Sa Pologne II

Monika et moi nous sommes connues à la fac, en licence de littérature comparée.
En maîtrise, nous assistons au même séminaire, Esthétique et politique du montage au XXe siècle, dirigé par Monsieur Jean-Pierre Morel. Après quelques séances durant lesquelles le montage et le collage sont décrits comme autant de procédés communs à la littérature et au cinéma, les exposés se succèdent autour de romans dits « à dispositif complexe ». Les proses d’Elio Vittorini, de Julio Cortazar, d’Andréi Biély ou encore celles de Danilo Kiš, de Vladimir Nabokov, d’Ingeborg Bachmann, d’Alfred Döblin sont tour à tour analysées, décortiquées. Les échafaudages d’analyse dressés sur la genèse des œuvres m’impressionnent davantage, parfois, que les œuvres elles-mêmes. À cette époque j’adopte à l’oral, comme il est d’usage, la première personne du pluriel — nous constatons ou nous concluons — et je saupoudre mes dissertations de mots tels modélisation, tautologie ou métatextualité.
À l’occasion d’un exposé commun sur Kundera, Monika et moi débattons longtemps de la définition du kitsch. Je vois bien que ma compréhension du mot se limite à son usage courant, tandis qu’il soulève chez elle des considérations d’ordre philosophique. Le kitsch serait une façon d’être au monde, une posture métaphysique, non pas une catégorie esthétique synonyme de mauvais goût, de vieillot. Je fais mine de saisir, mais je ne comprends pas.
Ce sera seulement à la faveur de la traduction, des années plus tard.
Le premier texte que nous traduisons à quatre mains, Monika et moi, est une nouvelle d’Andrzej Stasiuk, Le Calme, pour le site multilingue Retors qu’avec Karine Samardzija, notre amie étudiante en serbo-croate, nous avons créé en 2007. Ce site voit le jour grâce à François Bon, Philippe De Jonckheere et Julien Kirsch qui se sont enthousiasmés pour notre initiative — mais ceci est une autre histoire. Pour la première fois d’une longue série, Monika est obligée de m’expliquer ce dont il est question dans le texte, non pas le polonais, mais la Pologne, à travers sa langue.
La nouvelle de Stasiuk évoque les souvenirs d’un garçon de dix ans qui observe la vie de ses grands-parents à la campagne : la solitude dans le verger pendant que les adultes sont aux champs, les bras qu’on plonge dans les silos à grains, la visite à l’étable, le soir, pour traire les vaches, quand les jets de lait tintent dans le seau…
Nous butons longtemps sur ce passage qui décrit la maison :

Sur les murs, on avait accroché des tableaux de Saints, ainsi qu’une photographie de mariage des grands-parents dans un cadre solide. Ainsi, le sacré se mélangeait au séculier. Les grands-parents devenaient un peu surnaturels, et la Sainte Vierge un peu plus humaine.

Le sacré qui se mélange au séculier, j’ai du mal, je ne vois pas. Née dans une famille communiste, très anticléricale par mon père, je suis partagée : si le passage me fait sourire, le texte pour autant me bouleverse. Mon trouble amuse Monika : « Normal, c’est le kitsch polonais. »

J’y reviendrai onze ans plus tard. Dans une pièce de théâtre d’Artur Pałyga que nous traduisons ensemble — le quatre mains est devenue une habitude — la référence à l’iconographie religieuse surgit de nouveau, cette fois de façon plus explicite :

CHEF DE CHŒUR — Sur les murs, trois grands tableaux. Le premier avec Jésus triste vêtu d’un habit blanc qui laisse voir en transparence son cœur marron, entouré d’une couronne d’épines. Le deuxième avec la Sainte Vierge, du même coloris, avec le cœur qu’on voit à travers un habit vert, la Vierge est sérieuse et concentrée. Le troisième représente le Christ en berger sur la rive d’un fleuve parmi des brebis.

CHŒUR — Priez pour nous !

CHEF DE CHŒUR — Murs d’une couleur difficile à déterminer, effacée depuis longtemps, avec un motif imprimé au rouleau. Par endroits, on voit les couches superposées de peintures plus anciennes, parmi celles-ci, une très rouge rayée de blanc et à pois.

TAPISSERIE MURALE, BRODÉE — Le diable n’est pas aussi terrifiant que son portrait (proverbe).

CHŒUR - Maintenant, et à l’heure de notre mort. Amen.

Le coeur marron en transparence, entouré d’une couronne d’épines, et celui de la Vierge en habit vert ? Monika est obligée de répéter plusieurs fois. Je finis par mettre ça sur le compte de l’auteur, son ironie. Mais Monika est formelle, définitive : « C’est comme ça partout en Pologne ! » Zéro ironie. Pour preuve, elle m’envoie dans l’été les photographies qu’elle a prises chez sa grand-mère : « Voilà les images pieuses ! Tu vas rire. Je lui ai dit que c’était pour toi, et elle m’a expliqué d’où venait chaque image. »

Parmi les photographies se trouve celle des arrière-grands-parents « dans un cadre solide », comme chez Stasiuk. Le séculier mêlé au sacré, et inversement. Je sais que cet entremêlement a été fondateur pour Monika, à l’adolescence, puisqu’elle a passé ses années de lycée chez les sœurs, dans un internat.
Aujourd’hui, j’ai presque l’impression qu’elle a le sacré en horreur. C’est même devenu un sujet sensible. Quand certaines traditions m’émerveillent, pour moi objet de curiosité, Monika expédie ses explications.