frustration, leur goût pour la littérature s’en trouve forcément contrarié — et les autres, ceux inscrits de plein gré, qui arborent tout de même une motivation flottante : « J’ai toujours aimé lire » ou « J’envisage le journalisme », ont-ils formulé sur la demi-feuille A4 qu’ils remplissent et me rendent, à ma demande, lors du premier cours. D’aucuns ont lu 1984 ou La Ferme des animaux et quand leur présence n’est pas liée à des contraintes d’emploi du temps, c’est le nom d’Orwell qui les a décidés. En revanche, nul ne connaît celui de Claude Simon ; le premier extrait photocopié des Géorgiques que je distribue en attendant qu’ils acquièrent l’édition du roman suscite aussitôt leur hostilité :

Quant à lui (l’archange) il calculait maintenant, non sans mélancolie, qu’en trois mois de cette ordalie de boue glacée, de crasse et de nuits sans sommeil il n’avait eu en tout et pour tout l’occasion de tirer que trois coups de fusil dont, au surplus, il doutait fort qu’ils eussent atteint qui que ce fût, jouant néanmoins avec application sa partie dans ce que l’un d’eux (l’un des autres engagés volontaires) appelait une pantomime avec effusion de sang, contemplant à l’horizon pendant les nuits de garde au long desquelles il se sentait peu à peu se transformer en un bloc de viande congelée les éclairs roses de lointaines canonnades, les étoiles fixes dans le ciel noir, écoutant le concert des grenouilles qui montait des fossés d’irrigation, essayant de se réchauffer au retour en trempant dans le thé fumant cadeau des vieux « Army and Navy Stores » les biscuits provenant également des stocks de cette vénérable réserve et, pour comble de disgrâce, lors de la seule action quelque peu violente à laquelle il avait eu la chance d’assister (en dehors de la patiente extermination des poux qui dévoraient ses testicules (il raconta que, vus de près, ils ressemblaient à de petits homards) et de l’exploit (accompli de sa propre initiative et pour sa satisfaction toute personnelle) d’avoir rampé une nuit jusqu’assez près des avant-postes occupés par les sentinelles ennemies pour pouvoir les entendre distinctement parler entre elles), se trouvant, par la faute d’un inglorieux abcès résultant d’une inglorieuse écorchure, le bras en écharpe, réduit à se pelotonner au fond d’un trou, absorbé par la lecture d’un roman policier intitulé « La disparition de l’usurier » (dernier bien personnel encore en sa possession après la razzia que les infirmiers de l’hôpital avaient fait des autres) et seulement attentif à replier étroitement ses jambes au passage de ses compagnons galopant à quatre pattes, s’aplatissant et creusant frénétiquement le sol autour de lui pour s’y enterrer.

L’archange tapi dans une tranchée un polar à la main, perdu dans la contemplation de ses testicules dévorées de poux, c’est bien sûr George Orwell, baptisé tout au long des Géorgiques de la seule lettre O. En réécrivant Hommage à la Catalogne dans une des parties de son roman, Claude Simon a choisi de montrer Orwell sous un aspect principalement risible : mû par un messianisme révolutionnaire naïf, sa participation à la Guerre d’Espagne consiste pour l’essentiel à attendre, en poste sur le front d’Aragon, le commencement des combats contre l’ennemi avant d’assister, impuissant, aux conflits entre les différentes factions qui, déchirant de toutes parts Barcelone, mettent à mal l’idéal républicain. Bien qu’il manque de se faire tuer — Orwell sera sérieusement blessé à la gorge par un tir de balle, Simon ne semble nullement prendre au sérieux l’engagement de l’écrivain britannique, de même qu’il résumera plus tard celui de Malraux dans L’Espoir par une formule sarcastique : « C’est Tintin faisant la révolution, [...] une sorte de roman-feuilleton ; le narrateur raconte des choses qu’il n’a pas perçues lui-même, c’est le romancier-Dieu, il est partout : au sol, dans les avions, chez les uns, chez les autres. » Lui-même reviendra lors d’un entretien sur ce qu’il a vu de la guerre civile durant les quelques jours de septembre 1936 où il séjourne à Barcelone : « J’étais là-bas parce que j’avais des sympathies pour ce côté-là. J’avais eu l’idée de m’engager mais ce qu’Orwell a mis six mois à comprendre, je l’ai vu en quinze jours : c’était voué à l’échec. […] C’était assez excitant et lamentable à la fois. Au fond, j’étais là-bas un peu en voyeur, ce qui était un peu indécent. Mais enfin… ». Et sur Orwell qui, une fois de retour à Londres, rédige dans une prose journalistique son hommage aux combattants anti-franquistes, Simon résume dans Les Géorgiques le fond de sa pensée : « En fait, il est constamment préoccupé de l’effet produit ». Sans clairement saisir tous les enjeux que ce jugement crée en moi, je partage la sévérité du point de vue, trouvant Orwell terriblement poseur, qu’il se dépeigne en écrivain engagé ou qu’il décrive les miliciens, espagnols et étrangers, d’une façon aussi angélique que surplombante : ainsi, Hommage à la Catalogne s’ouvre sur le visage d’un brigadiste italien rencontré dans une caserne : « Il reflétait, ce visage, la bonne foi en même temps que la férocité, et ce pathétique respect aussi, que les illettrés vouent à ceux qui sont censés leur être supérieurs ». Ce portrait, Simon le qualifie d’une « apparition sortie tout droit, aurait-on dit, d’un roman de quelque Fenimore Cooper, tout à coup matérialisé devant lui à son arrivée à la caserne, la veille de son engagement, comme l’incarnation de son idéal et de ses rêves en même temps qu’il préfigurait les événements futurs ». Hommage à la Catalogne est en effet truffé de visions essentialistes du peuple et des fanfaronnades militaires d’un Orwell apparemment très soucieux de faire valoir son expérience en la matière. Mais plus que tout, c’est le mépris de classe qui me heurte ; j’ai encore en mémoire les cahiers de ma grand-mère partiellement retranscrits, ce témoignage auquel je n’ai su donner de valeur littéraire alors qu’il fonde pour moitié mon héritage géographique et politique, et la représentation grossière que dresse Orwell des combattants républicains concourt à discréditer sa démarche.
Pour des raisons qui lui sont également personnelles (orphelin de père dès 1914, Simon sera mobilisé en 1939 puis fait prisonnier par les Nazis), la charge du futur prix Nobel de littérature va bien sûr beaucoup plus loin : il ne pardonne pas à Orwell de parer sa participation à la Guerre d’Espagne d’un « caractère enchanté » : « Naturellement à l’époque, écrit Orwell à la fin d’Hommage à la Catalogne, j’avais à peine conscience des changements qui s’opéraient dans mon propre esprit. Comme chacun autour de moi, j’avais conscience surtout de l’ennemi, de la chaleur, du froid, de la saleté, des poux, des privations et du danger de temps à autre. Il en est tout autrement aujourd’hui. À cette période qui me paraissait alors si vaine et sans événement, j’attache à présent une grande importance. Elle diffère tellement de tout le reste de ma vie que déjà elle a revêtu ce caractère enchanté qui n’appartient, d’ordinaire, qu’aux souvenirs plus anciens. » Sous la plume de Simon, la formule malheureuse devient le point d’orgue d’une incroyable phrase-fleuve courant sur plusieurs pages :

Il [Orwell] ne se préoccupait plus d’approbation ou de désapprobation, de bien ou de mal, pas plus que dans ces jours où il était parvenu pour ainsi dire à une sorte de degré zéro de la pensée, dormant les nuits où il n’était pas de garde dans une niche creusée au-dessus de la boue d’un abri, vivant le jour dans une tranchée gluante de déjections et jonchée de boîtes de conserve vides, grelottant dans ses vêtements de plus en plus loqueteux, de plus en plus sales, les pieds glacés dans ses bottes aux semelles de plus en plus minces, tout son être absorbé dans le rêve paradisiaque d’un nirvâna de bois à brûler, parvenu à ce total dénuement à la fois matériel et moral où ne comptaient même plus la vaillance, le courage […], mais la patiente obstination à résoudre les élémentaires problèmes de survie, l’esprit exclusivement occupé par l’obligation de lutter sans répit contre la saleté, le froid, la vermine, s’abriter de la pluie ou du tir d’une mitrailleuse, nettoyer son arme, raccommoder ses loques imprégnées de ces odeurs entêtantes qui ramenaient tout à de communs dénominateurs organiques ou chimiques : celles de la crasse, de la boue où il s’aplatissait, de l’ammoniacale sueur collant les poils sur les flancs des ânes qu’il déchargeait, de choses sorties ou extraites de la terre pour y être de nouveau absorbées, y retourner sous forme d’excréments, de métaux rouillés, de soufre et de charbon explosant avec cette violence sauvage et innocente de la matière au contact de laquelle il vivait maintenant dans une sorte de symbiose, qu’elle fût inanimée ou vivante, brute, comme ces bêtes, les habitants de ces collines sauvages qui conduisaient leurs mulets à coups de pied dans les testicules, la maigre et sauvage végétation, les rats qu’il entendait barboter dans l’eau du fossé, lui avec son invisible et impeccable cravate, son invisible chapeau haut de forme et son impeccable col Eton remplacés maintenant par une crasseuse casquette à oreillettes et un cache-nez troué, se lavant dans la gamelle où il mangeait, s’accroupissant dans les ordures, ses mains aux ongles cassés gonflées d’abcès, aux doigts gourds maladroitement serrés sur son arme tendais qu’il tremblait paisiblement de froid à un créneau, regardant les étoiles s’éteindre une à une, le ciel pâlir, se lever des aubes d’acier ou resplendissantes de couleurs suaves, pervenche, jonquille, irisées d’améthyste, corail, pourpres, à tel point que, plus tard, il dut encore une fois s’interrompre, rester là un moment devant sa feuille de papier, méditatif et précautionneux, les sourcils froncés, le visage légèrement crispé, non par le souvenir de ce qu’il essayait de raconter mais par la difficulté de le raconter, de rendre aussi cela crédible, hésitant, semblable à quelqu’un qui parlerait d’une voix sourde, rêveuse, le regard fixé devant lui sur le vide et s’arrêterait tout à coup (un homme en train de raconter la passion qu’il a eue pour une femme et dont il sait bien qu’elle est incompréhensible à tout autre qu’à lui-même, prévoyant le sursaut réprimé, l’acquiescement poli, stupéfait, du confident auquel il montrera la photographie), et à la fin se décidant, lâchant le mot impossible à faire admettre, qui était pourtant le seul qui traduisît l’intraduisible, formant une à une sur le papier, lentement, les lettres qui le composaient, écrivant que cette période avait été comme un « enchantement »…

L’écriture de Simon est alors à mes yeux — elle l’est toujours — un modèle indépassable ; par la limpidité des phrases (à condition d’y plonger), par le travail des mots qui sans hâte réorganisent la mémoire et par l’absence parfois trop froide, voire cruelle, de complaisance, la seule pensée qu’une telle œuvre existe et qu’au-delà de son existence, par chance, à l’instar de celles de Dostoïevski et de Proust, je peux y accéder, cette pensée suffit à effacer sur-le-champ bien des contrariétés. Aujourd’hui, je crois également qu’à travers le procès qu’intente Simon à Orwell, je cherche encore à combattre les accusations de voyeurisme prononcées par Drago, comme si je l’entendais toujours me dire qu’aucun récit, écrit ou oral, ne peut rendre compte du chaos de la guerre. Non, aucun récit ne le peut. À moins peut-être d’y consacrer une vie entière.


Louis Montargès, Karl et Claude Simon, Plaça de Catalunya, Barcelone, 1936

Mon cours sera un fiasco.
Les étudiants se passionnent pour Hommage à la Catalogne et jugent Claude Simon ennuyeux à mourir : « Madame, avec des livres comme Les Géorgiques, rien ne peut changer vraiment tandis qu’Hommage à la Catalogne, vous l’avez dit vous-même, a permis de réhabiliter les anarchistes du POUM et de la CNT !
—  Là n’est pas la question. Nous analysons les enjeux littéraires des deux œuvres et…
—  Donc la littérature ne sert à rien ?
—  Je n’ai pas dit ça. Simon pointe chez Orwell une propension à s’ériger en héros d’une guerre qui, déjà, ne le concerne pas…
—  Vous ne pouvez pas dire ça ! Les Brigades Internationales n’auraient pas dû intervenir, c’est ça ?
—  Vous mélangez tout. Claude Simon aussi est allé à Barcelone mais lui a préféré repartir après quelques jours. C’est d’ailleurs la matière du Palace, son huitième récit publié chez Minuit en 1962…
—  Quoi ? Il a écrit tout un roman sur la guerre d’Espagne alors qu’il est resté trois jours sur place ?
—  Sans même se battre ?
—  Et il critique Orwell ?! »

Ce genre de digressions entraîne un large assentiment de la part du petit groupe présent, me rendant difficile, après, la possibilité de reprendre le fil, d’autant que vers 19h30, le préposé au ménage passe invariablement sa tête par la porte pour voir s’il peut commencer à nettoyer la salle. Au fil du semestre, mes exigences se réduisent comme peau de chagrin : bientôt je ne demande plus aux étudiants de lire Les Géorgiques en entier mais seulement la partie qui concerne Orwell puis, devant l’obstacle que cela continue de représenter — pour preuve leurs soupirs incessants —, uniquement les extraits étudiés. Alors que j’ai rêvé franchir avec eux les sommets de ce monument, je passe finalement des heures à ne pouvoir leur en montrer ni la puissance ni la beauté. [...]